Pusha T – Daytona

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25 juin 2018

Pusha T

Daytona

Note :

Daytona, le tant attendu album de Pusha T a enfin été livré et se veut le premier d’une série de projets conduits sous la houlette de Kanye West qui auront l’honneur de sortir en ce mois de juin. Alors que les jours s’égrènent mais se rallongent encore, chronique du premier opus de la série : Daytona.

Moitié du célèbre duo Clipse qu’il forme avec son frère depuis les années 1990, Terrence Thornton, nom de scène Pusha T, avait laissé les auditeurs en suspens après la sortie en 2015 de King Push: The Prelude. Comme son nom l’indique, le projet n’était qu’un avant goût du véritable album à venir. Trois années depuis, comme une éternité. Entre alors en scène Kanye West, mogul presque malgré lui, créateur du label GOOD Music (que préside désormais Pusha T), récupérant il y a quelques mois le nouveau projet en solo de l’ex-Clipse. Après de multiples suppressions et refontes, au gré des inspirations du maniaque producteur-rappeur, l’album voit enfin le jour sous les auspices de l’Ouest américain, entre l’Utah et le Wyoming, où Kanye West a pris ses quartiers pour se retirer du monde médiatique.
Finalement renommé DAYTONA, l’album s’articule autour de 7 morceaux uniquement, mince squelette d’un projet tant attendu, questionnant au bout du compte la frontière de plus en plus floue entre LP et EP (Long Play et Extended Play, formats long et court), poursuivant le chemin emprunté par The Weeknd avec son dernier projet My Dear Melancholy fin mars dernier, assumé comme un album de 6 morceaux.
Trois ans pour 7 morceaux triés sur le volet. Pusha T est lui-même peu convaincu par l’idée que vient de lui glisser Kanye West, devenu l’architecte du projet. Peaufinant depuis deux ans ce qui est censé être l’acmé de sa récente carrière solo, Pusha T voit son album repartir de zéro. Mais West est convaincu qu’il est l’homme idéal, celui capable de réduire le travail du rappeur à sa substantifique moelle. C’est dans le Wyoming qu’il s’occupe désormais de fabriquer morceau par morceau le retour de Pusha T, accompagné de ses ingénieurs et de son collaborateur de longue date, Mike Dean, homme à tout faire et véritable légende du rap sudiste des années 1990 (notamment à travers Rap A Lot, label majeur de Houston). Ce déplacement vers l’Ouest sauvage va s’accompagner d’une méthode de travail réduite à sa plus simple expression : s’offrir des vinyls pour quelques milliers de dollar en magasin, écouter et encore écouter, trier sur des listes personnelles les albums et morceaux inspirants, puis «hacher» les samples (de l’anglais «chopping», savoir faire propre à chaque producteur).
Une méthode qui permet un flux constant, ainsi qu’une meilleure vision d’ensemble des beats et ambiances que Kanye va pouvoir distiller à travers les albums dont il s’occupe (dont notamment le sien, Ye, sorti la semaine dernière). Le producteur semble convaincu qu’un artiste peut tout faire passer avec seulement sept morceaux, comme un gimmick qu’il s’impose, sa propre vision fantasmée de l’album concis et personnalisé. Bien loin de The Life of Pablo, son dernier opus en perpétuel mouvement, opérant comme une playlist hétérogène, constamment mise à jour par de subtils changements, comme conçu par un esprit n’arrivant jamais à se fixer réellement.

