Lorsqu’il apparaît sur les radars du grand public en 2014 avec sa mixtape The Water[s], Mick Jenkins se fait rapidement remarquer. Il faut dire qu’il y a de quoi : un album construit autour du thème de l’eau et dont le concept est développé à son paroxysme, une singulière voix de baryton et des textes complexes et profonds aux faux airs de prêches. Jenkins détone clairement vis-à-vis des codes du rap jeu traditionnels et fait partie, avec des artistes comme Chance The Rapper ou Vic Mensa, de la nouvelle scène rap de Chicago. A l’occasion de sa venue à Paris pour un concert qui aura lieu à la Bellevilloise le 29 octobre prochain, nous vous proposons un focus sur l’un des artistes les plus atypiques, complexes et prometteurs de cette fameuse scène de Chicago.
Jayson (son vrai prénom) Jenkins n’est pas né à Chicago. Il est originaire d’Alabama. Et plus précisément de Huntsville, une agglomération d’environ 200 000 habitants, relativement anonyme, comme il en existe tant aux États-Unis. Ayant vu le jour en 1991 au sein d’une famille extrêmement pieuse, dont la grande partie sont des membres dévots de l’Église adventiste du septième jour, il connaît à l’âge de 10 ans le premier chamboulement majeur dans sa vie : ses parents se séparent. Il déménage alors à Chicago en compagnie de sa mère qui en est originaire et qui souhaite ainsi retrouver une grande partie de ses proches s’y trouvant encore.
Jenkins débarque donc à Burnside, l’un des 77 secteurs communautaires de la Windy City, et considéré comme l’un des endroits les plus violents de la ville. Comme il le constate placidement: « J’ai grandi dans ce qui pourrait être considéré comme le ghetto ». Même s’il déclare ne pas avoir trouvé l’expérience « si terrible », l’enfance du jeune Jayson n’est clairement pas des plus paisibles. Scolarisé dans un « horrible établissement », il a très peu d’amis et se retrouve assez vite ostracisé. Son accent du sud, sa manière de s’habiller et le fait qu’il cherche au maximum à éviter de se retrouver mêler aux embrouilles l’isolent inévitablement de ses petits camarades. Il se fait même régulièrement tabassé par ces derniers. Jenkins dit avoir peu été affecté par cela, et que cela contribuera même à forger le mental d’acier qui fera sa force plus tard.
Dans le même temps, il est poussé par sa mère journaliste à sortir découvrir la ville par ses seuls moyens dès ses 13 ans. En effet, elle est persuadé que son fils doit savoir où il va, se rendre compte de ce qui se passe dehors. Regarder comment ses contemporains interagissent et évoluent ensemble contribue à développer chez le jeune Jayson une perception de son environnement assez singulière pour un adolescent de cet âge.
A l’époque déjà, le jeune Jayson ressent “un réel besoin d’expression”. Il s’intéresse tout d’abord au métier d’avocat et participe même à quelques procès fictifs. Mais ce début de vocation s’évanouira lors d’un stage d’été à la cour fédérale lorsqu’il réalisera que le métier est en réalité bien loin de la vision idéalisée qu’il en avait. Il se tourne par la suite vers le théâtre. Il rejoint une troupe appelée « Controversy » et ne cesse d’essayer de s’introduire dans les petites scènes d’expression libre. Grâce au théâtre, il s’initie lors sa dernière année de lycée à la poésie par un heureux hasard : un jour, sa troupe a besoin d’un poème pour accompagner une des scènes de la pièce qu’ils sont en train de préparer. Jenkins se porte volontaire pour l’écrire. Il se découvre alors une passion pour l’écriture qui ne cessera de croître par la suite.
A l’automne 2009, deuxième étape majeure dans la vie de Jenkins : alors qu’il n’a 18 ans que depuis 6 mois, il quitte Chicago pour retourner dans son Alabama natal. Retour à Huntsville, et à l’Université d’Oakwood, un petit établissement privé rattaché à l’Église adventiste du septième jour. Le retour dans sa ville natale est un choc pour Jayson, tant le contraste est frappant avec Chicago. Tandis qu’à Chicago il était entouré d’Afro-Américains dont la majeure partie était extrêmement pauvre, il se retrouve désormais dans une ville relativement hétérogène, avec plus de blancs, un bon système scolaire et une mixité sociale certaine.
Deux changements clés s’opèrent lors de sa scolarité à Oakwood. Le premier est trivial au premier abord mais il aura un impact certain sur sa future vie d’artiste : Jayson décide à son arrivée de se « réinventer » et adopte comme nouveau prénom Mick. Pourquoi Mick ? Et bien figurez-vous qu’on est à l’époque où le terme Swag a le vent en poupe, et Jenkins ne trouve rien de mieux que de choisir comme alias « Mick Swagger ». Alors que la hype autour du néologisme commence gentiment à se tasser, la deuxième partie de son nouveau blaze devient clairement un fardeau assez embarrassant. Jayson décide plus que judicieusement de ne conserver par la suite que la première partie. Dorénavant, ça sera Mick Jenkins.
