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Shayfeen, Toto, Madd : "Changer les choses pour les générations futures"

La scène marocaine bouillonne d’artistes qui sont en train de forger le paysage musical de demain. Nous vous présentions il y a peu un article vous permettant de découvrir cette scène au travers de 10 artistes.  Le groupe Shayfeen en faisait partie et nous vous recommandions de suivre de près le duo venu de la ville de Safi. Les choses se sont accélérées pour eux depuis peu avec notamment le très remarqué clip « Money Call » en featuring avec Madd (le frère de Shobee) et le rappeur toulousain Laylow. A la veille de leur concert événement à la Bellevilloise, nous avons croisé lors d’une interview fleuve le duo Shayfeen, Madd ainsi que Toto, une autre valeur montant du rap marocain. Rencontre avec des artistes dotés d’un talent fou et qui savent exactement ce qu’ils font et où ils vont. 
The BackPackerz : Parlons du Maroc, le pays connaît avec le printemps arabe quelques mutations. Quel changement dans la société marocaine vous a le plus marqué ces dernières années ?
Shobee : D’un point de vue société, le grand changement c’est Internet. Les vieux de nos jours sont plus connectés, ceux qui étaient jeunes dans les années 90 et début 2000 savent ce qu’est le rap, comprennent notre musique et ce que l’on fait. Mais avant, il y avait un problème, on a galéré en commençant vers 2011, c’est plus facile aujourd’hui pour la nouvelle génération avec Toto et Madd. Alors nous avons persisté, les gens sont plus connectés aujourd’hui et suivent donc davantage qui nous sommes et ce que nous faisons. Ils peuvent comparer avec ce qui est fait dans les pays « développés » et constatent que nous faisons tout pour qu’il puisse y avoir cette comparaison et ainsi développer l’image du Maroc. Je suis convaincu que dans 5 à 10 ans, tous les postes étatiques qui aujourd’hui nous bloquent seront occupés par des jeunes qui nous écoutent et avec qui les prochaines générations pourront communiquer. 
La musique occupe une place très importante au Maroc. L’image du rap au Maroc est-elle arrivée à être admise par le plus grand monde ou existe-t-il encore des freins ?
Toto : Ça arrive. Il faut juste prendre en compte que le rap est la musique la plus consommée au monde. Ça arrive donc petit à petit au Maroc, tous les jeunes marocains aujourd’hui écoutent du rap, mais à partir de 35-45 ans c’est plus compliqué. Tout le monde ne kiffera pas, ne comprendra pas. 
Shobee : Avec Small on a fait beaucoup de concerts depuis nos débuts. Lorsque le PJD est arrivé au pouvoir, dans leur programme il y avait tout sauf la culture et le sport, tout ce qui à rapport avec la jeunesse quoi. A partir de 2013 tout est parti en fumé. A part, et c’est une exception, le festival Mawazine car il est placé sous le haut patronage du roi du coup ça passe. 
Small X : Le Roi essaye pourtant de toujours plus exporter la culture marocaine, de montrer qu’il est cultivé et qu’il soutient la jeunesse. Mais les autres… il n’y a aucun soutien. 

