À vingt-quatre ans et presque toutes ses dents, Wiki fait figure de grand enfant. Entouré de son manager Matt Lubansky et du DJ, producteur et ingénieur du son Black Mack, l’artiste est venu défendre son premier album en solo No Mountains In Manhattan sur le sol français. Un public qu’il sait exigent, et qu’il s’évertue à persuader à grand renfort d’humanité, de spontanéité et d’intégrité artistique. Lorsqu’on le retrouve dans les locaux de Beggars, l’ex-membre du trio Ratking lève la tête qu’il penche avec intensité sur un dessin au feutre, pour révéler son immense sourire édenté.
Enregistré à New York, No Mountains In Manhattan est un pur produit de son environnement. L’artiste capture dans cet opus l’atmosphère chaotique et les influences métissées de la grosse pomme. Là où gamins des rues, petits commerçants, touristes, clochards et banquiers usent le même pavé, où les bouches d’égouts crachent une fumée opaque et où les flaques d’eau reflètent les phares jaunes des taxis. Un paysage scorsésien décrit avec poésie, par-dessus lequel Wiki s’élève pour franchir des cimes artistiques encore vierges et façonner les aspérités de sa jeune personne.
Prolongement de son état civil, l’étendard rayé vert et orange de Patrick Morales revendique fièrement ses origines irlandaises et portoricaines. Héritier des Diplomats et du Wu-Tang, l’artiste a créé son propre univers en empruntant à celui des hommes d’état, et brandit désormais ses couleurs dans le monde entier. Depuis Lil Me (2015) et la fin de Ratking, ce symbole de melting pot culturel est resté fidèle à ses amis proches et continue d’expérimenter au fil des rencontres. Seul ou en groupe, il se démultiplie pour diversifier ses projets. Telle sa ville natale, Wiki ne dort jamais.
Tout d’abord, que représente la montagne, dans le titre de ton dernier album, No Mountains In Manhattan ? L’as-tu déjà gravie, ou escalades-tu encore ?
La montagne représente les obstacles que j’ai dû franchir ces deux dernières années. Il m’a fallu dépasser ce pic avant de pouvoir me poser et me sentir bien dans mes baskets. Maintenant, c’est du passé, je vais de l’avant.
Est-ce que venir de la scène artistique new-yorkaise, et son héritage, n’est pas un poids lourd à porter ? Comment as-tu réussi à façonner ton propre style ?
L’endroit d’où je viens n’est pas anodin. New York a toujours fait partie de moi, et je tiens à ce que les gens le sachent. Après, mes influences vont bien au-delà de New York. Alors je m’approprie ces différentes influences, comme un flow à la Juicy J, et je les transforme pour en faire quelque chose de plus new-yorkais. Qu’une influence vienne de Memphis, d’Atlanta, ou même du Royaume-Uni, ma voix et mes paroles la feront sonner comme New York. Avec le temps, tu développes ton propre style et ta voix devient unique.
De telle sorte que maintenant, tu ne sonnes plus comme New York, mais comme Wiki !
Exactement !
So It Goes, ton précédent album avec Ratking, comporte beaucoup d’influences électroniques et garage rock, et collab avec King Krule. Est-il plus expérimental ?
Cet album a été très influencé par le Royaume-Uni. Matt (Lubansky, manager de Wiki et créateur de la Rhythm Roulette, ndlr) était là durant l’enregistrement. C’est mon premier contact avec la Grande Bretagne. Le titre avec King Krule a été enregistré à Londres. Sport (Sporting Life, ancien membre de Ratking, ndlr) a toujours écouté beaucoup de musique anglaise. Quand nous sommes allés au Royaume-Uni, tout est devenu plus naturel. L’idée sous-jacente à Ratking a toujours été de faire un rap stylé, ouvert à toutes les influences. Et à Londres, on est comme à la maison.
Qu’est-ce qui te lie à des artistes étrangers comme Skepta, King Krule ou Kaytranada ?
Kaytranada vient de Montréal, King Krule de Londres. Ces personnalités uniques ont émergé dans leur propres villes, grâce à leur propre scène. Il y a comme un parallèle entre nous. Pendant qu’ils expérimentent de leur côté, je fais la même chose à New York. Alors quand on se rencontre, c’est une évidence. Ce qui m’attire dans ce type d’artistes, c’est qu’ils repoussent les frontières.
À quel point était-ce important d’enregistrer No Mountains In Manhattan dans ta ville, entouré de ton équipe ?
Être à New York était indispensable, je me suis presque forcé à le faire. Lil Me (la première mixtape de Wiki en solo, ndlr) s’inspire de partout, car j’étais en tournée. Cet album-ci, à l’inverse, devait se dérouler à Manhattan. J’aurais pu inviter des artistes anglais, mais non, celui-là devait sonner New York à cent pour cent ! XL Recordings ont ouvert des studios à Manhattan, et je suis le premier artiste a y avoir enregistré un album entier. J’adore ! En plus, j’ai pu davantage travailler avec Tony Seltzer (producteur new-yorkais, ndlr). Ç’a été une expérience formidable !
Est-ce que l’on doit s’attendre à plus de collabs avec les artistes de l’écurie XL ?
J’ai collaboré sur un titre avec Sampha, Kamasi Washington et Ibeyi. J’ai encore envie de collaborer avec eux, mais tout doit venir de façon naturelle. Comme avec Kaytranada, qui m’a donné plusieurs prods pour Lil Me et No Mountains In Manhattan. Ça m’a donné envie d’être en studio avec lui.