Le second se révèle quant à lui essentiel par rapport au futur de Mick : il commence à rapper. Oh ! Au début, rien de bien sérieux. « Je rappait de temps à autre, pour déconner » confesse-t-il à Noisey. Comme pour la poésie, c’est encore par hasard qu’il tombe dedans : Il rencontre des mecs qui rappent et sympathise au fil du temps avec eux, s’essayant même à rapper de temps à autre. Un jour ils lui parlent d’une compétition à venir « Who Got Bars ? », dont le premier prix est un casque Beats by Dre. Confiant dans ses capacités, Jenkins pense qu’il a une vraie chance de gagner le gros lot et il se prépare avec sérieux pour le concours. Le jour venu, c’est un Mick gonflé à bloc qui présente un petit set de 7 morceaux à un public qu’il conquiert avec aisance. Malheureusement, ce ne sera pas suffisant et Mick échouera à la seconde place, derrière un mec qui était selon son propre aveu « indubitablement meilleur ». Le Beats lui file donc sous le nez. Qu’importe, Mick passe peut-être ce jour la à côté d’un joli lot, mais il vient de se découvrir une vocation.
Après « Who Got Bars », ses potes continuent à s’investir sérieusement dans la musique. Mick, lui, suit le mouvement, mais plus par mimétisme que par réelle passion. Cependant, il réalise petit à petit que le rap est peut-être plus pour lui qu’un simple passe-temps. Il a la chance d’avoir accès gratuitement à un studio et d’être ami avec un producteur/ingénieur du son prêt à bosser avec lui à l’œil, par simple plaisir. Mick écrit beaucoup, se prend au jeu au fur et à mesure qu’il arrive à concrétiser dans sa musique les idées qui lui viennent. Sa première mixtape parait. 200 téléchargements. Puis la seconde, 500, la troisième, 1000. Même si ces trois premières sorties restent au final relativement anonymes, l’engouement grandissant permet à Mick de réaliser qu’il peut faire quelque chose de sérieux à travers sa musique. Pourtant, comme il l’admet lui-même les-dites mixtapes étaient principalement de la « musique de branleur pétrie de misogynie » car c’était là sa « vision du rap à l’époque ». Qu’importe, l’essentiel est ailleurs : Mick se considère enfin comme un rappeur à part entière.
Mais comment Mick a-t-il bien pu passer de ce rappeur mal dégrossi et bourré de stéréotypes à cet artiste aujourd’hui encensé pour la profondeur de ces textes ? Pour le comprendre, il nous faut aborder un autre événement marquant de sa vie. On est en 2012, Mick a abandonné l’université et est rentré à Chicago où il a réussi à trouver un travail dans une boîte de marketing. Un jour, alors qu’il est passé rendre visite à quelques anciens camarades sur le campus d’Oakwood, il se fait arrêter pour possession de marijuana. Pas grand chose, mais il passera tout de même 34 jours en détention. A son retour à Chicago, il a perdu son travail. Il sait qu’il peut aisément en retrouver un. Mais il s’y refuse car il est maintenant dans une autre optique. Durant son séjour, Mick dit avoir beaucoup appris. Profondément marqué, notamment par le fonctionnement du système pénitentiaire, il en sort transformé, sa vision artistique irrémédiablement impactée. Désormais, il lui semble impossible de faire de la musique « vide de sens », comme il le faisait jusqu’alors. Il est bien décidé à se consacrer pleinement et avec sérieux à sa carrière d’artiste. Et s’il prend la musique au sérieux comme il entend le faire, il se doit d’appliquer le même sérieux au contenu même de ses textes.
Les prémices de ce changement apparaissent sur sa sixième mixtape, Trees and Truth, sortie début 2013. Mick la considère même comme sa véritable première mixtape. En effet, à ses yeux, les cinq précédentes ne présentent aucune évolution réelle et ont finalement peu d’intérêt. Trees and Truth est bien accueillie par la critique, et bien que sa diffusion reste relativement modeste, elle permet au jeune rappeur de commencer à se faire un nom dans la scène rap.