Est-ce que vous savez si le roi du Maroc vous écoute ?
Madd : Il y a un débat. On se pose toujours la question (rire).
Shobee : Il y a des connexions. Lacrim nous dédicace souvent. Maître Gims nous soutient régulièrement. Or, Maître Gims est un très bon pote du roi. Jamel Debouzze aussi est un pote du roi et nous apprécie beaucoup. C’est lui d’ailleurs qui nous a présenté Big Flo et Oli. 
Small X : Même Said Tagmaoui nous soutient et est aussi très proche du roi. 
Shobee : On essaye de donner une bonne image du Maroc sans pour autant travestir notre musique c’est notre mot d’ordre. 
Si le roi vous invite demain pour vous décorer, vous acceptez l’invitation ?
Shobee : Déjà en tant que marocain tu ne peux pas refuser l’invitation. Mais si un gars comme Toto, Madd ou Small et moi on arrive à se faire décorer pour notre musique sans jamais avoir eu besoin d’adapter quoique ce soit et en restant nous-même alors ce sera la plus belle des victoires. C’est que là-haut les choses auront changé. Le roi veut moderniser l’image du Maroc et notre musique c’est notre contribution à cet effort commun. On veut sortir du cliché de la babouche etc, on veut faire avancer les choses dans le bon sens. Nous ne sommes pas dans une logique « Fuck le système » mais plutôt « chacun son système et laissez-nous faire notre truc ». 
Madd : Si un jour on a cette opportunité avec ce qu’on fait maintenant alors cela voudra dire que nous avons ouvert une porte à toute une génération. 
Est-ce que comme en France le rappeur a une image négative auprès de la population ou vous êtes plutôt dans le même cas de figure qu’aux USA, à savoir que le rap s’est institutionnalisé ?
Toto : Oui. L’art en général au Maroc est mal pris. Si tu es un artiste tu n’es donc pas pas grand chose aux yeux de la société. 
Shobee : Si tu n’as pas un boulot, une voiture, une femme tu n’es pas dans le moule de la société et donc tu apparais comme un marginal qui va foutre sa vie en l’air. Maintenant, quand les gens nous voient réussir malgré tout, sans aide de l’état ou autre, ils commencent à se dire qu’il y a quand même un phénomène à prendre en compte. Avant pour réussir il fallait être soutenu par telle ou telle personne. Nous aujourd’hui on ne compte sur personne d’autre que nous pour avancer. 
Small X : Dans la culture marocaine, l’art c’est un loisir pas un boulot. 
Madd : On a l’habitude de voir des personnes qui doivent bosser pour gagner de l’argent. L’art n’a pas de limite. Ce n’est pas parce que je fais du rap que je ne vais rien faire de ma vie. Au contraire, c’est la où ma créativité s’exprime, où je me bouge le plus, donc je fais les choses à fond. 
Shobee : Nous on est sorti d’une toute petite ville et c’est déjà magnifique d’avoir obtenu une notoriété au niveau national et à présent avec Madd et Toto on est en train de revivre ces sensations mais à l’échelle internationale. 
Toto : Shayfeen d’avant ce n’est plus le Shayfeen d’aujourd’hui. On a tous progressé ensemble. 
Le succès de la trap au Maroc est différent par rapport à la première génération boombap incarnée par des Bigg ou encore H-Kayn. Comment l’expliquez-vous?
Shobee : La première génération se plaignait beaucoup. Soit ils réussissaient soit il se plaignaient. La trap est plus anti-système que ça en à l’air. On ne parle pas de politique ni des problèmes de société que même l’épicier connait, on ne va pas redire les mêmes choses et enfoncer des portes ouvertes. Nous on est là pour donner de l’espoir ! Et automatiquement en montrant qu’on se bat pour réussir on reflète finalement les problèmes de la société comme par exemple le fait qu’il n’y ait pas d’industrie au Maroc et donc peu d’emplois. 