De cette manière d’opérer, Kanye en gardera l’idée qu’un album peut se modifier jusqu’au dernier moment, que tout doit être pensé pour le rendre meilleur et impactant, quitte à le remettre en cause. Il ira jusqu’à changer la pochette de l’album pendant la semaine de sortie alors que tout avait déjà été validé en amont. Un caprice qu’il paiera de sa poche pour 85 000$… La somme des droits pour obtenir une photographie de la salle de bain de Whitney Houston en 2006, ravagée par des restes de drogue sur les bords de l’évier, ainsi qu’une pipe à crack laissée en évidence.
Ancien dealer, Pusha T entretient un rapport ambigu avec les drogues de toute sorte, sujet essentiel de ses couplets depuis maintenant vingt ans. La pochette se voit donc doublée d’un trouble, au propre comme au figuré, comme le témoignage cru du ravage de la drogue sur la communauté afro américaine, qui n’aura pas épargné ses plus grandes stars. Mais si l’image ne cite pas Whitney Houston précisément, elle opère surtout comme un message sur la mort et la vitesse, le luxe d’avoir du temps («luxury of time» explique le rappeur), filant la métaphore du titre Daytona, célèbre ville de Floride connue pour ses courses de voiture mais également comme modèle de montre Rolex. Pusha T a toujours été à l’aise dans ce jeu de figuration, ce savoir de la rue qui dédouble les codes populaires, retravaillant les motifs dans ses jeux de mots incessants («We got the tennis balls for the wrong sport»). Un langage quasi crypté, se nourrissant de l’argot des dealers de rue, qu’il résume directement dans l’introduction de son album, comme un effet d’annonce : «If You Know You Know». Un rap destiné aux initiés, «this thing of ours».

Bâtis sur des samples de tout horizon, les beats servent de squelette aux saillies verbales du rappeur dont l’élocution charismatique plus que la technique pure a toujours été la plus grande arme. Loin des extravagances rythmiques des Neptunes (Pharrell et Chad Hugo, producteurs mentors des Clipse), West réduit ainsi au maximum les effets de productions qui viendraient surplomber le débit saccadé des rimes, assénées avec violence et malice, laissant se former un univers où la poudre blanche aurait ses disciples, sa propre spiritualité. Un univers traversé par des fantômes, qu’ils soient morts ou enfermés («What Would Meek Mill do?»).
Comme sur «Santeria», par exemple, où Pusha T se livre sur son ancien manager tué par balles ; d’abord un sample de «Drugs» de Lil’ Kim (déjà utilisé comme instrumental par les Clipse sur «Ultimate Flow» en 2005), basé lui même sur un sample de «Bumpy’s Lament» d’Isaac Hayes, donnant le ton du morceau, puis entrecoupé d’invocations espagnoles, à mi chemin du fantasme narco-trafiquant et d’une catharsis christique, toujours très liés chez Pusha T. C’est une donnée importante sur le travail des samples, qui sont autant les outils de travail de Kanye West, que les inspirations mêmes des morceaux. «Come Back Baby» est l’exemple type de ce sampling inspiré.
Tout d’abord un passage du titre «The truth shall make you free» en introduction, chanté par The Mighty Hannibal. Celui ci invoque dans son morceau les consommateurs («addicts»), Jésus et la Bible (le titre du morceau), la cause noire («Drugs is the new slavery») et cite explicitement son ami «pusher», autrement dit le dealer en argot. Un sample tout trouvé pour Pusha T, qui peut livrer ses énièmes couplets sur la drogue et l’argent qu’il en a tiré. Seul le refrain viendra troubler son assurance, en samplant une amourette R’n’B de George Jackson, «I Can’t Do Without You». Le passage extrait prend évidemment un double sens, où le manque pour une jeune femme devient celui d’un «crackhead» pour sa dose. «Come back baby, try me one more time», chante t-il au bord de la folie, offrant au personnage de Pusha un contrepoint lourd de sens, ainsi qu’une respiration bienvenue face à l’agressivité du beat.
L’intelligence du sample est de mettre face au discours du «drug dealer» le lourd tribu de son émancipation, hanté par les voix d’antan, comme autant de «pères» absents, comme si le rap était insidieusement hanté par son propre moyen de fabrication. La pochette prend elle aussi une nouvelle dimension, fantomatique, troublante.

