Il y a quelques jours, nous avons eu l’immense honneur de rencontrer un grand Monsieur du Hip-Hop Français en la personne d’Akhenaton aka Chill aka Sentenza. C’est en qualité de Directeur Artistique de la superbe exposition « Hip-Hop: du Bronx aux rues arabes », qui se tient à l’Institut du Monde Arabe jusqu’au 26 Juillet prochain, qu’AKH nous a reçu dans un petit hotel du 11ème pour une passionnante interview.
L’occasion pour nous d’en savoir un peu plus sur la genèse de l’expo à l’IMA mais aussi d’interroger le leader d’IAM sur son statut de doyen du rap, sa vision de la culture Hip-Hop et son avenir en France et ailleurs.
Bonne lecture !
The BackPackerz: Quel a été le déclencheur de cette exposition à l’Institut du Monde arabe ?
Akhenaton: La culture hip-hop fête ses 40 ans d’existence, et ses 30 ans en France, et on constate qu’elle n’est toujours pas reconnue à sa juste valeur. Quand on m’a proposé de faire l’expo, j’étais tiraillé entre le fait de figer cette culture dans un musée, de manière institutionnelle, et le fait de pouvoir vulgariser cette culture auprès des gens qui la considèrent comme une culture de délinquant chanceux ou d’animateur social qui a réussi dans la vie. J’ai choisi la deuxième option, pour montrer aux gens que cette culture recèle de trésors, d’artistes incroyables. Nous avons voulu que les visiteurs sortent de l’exposition avec des questions, et l’envie de chercher eux-mêmes les réponses : quels sont les acteurs, les nouveaux acteurs, surtout. La culture hip-hop doit être tournée vers l’avenir, et j’espère que les plus jeunes iront chercher les artistes de leur génération qui font des choses biens, et il y en a beaucoup. Tout le monde doit s’accaparer l’expo, je ne voulais pas que les gens se sentent exclus de cette culture-là, plutôt qu’ils se disent « Ah ouais, mais à un moment, je portais un truc comme ça, j’écoutais ça, finalement, ça fait partie de moi à un moment… » Les paires de baskets, par exemple, la sneaker culture, c’est une culture qui est venue directement du hip-hop, aujourd’hui on a des magazines qui sont sur les baskets, ça fait partie de notre culture, ça ne vient pas du rock, ni de l’électro.
Pourquoi cette crainte de figer le « Mouvement » ?
Le hip-hop est un cheval fou, et les murs de l’IMA le retiendront pendant 3 mois : il n’y a pas de selle sur son dos, il ne nous appartient pas, et c’est aussi ce qui fait la réussite de cette culture. Artistiquement, un gamin qui rappe depuis un mois est aussi légitime que moi qui rappe depuis trente ans. Au niveau de la connaissance historique, j’ai plus de légitimité, par ce que j’ai vécu et que je connais. Mais, musicalement et culturellement, le gamin qui décide de prendre son stylo, d’aller graffer ou de danser, il est aussi légitime que nous, c’est ce qui est magnifique. Les anciens ne sont pas des généraux du hip-hop, avec 150 médailles et des galons sur les épaules, et c’est aussi ce qui fait le succès du Mouvement.
Qui a initié l’exposition ?
C’est Mario Choueiry, avec qui IAM avait travaillé à l’époque à EMI Arabia pour des collaborations avec des artistes des pays arabes, qui est venu me chercher. Après sa démission du label, il est venu travailler à l’IMA, et m’a envoyé un mail avec son idée d’exposition à l’IMA. Il voulait défiger les choses, aider les gens à découvrir cette culture. Au début, nous étions assez septiques en raison des difficultés, puis nous avons rencontré Élodie Bouffard et Aurélie Clemente-Ruiz, et on a foncé. En 2 années et demie, on a travaillé, avec des hauts, des bas, des choses qu’on a dû annuler. Le mur de vinyls, par exemple, était à l’origine une reconstitution du magasin Beat Street, à Brooklyn. On avait des photos, et on voulait le reconstituer à l’identique. La partie danse a du être coupé elle aussi, il devait y avoir des cours, des battles, des démonstrations, du live, des propositions de collaborations… On rêvait de faire monter sur scène Talib Kweli, de le faire rapper sur des prods de StormTrap, ou d’inviter G-Town de Ramallah pour le faire rapper avec Mos Def…
Quelle est la raison de ces annulations ?
