Kanye West – The Life of Pablo

11 février 2016

Kanye West

The Life of Pablo

Note :

La bande-son du dernier défilé de mode de Kanye West vient de sortir : comme à chaque album, les mêmes crieront au génie et les mêmes fustigeront son auteur pour avoir tourné le dos à ses amours premiers de studio. Mais The Life of Pablo a le potentiel, après un Yeezus radical, de prouver aux réfractaires la maîtrise continue de West, grâce à des featurings parfaitement exploités.

Il ne faut pas rechercher dans The Life of Pablo un tournant dans l’œuvre de Kanye West : il avait été emprunté avec 808s & Heartbreak, bien sûr, puis un autre avec l’industriel et radical Yeezus, qui ne fournissait aucun hit pour les dancefloors ou les radios, à leur grand regret. The Life of Pablo constitue au contraire un aboutissement des styles travaillés dans les trois albums solo précédents, sous l’égide de nouvelles influences au niveau des thèmes : la naissance de la fille, la mort de la mère (qui remonte malgré tout à 2007) et la mise en avant de la vie familiale. Enfin, « familiale », dans le cas de West et Kardashian, s’entend comme un synonyme de « publique » : on parlera encore plus de la star que de la musique pour la sortie de cet album, mais il semble que les conditions de son dévoilement en révèlent beaucoup sur les intentions de son auteur.

Moi au service de mon art

Reprenons : pour relancer les GOOD Fridays, un track de West et de son label tous les vendredis, West dévoile « Real Friends » et « No More Parties in LA », probablement les deux morceaux les plus accessibles de The Life of Pablo (et les commentaires du style « le vrai Kanye est de retour » le confirment) après avoir interprété certains titres, bien en amont de la sortie de l’album, sur le plateau du Saturday Night Live (permettant de constater à quel point les tracks évoluent : « Wolves » n’a plus grand-chose à voir avec la version album). Puis organise une avant-première de l’album au Madison Square Garden, qui s’avère surtout n’être qu’un défilé quasi immobile sur une bande-son chaotique. Les enregistrement de ce show sont immédiatement dispos sur Internet, mais la session d’écoute est traversée de bugs sonores et la qualité n’est pas au rendez-vous. Mais l’appât est lancé : l’album doit sortir le lendemain. Rien, puis des messages sur Twitter, indiquant que l’album doit encore être masterisé : à quel moment peut-on parler d’amateurisme ?

Malgré cette impression première, il faut souligner que West a fait renaître chez ses admirateurs une sensation amoindrie depuis longtemps avec Internet : celle de l’attente, de la déception, de l’envie d’entendre cet album et pas un autre en attendant. Kanye évoque sans cesse l’importance de la parole de l’artiste, et il essaye en permanence de la raviver, en repoussant des limites (sa présentation au Madison, malgré tout) ou en les dépassant carrément (son message sur l’innocence de Bill Cosby, même si ce dernier est encore présumé innocent, était totalement hors de propos). West, d’abord seul (son intervention « Imma let you finish… »), puis bien aidé par les médias et le public, travaille depuis des années à son image de connard égocentrique, alors même que son attitude avec les collaborateurs ou même pendant cette session d’écoute au Madison la démentent. Avec le lancement de The Life of Pablo, West a voulu prouver, encore une fois, que le succès d’un artiste dépend autant de sa personnalité que de sa production. Il s’en amuse, même, sur « I Love Kanye », énumération de tous les avis possibles sur lui-même et variation géniale sur le thème de l’authenticité et du changement qui habite le rap.

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Kanye West, Kid Cudio, Pusha-T lors du Yeezy Season 3 au Madison Square Garden.

La réputation de Kanye West dans le hip hop des « puristes », le morceau « Ultralight Beam », et peut-être tout The Life of Pablo, vont souffrir auprès de certains à cause de la pochette ou du sample inaugural, prélevé sur la vidéo Instagram d’une gamine de 4 ans qui récite une sorte de prédication, mais il correspond à l’état d’esprit de West : plutôt optimiste, compatissant, insouciant comme un gamin, tel qu’il voudrait être devant le Tout-Puissant. Pendant son étrange session d’écoute doublée d’un défilé immobile au Madison Square Garden, West a fait rire tout le monde (et même un peu lui-même) en projetant la bande-annonce d’un projet de jeu vidéo, Only One, qu’il ne prévoit sûrement pas de sortir (il va nous faire croire qu’aucun studio de jeu vidéo ne veut travailler avec lui ?). Mais, avec le recul, ces images aussi sont empreintes de la thématique et du ton de The Life of Pablo, autant que de l’esthétique développée par le rappeur pour « POWER » ou « Bound 2 » (l’imagerie mythologique pour l’un, les images crues, directement sorties d’un fantasme de l’imagination pour l’autre). Le tout entier dévoué à Kim « Bound 2 », qui fermait bizarrement Yeezus, annonçait en fait The Life of Pablo, tourné vers la vie de famille de West, tantôt apaisée (« Father Stretch My Hands, Pt. 1 »), tantôt conflictuelle (la Pt.2). Des années après « Jesus Walk », Yeezy continue sa route, se souvient de l’accident de voiture qui a failli le priver de sa voix, retrouve le souvenir de sa mère (l’interlude « Low Lights »), croise Marie et Joseph au milieu des loups (« Wolves »).