Mick Jenkins – « Negro League »
Mais c’est avec The Water[s], sa septième (ou seconde, c’est selon) mixtape que Mick va prendre une autre dimension artistique. Fruit d’un processus mûri pendant un an, The Water[s] est un album articulé autour du thème de l’eau, qui dans le langage codé de Jenkins doit être interprété comme synonyme de vérité. Au moyen de ses complexes métaphores aquatiques, Mick traite de l’importance de la connaissance, de rédemption spirituelle ou de la définition de ce qu’est être réellement libre. Surtout, il ne cesse d’inviter ses auditeurs, de sa voix de baryton teintée d’accent sudiste, à « boire plus d’eau ». Ce mantra, omniprésent tout au long de l’album, apparaît comme le prêche d’un artiste à la spiritualité profonde, chez qui l’élévation intellectuelle et spirituelle de ses auditeurs est un objectif primordial. The Water[s] est comme une plongée dans les eaux profondes de l’univers de Mick Jenkins, et l’extraordinaire homogénéité de l’ambiance tout au long de l’album nous maintient sans cesse en apnée. C’est une vraie réussite, et la critique comme le public ne s’y trompe pas : The Water[s] est consacrée comme l’une des meilleurs mixtapes de l’année 2014.
Mick Jenkins ft. theMIND – « Dehydration »
Après une telle éclosion, il était tout à fait envisageable que le succès vienne tourner la tête de Mick. Mais celui-ci n’est pas du genre à se laisser aisément influencer par ce genre de considérations triviales. Depuis son enfance, Mick a en effet développé au fil des années une immuable confiance en lui. Il sait où il veut aller sur le plan artistique et il est extrêmement difficile de le faire dévier de sa trajectoire. D’après Jonny Snipes, le manager du label Cinematic Music Group, sur lequel Jenkins est signé, ce dernier a des opinions très arrêtés et va droit au but. Il le cite comme l’un des artistes les plus butés avec lequel il ait collaboré.
A l’ores de ce constat, on comprend mieux comment le projet suivant de Jenkins puisse être sensiblement différent de The Water[s]. Là où ce dernier était sombre, sérieux, Wave[s] est en effet un EP bien plus léger, égayé par des beats chaleureux et résolument plus festifs. On retrouve même un morceau comme « Your Love », qui détonne clairement avec ce à quoi nous avait habitué jusque là Mick et qui pourrait clairement déstabiliser certains de ses fans. Réponse de l’intéressé : « Je m’en fiche, je ne laisse pas ce genre de choses influencer ma musique ». Mick avait une idée bien particulière pour Wave[s]. Epuisé mentalement par la genèse de The Water[s], l’Alabamien d’origine a estimé nécessaire de faire un break. Il ressent le besoin de faire de la musique plus « optimiste ». Jenkins n’est en effet pas l’austère et pieux personnage que pourrait laisser transparaître le très sérieux The Water[s]. Il est régulièrement décrit comme quelqu’un d’enjoué, volubile et plein d’humour. Wave[s] a donc été l’occasion pour lui de montrer cette autre facette, avec une évidente réussite.
Mick Jenkins – « Your Love »
Aujourd’hui, Mick Jenkins est à un moment charnière de sa carrière. Il a récemment passé le test crucial du premier album studio, avec l’excellent The Healing Component . Dans la lignée de The Water[s], il a su étoffer son registre, tant sur le fond que sur la forme, sans perdre la complexité qui lui est si cher. Satisfait de ce qu’il a pu déjà accomplir et bien peu soucieux d’exploser ou non aux yeux du grand public, Mick a encore néanmoins une ambition certaine pour l’avenir : faire briller le plus possible cette nouvelle de scène de Chicago dont il fait partie en compagnie de Chance The Rapper, Saba, Vic Mensa ou encore Noname. Et par la même, montrer une autre image de la capitale de l’Illinois, celle du Chiraq, de la Drill de Chief Keef, Lil Durk et consorts. Mick est conscient que sa musique est d’une certaine manière autant marquée par la violence que celle des joyeux drilles cités précédemment. Mais il se félicite de pouvoir l’aborder sous un angle différent grâce aux valeurs qu’on lui a inculquées dans sa jeunesse. Et c’est cela qu’il souhaite pouvoir propager à travers sa musique. Jusqu’ici, Mick ne rame pas trop. Pourvu que cela continue.
Lire aussi : Interview : Mick Jenkins, l’autre visage de Chicago
Comme annoncé au début de l’article, nos lecteurs parisiens auront la chance d’aller voir Mick Jenkins en concert à la Bellevilloise le samedi 29 octobre prochain. En bonus, la talentueuse NoName assurera la première partie pour le rappeur Chicagoan. Une date à l’initiative de Free Your Funk et dont TBPZ est évidemment partenaires.
Pour tenter de remporter 2×2 places pour cette soirée, rien de plus simple :
Le tirage au sort aura lieu le mercredi 26 octobre. Les gagnants seront prévenus par e-mail.
Et pour être sûrs de pouvoir assister à la soirée, réservez vos places directement sur l’event Facebook.
Crédits photo : Antoine Monégier et Babacar Paviot Diasse pour The BackPackerz
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