On ne va pas se mentir, ce sont les sous. Il faut se rendre compte qu’il y a une coupe budgétaire générale sur la culture en France. Je suis d’autant plus déçu que c’est un gouvernement de gauche qui effectue ce cut général dans la culture : il y a des festivals en France qui sont dans des situations dramatiques, et beaucoup vont disparaître, cette année va être terrible. Il ne faudra pas pleurer si les festivaliers français prennent leur tente et vont en Suisse ou en Belgique, à Dour, à Mons ou au Festival de Nyon. La France n’est pas la hauteur culturellement, et on continue à s’enfoncer… Dans la période compliquée que l’on vit, il faudrait au contraire forcer sur l’éducation et la culture, leur donner plus de moyens. Les budgets attribués à l’IMA ont été coupé au moment de l’expo, mais je ne fais pas de paranoïa, cela aurait pu tomber sur n’importe qui, c’est la période.
Vous avez fait état des difficultés pour trouver des sponsors : comment expliquez-vous cette frilosité ?
La difficulté [pour trouver des sponsors] est due à la culture qui est hébergée entre les murs de l’IMA. Il y a encore quelques mois, la personne qui s’occupe du sponsoring à l’IMA m’a dit « J’ai rien. » Les sponsors qu’on a finalement eus sont arrivés sur le tard, mais cela ne m’étonne pas vraiment. C’est en France que c’est particulièrement compliqué, il y a vraiment une forme de racisme et d’a priori institutionnel qui est compliqué à surmonter. En Espagne, où le hip-hop est quand même plus underground qu’en France, le festival Cultura Urbana de Madrid, où je suis allé jouer deux fois, avait une liste de sponsors qui rendrait jaloux tous les festivals français… En Allemagne, il y a carrément Mercedes, Porsche, Audi, les grands constructeurs automobiles, qui n’ont pas peur du rap. Il y a des limites dans les sponsors avec lesquels on peut travailler, mais on peut collaborer avec des constructeurs de voitures. S’il n’y avait pas eu Coca-Cola en sponsor, je ne sais pas si l’expo aurait vu le jour.
Comment s’est organisé le travail pour rassembler les archives ?
La commissaire Élodie Bouffard a vraiment fait un gros travail de récupération des oeuvres. J’ai demandé pas mal de manuscrits à des rappeurs français : j’aurais aimé qu’il y ait des textes de Lino, d’Oxmo, mais bon, les délais étaient courts. Je suis très content qu’il y ait des textes des Sages Poètes de la Rue, d’autant plus qu’ils sont très peu crédités pour ce qu’ils ont apporté au hip-hop. Je pense que la scène parisienne devrait payer son tribut, particulièrement pour ce que Dany Dan a apporté. Il a eu des enfants, beaucoup, parmi les bons rimeurs, notamment ici à Paris.
Le décloisonnement entre les différents territoires et pays au sein de l’exposition, c’était une volonté forte ?
Nous avons voulu un espace ouvert. Mais le premier problème s’est posé avec l’ambition de proposer uniquement de la musique diffusée. Mais il fallait veiller à ce que les musiques ne s’entrechoquent pas dans l’espace ouvert, tout comme l’éclairage, les rétroprojecteurs et le son. Pour y parvenir, Thierry Plenel, responsable de l’ambiance sonore, a vraiment bien bossé. Nous avons tenu à isoler l’espace DJ, à en faire un endroit particulier, parce que sans DJ, pas de hip-hop, pas de rappeur, pas de danseur. Et je suis content d’avoir quelqu’un comme DJ Viktor [qui réalise des démos vidéo dans l’espace, NdR] : deux fois champion du monde DMC, ce n’est pas rien ! Cocorico !
Montrer l’interaction entre les pays arabes et les États-Unis permet aussi de comprendre que le rap des pays arabes n’est pas né ex nihilo, mais qu’il s’agit d’une lecture par des pays qui sont soi-disant culturellement éloignés des États-Unis, mais épousent complètement une culture afro-américaine. Il y a des rappeurs américains qui sont des idoles dans les pays arabes, notamment 2Pac. J’aurais aimé que ce soit Biggie, personnellement : la variété de ses flows est à 10.000 lieues de 2Pac. C’est peut-être un blocage, parce que je suis pote avec Dave, le DJ de Digital Underground, et j’ai connu 2pac très jeune, quand il était danseur.