Confiant, et cela se manifeste dès le titre The Life of Pablo : Kanye West se compare volontiers aux Pablo, Picasso pour l’aura artistique, Escobar pour la capacité mercantile ou le fait qu’il aime s’enfermer dans une prison à plusieurs millions de dollars (la question est de savoir lequel des deux prévaut, « Which One », comme l’indique la pochette de l’album). West a également expliqué que The Life of Pablo constituait une relecture du Nouveau Testament, dans laquelle Marie et Marie-Madeleine se confondent : la seconde reste la femme la plus présente des textes sacrés, et incarne la miséricorde du Tout-Puissant. Dans les Écritures selon Saint Kanye (qui souligne que Pablo correspond aussi à Saint-Paul, auteur de nombreux épîtres selon la foi chrétienne), ces thématiques sont cohérentes, et The Life of Pablo constituera donc une nouvelle chronique sacro-sainte d’un style de vie profane. On s’étonnera qu’un artiste si fasciné par la manipulation des masses (ses atermoiements autour de la date de sortie de son album en témoignent) donne l’impression qu’il fait tout à la dernière minute, en faisant uniquement confiance à sa spontanéité. Laquelle semble se faire sans filtre, et dans la précipitation la plus totale : le premier titre évoque le slogan « Pray for Paris », il inclut un skit de Max B sur l’utilisation, que Wiz Khalifa a contestée sur Twitter, du titre « Waves », pose des paroles en référence à la guéguerre avec son ex Amber Rose, toujours sur Twitter ou un « Hé, hé, attends, attends » probablement prononcé par son pote Olivier Rousteing, comme capté à l’arraché dans une conversation.

S’il met toute son existence dans sa musique, West y inclut aussi ses proches, plus que jamais, amis ou ennemis. Parfois, l’exercice paraît carrément vain : dans des années, qui se souviendra d’un énième beef avec Wiz Khalifa et donc de la raison d’être de ce skit par Max B ? À d’autres moments, ils sont impressionnants, tant les implications sont grandes : la fameuse ligne de « Famous » qui évoque le sexe avec Taylor Swift et le « I made that bitch famous » ne sont pas qu’une nouvelle bravade de West. À la découverte de la chanson, médias et auditeurs se sont légitimement interrogés sur l’aspect misogyne de ces paroles. Mais en auraient-ils fait autant avec une artiste noire ? En période d’#OscarsSoWhite, l’insolence de West a peut-être le même ton que le boycott initié par Spike Lee, même si sa résonance n’est pas aussi immédiate. D’autant plus que la chanson sample ensuite Sister Nancy et Nina Simone, deux artistes noires qui ont fait face à la misogynie et au racisme. On ne va pas ériger Kanye en militant féministe, mais il est clair que son avis sur la question est loin d’être limité aux bitch-pussy habituels.

Prenez, ceci est mon chœur

Pour la production, et c’est la raison pour laquelle il a déçu certains sur ce point, The Life of Pablo se contente de réunir les artisans de 808s and Heartbreak, My Beautiful Dark Twisted Fantasy et Yeezus : Noah Goldstein et Mike Dean, surtout, avec en plus Rick Rubin, qui était venu au secours de Yeezus en dernière minute, et Plain Pat, de retour. Comme d’habitude, West les a réunis dans une pièce pour un brainstorming de génies de la musique. « Name one genius that ain’t crazy » défie Yeezy sur « Feedback », alors imaginez quand on en rassemble plusieurs autour d’une table… The Life of Pablo réaffirme le morcellement des instrus qu’on peut entendre depuis quelques mois dans le rap (et déjà expérimenté dans Yeezus), avec de brusques changements d’un style à l’autre, comme sur « Famous » ou le début de « No More Parties in L.A. » et d’autres titres de Kendrick Lamar en solo.