Mais le rap est aussi hanté par lui même, comme en réfère l’inspiration directe au mythique album Only Built 4 Cuban Linx… de Raekwon, membre du Wu Tang Clan, en 1995. Considéré comme un des plus grands albums de tous les temps, il est symbolique de la naissance de ce rap mafioso des années 1990, vantant la vie de luxe des barons de la drogue, comme une fresque cinématographique, à la manière du Parrain de Coppola. Pusha T est un enfant de Raekwon, et de sa «purple tape», nom donné à la cassette violette qui a déboulé dans les ghettos en 1995, marquant toute une génération. Produit entièrement par RZA, architecte sonore de son groupe, l’album est avant tout l’apogée du style développé sur le premier album du Wu Tang, Enter the 36 Chambers.
Kanye West se réfère souvent à RZA, véritable idole et icône, connu pour ses distorsions de samples, ses rythmiques dissonantes, et son goût pour l’installation d’ambiance. «The Games We Play» semble tout droit sorti d’un album du Wu Tang, comme un hommage assumé aux nombreux riffs samplés par RZA. Pusha T invoque aussi l’esprit de Tupac à deux reprises en citant «Hail Mary», morceau posthume du rappeur californien qui confrontait déjà la spiritualité et la violence du rap. Daytona distille ses ambiances avec une fluidité remarquable, comme le passage de «Come Back Baby» à «Santeria», ou les changements sur le sample hypnotisant de «Hard Piano», offrant à Rick Ross un de ses plus beaux moments, faisant même de l’ombre à son hôte. «What Would Meek do?», astucieuse question sur un beat tout droit sorti des années Roc a Fella , demande aux deux rappeurs ce qu’ils ont à répondre aux rumeurs.
Derrière un hommage à Meek Mill, en prison au moment de l’enregistrement pour avoir sorti une arme dans la rue, Pusha T utilise sa figure pour attaquer indirectement Drake, en conflit avec Meek Mill, et préparer le morceau suivant, «Infrared», qui sous la métaphore de la lumière infrarouge, veut dévoiler les rappeurs fakes, symbolisés par le recours au ghostwriting de Drake. Une façon pour Pusha T de se placer en symbole d’un rap authentique, de légitimer sa position, et de s’attaquer au rappeur numéro 1 du moment, laissant Kanye West à la croisée des chemins, réussissant toujours l’exploit d’échapper aux guerres internes et d’avoir un pied dans chaque monde.
DAYTONA prend à contre pied les attentes en ne livrant que 21 minutes de musique. Derrière la nouvelle course au streaming avec plus de titres pour plus de lectures, Kanye West et Pusha T offrent une alternative intéressante, en mettant en avant le luxe de faire de la musique, de prendre son temps quitte à ne choisir que 7 morceaux, donnant autant d’importance à la vitesse du projet qu’à la longueur de sa fabrication. Kanye West découpe des samples, Pusha T parle de drogue, rien de neuf jusque là, mais le projet garde ce goût d’absolu, de symbiose quasi parfaite entre un producteur et son rappeur. Il faut beaucoup d’humilité pour accepter une telle concession pour un rappeur, et on comprend alors mieux l’aura que peut dégager Kanye West pour arriver à ses fins.
Que peuvent nous dire 7 morceaux ? Un chiffre souvent symbolique, sûrement pas choisi au hasard, qui est censé nous offrir un condensé du style Pusha T, d’infimes variétés, et en même temps un monde à part entière. Un exploit dans sa limite, un goût de reviens-y, qui nous laisse le souffle court dans les derniers moments du sample de «Infrared». I’m gone. A peine commencé, déjà fini. Quand Pusha T refuse de laisser tomber son «full album» qu’il a de côté, Kanye lui répond «What do you think a full album is? Tell me what a full album means». Si simple. Les durées d’albums continueront de se plier aux attentes commerciales. Espérons qu’il y ait encore des esprits assez fous pour poser les questions bêtes.

Pusha T – Daytona