Le hip-hop est donc toujours aussi universel ?
Avec IAM, nous avons joué en Chine ou en Thaïlande, ce qui permet de réaliser que le langage est vraiment commun : dès que l’on croise des hip-hopeurs, sans parler la même langue, il y a un langage commun, une culture universelle, commune. Malheureusement, certains rappeurs comme Narcicyst, en Irak, essuient des réactions trop violentes, et franchissent les frontières pour de bon. Aujourd’hui, il s’est exilé au Canada.
L’évocation du hip-hop des pays arabes est-elle aussi le moyen de faire découvrir de nouvelles sonorités au public français ?
La France est un peu le 51e État des USA, dans le sens où on se comporte un peu comme les Américains : ils sont fermés au rap hispanique, alors que l’espagnol, dans dix ou douze ans, c’est la langue numéro 1 aux États-Unis, en proportion. Les mentalités mettent du temps à changer… Les Allemands, à l’inverse, dès l’époque de L’école du micro d’argent, avaient des émissions de rap français. Quand IAM est allé jouer à Varsovie, en Pologne, 4500 personnes rappaient « Petit frère » en phonétique. En Europe, et en particulier dans les pays de l’Est, il y a une culture de rap français très pointue.
Alors que la valorisation patrimoniale de la culture hip-hop, en France, est plutôt déficiente…
Il y a un fossé entre le rap français et le rap américain chez le grand public, mais aussi jusque dans la tête des rappeurs. Un Kanye West ou un Pharrell vont être reçus à Louis Vuitton, malgré les paroles qu’ils racontent, mais les rappeurs français, les Lino, les Oxmo, vont être considérés comme des animateurs sociaux qui ont un peu réussi dans leurs vies.
Comment expliquer cette peur que le hip-hop suscite encore régulièrement ?
Le rap est le miroir de la société qui l’abrite. Ni plus, ni moins, il ne faut pas chercher une quelconque explication dans ce que le rap peut engendrer. Le rap, il correspond à la réalité de notre pays. Sur ce point, le rap est calqué sur le modèle capitaliste, il répond à la demande immédiatement, beaucoup plus vite que les autres cultures. Apparemment, des gens demandent à avoir ce type de hip-hop, et des artistes s’adaptent et donnent ce que les gens veulent.
Il y a sept ou huit ans, j’aurais encore défendu « le vrai rap »… Je n’en ai plus rien à foutre. Ça ne m’empêche pas de me lever et de faire le rap que j’aime. J’écoute GQ, Rapsody, un vieil album de Blackstar, je peux écouter De La Soul, des mecs comme Hus Kingpin & Rozewood pour la sélection de mon émission. Vivre le rap c’est aller vers le rap qui te plaît, point à la ligne, et surtout pas l’imposer aux autres. Il y a des gens qui sont dans le rap qui ne sont pas dans le hip-hop, c’est ça qu’il faut comprendre. Avec les années, d’autres gens sont entrés dans le rap, sans le background culturel hip-hop : ils ont grandi en écoutant Émile et Images, le Top 50, A-ha et, d’un coup, se sont mis à rapper, sans connaître tout ce qu’il y avait avant. Aujourd’hui, les hip-hopeurs sont en minorité, dans le rap : il est à l’image de ce pourquoi le hip-hop est apparu, l’ouverture, sans considération pour le milieu, l’origine, ou ce que l’on a fait avant… Tant que tu t’intéresses à la culture et que c’est quelque chose qui te tient à coeur, bienvenue.
L’arrivée de « female MCs » permet aussi de casser cette idée d’un rap dominateur…
Les gens s’arrêtent à la surface ou aux clichés, sans savoir que notre culture et notre musique, aujourd’hui et par le passé, ont été habitées par des filles comme Rah Digga ou Jean Grey. Jean Grey, elle a été usée par l’attitude des gens du hip hop, mais cette fille est un génie. Rapsody, je la cite à tour de bras, parce qu’elles kickent tous les mecs, aujourd’hui. Ses deux derniers albums et l’EP Beauty and the Beast, techniquement, sont au top. On entend sur ses placements qu’elle a écouté Jay Z toute sa jeunesse, mais elle a créé son truc, et elle écrit surtout le contenu mieux que Jay Z. C’ est vraiment quelqu’un avec qui j’aimerais collaborer.