On savait que les producteurs avaient désormais des influences très diverses, avec l’apparition du numérique et d’Internet, mais ce changement apparaît désormais distinctement dans la construction même de la musique. « FML », sur à peine 4 minutes, enchaîne du Kanye époque 808, un hook entêtant, doublé d’un couplet rappé au rasoir et d’une conclusion new wave et torturée. Ou même « Freestyle 4 », qu’on croirait buguée en outro. The Life of Pablo ne s’embarrasse pas de genres musicaux et c’est ce qui fait sa force : « Highlights » mélange habilement les vocalises de Young Thug, ces kicks constants et un couplet assez incroyable sur un break à base de snaps. Le tout sur des pistes assez courtes, qui dépassent rarement les 4 minutes. The Life of Pablo est très hétéroclite, tout en se servant dans les bacs habituels de Kanye West, de la soul à la Southside aux musiques traditionnelles américaines, européennes, africaines ou asiatiques. Les sonorités gospel, qui s’accordent curieusement à l’orientation électronique de Yeezus, y apportent toutefois un twist intéressant en mettant carrément en avant les vocaux des différents artistes. Ce sont eux qui semblent diriger les instrus, jusqu’à la remplacer, parfois, à l’aide du vocodeur, cris ou étirements de rimes caractéristiques de Kanye West. A contrario, les sonorités industrielles, parfois désagréables, utilisées sur Yeezus se sont raréfiées : on retrouve toutefois des vrilles technos sur « Freestyle 4 », inquiétant morceau sur la libido de Yeezy, et des larsens sur « Feedback », mais l’approche s’est nettement adoucie. Même « Fade », incroyable morceau de house à la basse à déplacer des montagnes (et encore plus sur une version entendue il y a quelques mois), s’efface au profit des voix. « Waves » en témoignera plus que n’importe quelle démonstration, avec sa superposition de murmures et de vocalises pour escorter les paroles romantiques de West et Chris Brown.

Heureusement pour lui, West a toujours les bonnes cartes au jeu des featurings : certes, il y a des habitués (Kid Cudi, Caroline Shaw, Frank Ocean) et des attendus (Rihanna, Kendrick Lamar, The Weeknd), mais aussi de belles surprises comme Desiigner, Chance The Rapper, Chris Brown (!) ou Ty Dolla $ign. Et surtout, non seulement Yeezy parvient à leur trouver une place signifiante, mais il sait aussi ménager l’espace nécessaire à leur expression : c’est Chance The Rapper et son penchant pour le sacré sur « Ultralight Beam », typiquement. Le jeune rappeur apporte (en plus quelques sonorités jazz de Donnie Trumpet & the Social Experiment) une innocence salvatrice dans une introduction typique des albums concept signés Kanye West. Yeezy a indéniablement élevé le featuring au rang d’art, et The Life of Pablo ne déroge pas à la règle en présentant un panel de ce que le rap américain produit de mieux. L’utilisation d’une bonne partie du titre « Panda » de Desiigner sur « Father Stretch My Hands, Pt.2 » commence doucement à faire scandale chez certains, mais cette utilisation, à mi-chemin entre le remix et le mash-up, n’est finalement pas si choquante.

Le titre aurait été utilisé à la dernière minute par West, qui a simplement considéré qu’il s’insérait bien dans l’ambiance de la deuxième partie de cette track, et que le son était suffisamment bon pour être conservé tel quel. S’il fallait attaquer Kanye West sur le plan éthique, c’est plus quant aux conditions de la mise à disposition de son album au public que sur sa réalisation.

Ainsi, la vente exclusive de l’album, pour une période indéterminée, sur Tidal, constitue l’autre pierre que Kanye West apporte à l’empire musical afro-américain que Jay-Z, Beyoncé et des dizaines d’autres artistes rap ou RnB tentent de monter (#OscarsSoWhite, vous vous souvenez ?). Au détriment des auditeurs, il faut bien l’avouer : West a toujours su utiliser Internet à son avantage, à travers ses tweets ou ses clips, mais la vente de l’album uniquement par Tidal risque de sacrément plomber les chiffres. Comptez également 20 € pour la version numérique uniquement de l’album : malgré le nombre de featurings, difficile de s’y retrouver. Et cette ponction bancaire n’aidera pas les réfractaires à tenter l’expérience : comment un artiste qui prétend à tout bout de champ sortir un album « pour les gens » peut-il le verrouiller à ce point ? Décision incompréhensible qui, mine de rien, révèle la faiblesse de The Life of Pablo : si les amateurs du Kanye old school pourront supporter plus facilement quelques chansons de ce nouvel album (« 30 Hours », « No More Parties In L.A. »), ce sont aussi celles qui cassent un peu son rythme. Un rythme qui reste aussi difficile à suivre pour le grand public : The Life of Pablo a peu voire pas de hits en vue, quand 808, My Dark Twisted Fantasy et même Yeezus possédaient leurs portes d’entrée vers l’album. La tracklist elle-même s’avère hermétique, voire un peu bordélique à certains moments, face à la maîtrise des albums précédents : le fait qu’un album doive être expliqué pour être pleinement savouré n’est pas toujours un bon signe. Kid Cudi a pris les mêmes voies avec Indicud et ses albums suivants, et a produit l’inécoutable Speedin’ Bullet to Heaven fin 2015…