Alors même que le rap fait des millions de vue au Maroc et dans le tout le Maghreb, qu’est ce qui explique qu’encore aujourd’hui au Maroc on ne peut pas vivre de sa musique ?
Madd : C’est simple : il n’y a aucune règle, pas de plateforme, pas d’industrie. 
Toto : On ne veut pas prendre la carte d’artiste car l’état va prendre des aides dessus. Ils étaient où le jour où on a commencé ? Ils ne nous ont pas donné un centime quand on galérait, pourquoi aujourd’hui on leur reverserait une part de notre travail ? 
Shobee : Nous on veut tout faire seul. Peut-être qu’un jour on aura la notoriété suffisante pour faire de grosses collaborations avec des artistes à travers le monde et ça sans cette fameuse carte. Alors là nous pourrons dire que nous avons fait quelque chose pour les générations futures en changeant les choses. On a monté notre propre structure, avec notre team, avoir des artistes avec nous que l’on produit, sortir notre ligne de fringue, faire des prestations avec des factures etc. Bref être totalement organisé et autonome. Aujourd’hui on ne galère pas pour faire des millions de vues on galère pour faire du streaming. Il y a des pays qui n’ont pas la culture YouTube mais plus la culture du streaming. Il y a des artistes qui font 20 000 vues sur YouTube et des millions sur Spotify. Déjà Spotify ça ne marche pas au Maroc c’est bloqué ! Alors que sur YouTube Maroc, dans le top 10 des tendances, tu as six clips de rap.
Toto : Imagine que là maintenant, sans industrie musicale, sans véritable label, nous sommes les plus organisés au Maroc…
Shobee : Quand Momo (Mohamed Sqali fondateur du collectif Naar) a voulu trouver des artistes au Maroc pour structurer quelque chose il nous a trouvé déjà bien organisés avec cette volonté déjà de se tourner vers l’export en ne rappant pas qu’en arabe mais aussi en anglais et en français. On découvre et on fait avancer pas mal d’artistes justement qui rappent en anglais ou en français pour qu’ils puissent un maximum s’exporter et nous représenter partout dans le monde.  
Qu’est-ce qui vous a séduit dans le collectif Naar ?
Shobee: Les visions se matchent à mort. Exporter le travail de ces artistes marocains avec notre propre vision actuelle des choses. 
Partagez-vous le constat fait par Mohamed à la moment de la création de ce collectif notamment vis-à-vis du clip « Territory » tourné en Algérie ? N’y a-t-il que des maghrébins qui peuvent traiter du sujet du Maghreb ?
Shobee : Bien sûr, c’est le premier truc que j’ai vu de Momo et direct je me suis dit que j’étais sur la même longueur d’onde. Quand tu vas en Inde pour clipper comme fait Snake et que tu t’appropries les codes pour le clip c’est normal. Nous aussi on va à Oslo on s’approprie les vibes du lieu. Ce qu’il y a avec ce clip « Territory », c’est que tu ne prends pas que ce qu’il y a de beau de la culture, tu rentres dans les détails, dans l’intimité des relations familiales. Et ça c’est sacré chez nous. Si quelqu’un peut traiter ce sujet ça ne peut-être qu’un maghrébin. Nous devons être les premiers à traiter de ces sujets là. Si ce n’est pas en anglais comme c’est le cas pour « Territory », les gens s’en foutent. C’est pourquoi nous on veut faire collaborer des marocains avec des artistes étrangers. Nous on veut changer la donne au Maroc. Quand tu commences à réussir alors les gars sortent les drapeaux. Et pour plaire aux Marocains il faut d’abord plaire ailleurs qu’au Maroc. C’est très marocain ça. 
Madd : Ça veut dire que si vous acceptez l’imagerie il faut donc également accepter les sonorités qui vont avec. Viens collaborer avec des artistes marocains et viens faire clip à ce moment-là. Regarde le clip de Malca, ce qu’il a fait c’est pur !

Quel a été le premier morceau de rap que vous avez écouté ?
Toto : « Mauvais Oeil » de Lunatic !
Shobee : Eminem avec « Cleanin Out My Closet ». J’ai 27 ans, j’écoutais à cette époque Eminem et 50 Cent. Il n’y avait pas Internet ce n’était que via la télé. J’ai appris tout le son en disant de la merde. Tout me parlait, les mélodies, les couplets. Quand je l’ai entendu chanter j’ai retrouvé les musiques que j’écoutais avec mon père qui lui était très branché rock. Quand tu entends notre musique tu retrouves cette vibe, ces harmonies. 
Madd : C’est là que tu te rends comptes qu’en musique il n’y a aucune limite. Tu peux mélanger rock et rap… A ce moment je me suis dit que je devais faire mon propre truc, mon propre univers. 
Shobee : Beaucoup de rappeurs au Maroc  font du rap marocain pour le public marocain. Il utilise le même flow que les autres pour produire le même résultat. 
Madd : Si tu rentres dans le rap marocain, tu te rends comptes qu’il y a des gammes propre au rap marocain et les mecs n’en sortent jamais. Pour eux, nous sommes des ovnis car nous innovons sans cesse.