Puisque tu es à la fois un étudiant et un ambassadeur des rues de New York, tu pourrais légitimement te présenter comme maire, non ?
Houlà, je ne suis pas assez intelligent pour ça ! (Rires) Dans n’importe quel quartier, il existe un type que tout le monde connait. Les gens disent de lui : « Oh, c’est le maire ! ». Le titre « Mayor » parle de connecter les gens, d’être là pour eux quand ils en ont besoin. Fiorella LaGuardia, un vieux maire de New York durant les années 30 (connu pour avoir revitalisé la ville et restauré la confiance en l’hôtel de ville suite à la Grande Dépression, ndlr) m’a beaucoup marqué. Il a toujours été en avance sur son temps. Moitié juif, moitié italien, très authentique, à fond contre la corruption. Un tout petit bonhomme avec une bouche grande comme ça.
Dans « Leppi Cocqui », tu dis avoir créé ton propre pays, et tu brandis fièrement ton drapeau irlandais et portoricain. T’es-tu déjà senti marginalisé à New York ou aux États-Unis ?
Impossible de rêver d’un meilleur endroit que New York. Il y a toutes sortes de gens, ici. Par contre, petit, j’ai eu une crise d’identité. « Suis-je portoricain, irlandais ? » Puisque je ne rentre dans aucune case existante, j’ai créé mon propre drapeau. Et j’encourage quiconque ressent la même chose à en faire de même. Assume, et tant pis ! Grâce à son symbolisme, ce drapeau presque a l’air d’un vrai, alors j’ai choisi de le garder.
Est-ce qu’être artiste, ce n’est pas justement créer son propre univers ?
Si, complètement ! Le Wu Tang a créé quelque chose de similaire. Quand tu vois ce « W », tu te dis: « Waou ! ». Et : « Le terme ‘Shaolin’, qu’est-ce que ça veut dire ? » Plus qu’un groupe, ils ont créé un monde. Quelque chose qui dépasse le fait d’être un groupe stylé de Staten Island. C’est ce que je cherche à reproduire dans une certaine mesure.
Princess Nokia a également des origines portoricaines. Elle est créditée en tant que Wavy Spice dans « Puerto Rican Judo » (So It Goes), et dans No Mountains, « Pandora Box » parle de votre rupture. À quel point vous êtes-vous influencés ?
Notre rencontre s’est faite durant cette chanson. Lorsque je l’ai vue, je me suis dis : « Voilà une vraie ‘newyoricaine’ ! » Il y a plus de portoricains à New York qu’à Puerto Rico, c’est bien connu. Je lui ai dit : « Tu es ouf, et tu as une vraie histoire. Ta mère vient de Harlem, ton père du Lower East Side. Impossible de faire plus ‘newyoricain’. Creuse encore plus ! » A mon avis, ça l’a aidée. De ce point de vue, son dernier album déchire. Quant à moi, son caractère, qui elle est, m’a beaucoup marqué. Son impact sur ma musique et sur ma vie est considérable.
Est-ce que travailler avec les autres t’inspire ? Qu’il s’agisse de Ratking précédemment, ou de ton super-groupe Secret Circle avec Lil Ugly Mane et Antwon.
Quand je travaille seul, tout doit être parfait. Travailler avec Secret Circle, par exemple, est plus simple. Ne pas trop réfléchir me permet de m’amuser davantage. La moitié du temps, mes raps n’en sont que meilleurs et je finis par dire : « Merde, c’est le feu ! ». Travailler à plusieurs crée un espace pour expérimenter, tester différents genres de chansons.
Lorsque tu as dévoilé ton EP collaboratif avec Your Old Droog, tu a dit au magazine Spin que tous les deux, vous étiez comme Ghostface et Raekwon. Peux-tu expliquer ?
Il est ce dont j’ai toujours eu besoin : un deuxième rappeur à mon niveau, si ce n’est pas meilleur. Droog me force à élever mon jeu. Dans ma tête, il est Rae et je suis Ghost. Comme Rae, Droog est un mec qui débite, avec consistence. Ghost est plus fou, plus expérimental. Quand ils sont tous les deux réunis, impossible de les arrêter !
Comment parviens-tu à conserver la même énergie dans un album en solo ?
Tout est une question d’équipe. Mes chansons ne sont pas composées et enregistrées seul dans ma chambre. J’ai fait mon album avec Tony Seltzer, Alex Epton, Lubansky… Avoir différents points de vues m’a aidé. Personne ne s’est senti obligé d’imposer quoi que ce soit. Chacun était là pour rendre mon projet le plus fou possible. C’est l’équipe qui crée une atmosphère de groupe.
Un petit défi pour finir. Selon toi, quelle est la chanson qui représente le mieux Porto Rico, l’Irlande, Paris et New York ?
Pfiou… (Il réfléchit) Porto Rico, c’est Big Pun. Pour l’Irlande, une chanson de U2 ou un titre de vieux folklore. (Rires) Pour New York, « Ground Zero » des Diplomats, qui est sorti juste après le 11 septembre. Et pour Paris, les Jazz Liberatorz, ou le film La Haine.
Difficile de trouver une meilleure référence !
Merci à Sébastien Bollet de Beggars. Photos : Antoine Ott
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