Pensez-vous que le hip-hop pourrait devenir un outil pour l’éducation, comme on le constate outre-Atlantique avec le mouvement « Hip Hop Ed » ?
On revient d’une scène américaine, et nous avons fait des conférences à Columbia, Harvard et à la Chicago University, ils sont à un niveau supérieur. Mais pourquoi pas le hip hop comme matière au sein d’une université ouverte d’esprit comme la Sorbonne, afin que l’on puisse enseigner ses formes d’art, sa technicité pour la danse, le rap, le graffiti, le deejeing ou le beatmaking. Cela permettrait à des gens de saisir et de comprendre ce qu’elle est, et de la créditer. Éduquer par le hip-hop, c’est une réalité, j’ai un exemple très précis : Shurik’n a arrêté l’école en 5e, et s’il parle anglais, c’est uniquement avec le rap. Il est très réceptif, il mémorise très vite, mais c’est un autodidacte. Il s’intéressait à quelque chose et il a voulu apprendre la langue pour comprendre cette culture. Le hip-hop peut faire changer les choses.
J’ai rencontré une prof de français, américaine, qui enseigne à Tampa, dans un quartier mexicain qui est gangréné par les gangs. « C’est un enfer pour moi », m’expliquait-elle, « le français, pour eux, c’est le langage de filles… J’ai commencé avec Soldat de fortune, ton album, et j’ai continué avec du rap en français, j’ai des résultats incroyables, meilleurs que dans des lycées huppés de la ville. » Avec la racine latine, commune aux deux langues, le progrès a été encore plus rapide.
Vous seriez plutôt partisan d’une entrée du hip-hop dans les programmes scolaires, alors ?
Je ne pense pas forcément au hip-hop, mais il faut comprendre, en France, que certaines pages ont été tournées. Je vois avec mes enfants : on leur parle parfois de certains classiques de la littérature qui ne leur parlent plus. Pourquoi ne pas basculer dans de la littérature un peu plus contemporaine ? Il y de bons auteurs aujourd’hui, qui écrivent des très bonnes choses : même si l’on enseigne Molière, on ne peut pas obliger les élèves à lire cinq livres de Molière sur toutes leurs études. Ils lisent sans même comprendre, on ne parle plus comme ça. Des enfants qui ont grandi avec Internet, ils sont très loin de ça.
Vous avez signé La Face B, avec Éric Mandel, pensez-vous à une suite ?
S’il doit y en avoir une, elle se fera plus tard, si Dieu me prête vie. J’étais très content de ce livre, pour une raison très simple : j’ai perdu mon père depuis, et il a relu et corrigé certains passages, et j’ai gardé les épreuves avec ses annotations. Rien que pour ça, je suis super heureux de l’avoir fait. Je suis aussi conscient que la chance que j’ai d’être là, parce que mes parents ont fait preuve d’ouverture d’esprit. Et, franchement, pour laisser partir son gamin à 17 ans dans le New York de l’époque, une espèce de zone de guerre, il fallait être ouvert d’esprit !
Comment vivez-vous votre statut de « doyen du hip-hop » ?
Une journaliste m’a fait remarquer qu’IAM était un des plus vieux groupes de rap en activité, États-Unis compris. En fait, c’est surtout un moyen de montrer que le rap n’est pas une musique « par les jeunes pour les jeunes », c’est une musique multigénérationnelle. Le but, c’est de faire évoluer notre culture, il ne faut surtout pas faire du jeunisme ni dans les paroles, ni dans l’attitude. Pour l’instant, on saute sur scène, mais viendra un jour où on ne pourra pas sauter et faire les cons pendant deux heures. Il faudra qu’on adapte notre musique à notre manière de bouger sur scène, et que les gens qui viennent nous voir comprennent que ce sera un rap de mec de 50 ans. Qu’il y ait 5000 ou 50 personnes. Ce n’est pas une question de succès, c’est une question de monter des spectacles, des disques et des oeuvres en adéquation avec notre âge. Et je pense que sur ça, sur IAM, on est assez vigilants à écrire des textes et à faire des morceaux qui soient en adéquation avec ce que nous on vit, et on aime, et ce qu’on pense.
Remerciements: Akhenaton, Timothée.
Photos: Antoine Monégier
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