Est-ce que les anciens vous conseillent régulièrement sur des choix ou des directions à prendre ?
Shobee : Chez les anciens, il y a ceux qui respectent et ceux qui ont peur. Les anciens ont strictement rien fait pour le rap marocain et n’ont pas su accueillir la nouvelle génération. Pour eux, leur but c’était sécuriser leur vie en tant que rapeur, ramasser de la tune, se marier, avoir sa maison et sa voiture… Small et moi on a refusé beaucoup de proposition de publicités étatiques qui nous auraient mis à l’abri du besoin pour longtemps. Mais ce n’était pas nous, faut garder sa vibe, pas changer juste pour plaire. 
Vous attendiez-vous a un tel accueil de votre musique en Europe et notamment en France ?
Shobee : Ça fait deux ans que pas mal de public en Europe nous communique de l’amour. Il ne manquait plus que l’occasion de venir pour partager tout cet amour. 
Comment l’expliquez-vous ?
Shobee : En fait les marocains c’est des fous, ils envahissent le monde ils sont partout (rire).
Small X : C’est comme nous au contact du rap américain. Au début on ne comprend rien mais c’est la vibe, l’atmosphère qui nous parle. Pour les européens avec le rap marocain c’est la même chose. 
Shobee : Surtout maintenant, il y a des gens qui ne parlent pas marocain, qui n’ont pas de pote marocain et qui pourtant nous écoutent. C’est mortel ça!
Small X : En Norvège, un Turc s’est arrêté en voiture pour nous interpeller et nous dire que notre EP était une tuerie ! Le gars ne parlait pas un mot d’arabe. Il nous a rappé un couplet, c’était magnifique. 
De tout notre échange, ce qui ressort beaucoup c’est la maturité avec laquelle vous menez vos projets…
Small X : Nous tu sais on vient d’une petite ville au Maroc, dans un pays du tiers monde, on a commencé dans notre coin, sans moyen. 
Madd : Il y a beaucoup de potentiel mais il n’y a personne pour faire avancer les choses sauf peut-être nous-même! Beaucoup de gens ont abandonné en court de route, pas nous. Un truc qui rassemble tout c’est le partage. Tu arrives en France, tu rencontres un Laylow, tu as l’impression que tu te vois toi dans un autre pays. 
La trap joue un vrai rôle de rassemblement donc…
Madd : Exactement !
Toto : Tu veux une preuve? Regarde ce qu’on a fait pour le clip « Tcha Ra« . On a balancé un Snap deux heures avant le tournage et on se retrouve avec 60 personnes motivées comme jamais sur le parvis du Trocadéro à Paris. 

Vous écoutez du rap français aujourd’hui ?
Toto : Moi à fond! Kekra, Niro, Dosseh, Joke, Damso…
Shobee : La Belgique c’est la Toronto des pays francophones ! C’est la même chose. Le Maroc aussi c’est ça. Le Toronto du monde arabe. Artistiquement on kiffe Jean Jass et Caba. C’est un duo comme nous, ils sont gentils, artistiquement on est en phase. Hamza aussi j’aime beaucoup. Il est en train de créer un truc en français mais avec une bête de vibe américaine. Et ça j’adore. 

Musicalement, vous sentez-vous plus proche aujourd’hui de la culture américaine ? 
Shobee : Exactement. C’est ce qui nous plait chez Laylow aussi. En Belgique ils ont vraiment pris cette vibe US. Ici en France, les mecs font de la trap mais ça sonne encore très français en règle générale. 
C’est la première fois que vous jouez en France ? Qu’attendez-vous de ce concert ?
Shobee : C’est notre premier vrai concert en France même si on a déjà joué en 2014 au Mucem à Marseille. On va pas te mentir on veut tout niquer car c’est la carte de visite. C’est la première impression et on a qu’une chance de faire une première bonne impression. 
Small X : On veut montrer que même le Maroc peut tout niquer à l’étranger. 
Madd : C’est le fruit des connexions qu’on à fait avec les français. Lacrim ne peut pas être là à notre concert mais il m’a dit qu’il aurait kiffé de fou être avec nous. Jouer avec Laylow sur scène ça va être magnifique aussi, j’ai vraiment hâte d’entendre le son sur scène car c’est une vraie collaboration. 
Quels sont vos projets respectifs à venir ?
Shobee: Il y a trop de projets à venir, trop de clips… Surveillez notre actualité ça va partir dans tous les sens.

The BackPackerz remercie sincèrement Shobee, Small X, Madd et Toto pour leur temps lors de cet interview. Nous continuerons de mettre en avant cette richissime scène musicale marocaine.
Crédits photos: JuPi

JuPi

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