Le rap est-il immoral ?
Dans ma recherche perpétuelle de documentaires traitant du Hip-Hop, je suis tombé sur une oeuvre qui m’a tout de suite intrigué: Hip-Hop Beyond Beats & Rhymes de Byron Hurt. Ce n’est pas son titre mais son contenu qui fait la singularité de ce documentaire. En effet, l’objet de ce film est d’explorer 3 sujets trop peu souvent abordés lorsqu’on parle de rap à l’intérieur du mouvement Hip-Hop:
- La violence
- La misogynie et le sexisme
- L’homophobie
En forçant fans, artistes et activistes Hip-Hop à se poser des questions sur l’immoralité croissante dans le rap, Byron Hurt met le doigt là où ça fait mal. Ce film m’a inspiré cet article, qui devait être à la base une chronique mais qui s’est finalement transformé en réflexion sur une question à mes yeux primordiale: le rap est-il immoral ?
Un constat implacable
Personne ne pourrait en effet nier que les 3 phénomènes précédemment cités sont aujourd’hui indissociables du rap, notamment de sa frange la plus commerciale. Si vous n’êtes pas convaincu, vous le serez après avoir vu le documentaire dans lequel on peut, entre autres, voir Busta Rhymes affirmer que « ce qu’il représente culturellement [le Hip-Hop] ne cautionne en aucun cas l’homosexualité » avant de pitoyablement quitter l’interview…
Le réalisateur nous rappelle également qu’un des plus grands succès rap de ces 10 dernières années est l’ultra-violent Get Rich or Die Tryin de 50 Cent, album reconnu par la majorité des fans de Hip-Hop (nous les premiers) comme un classic. Seulement, lorsqu’on prend le temps de réfléchir aux lyrics de cet album et à son impact sur de jeunes auditeurs, c’est là que le malaise s’installe… C’est d’ailleurs tout l’art de ce documentaire: jeter un pavé dans la mare, nous pousser à remettre en question notre foi inébranlable dans cet art qu’est le rap.
Enfin, je vous épargne la justification du traitement de la femme dans le rap US. Il suffit de vous amuser à compter le nombre de fois que vous en entendez « bitch » ou « hoe » dans un morceau de rap US. La messe est dite !
A qui la faute ?
Certes, on pourrait rejeter la faute sur une société américaine fascinée par la violence et foncièrement sexiste, comme le fait Jadakiss dans le documentaire. Mais n’est-ce pas un peu hypocrite de tolérer qu’un mouvement à la base porteur de valeurs plutôt positives (peace, unity and having fun, rappelez vous) soit désormais davantage associé à un univers macho, matérialiste et faisant l’apologie de la violence (bitches, money and holding guns) ?
Vous me direz, Jadakiss et Busta Rhymes ne sont pas réputés pour être les mecs les plus « sensés » du Rap US et vous auriez raison. C’est d’ailleurs pour cela que Byron Hurt donne également la parole à des artistes comme Talib Kweli, Mos Def ou Chuck D de Public Enemy afin d’avoir leur avis sur ces dérives. Même pour ces rappeurs plus « matures » et comme on dit « conscients », les visages se dérobent, les réponses sont maladroites, hésitantes… Pourquoi ? Parce que « tout n’est pas si facile » comme dirait Bruno, le rap est également un moyen de catharsis, de libérer sa rage et sa haine dans une certaine forme de violence verbale. Le rap a-t-il toujours été violent? On est en droit de se poser la question.
L’hyper-masculinité de la culture populaire américaine
Le rap est le reflet des modes de vie des jeunes de classes populaires américaines. Ceux-là même qui, chaque jour, évoluent dans un environnement hostile dans lequel l’homme n’a pas d’autre choix que d’affirmer sa puissance par la violence et dans lequel la femme n’a ni sa place, ni son mot à dire. Si vous êtes des auditeurs de rap attentifs, vous connaissez aussi bien que moi ce contexte.
Mon propos est donc que le rap, bien que doté de valeurs positives à la base, s’est imprégné d’une tendance qui caractérise les quartiers populaires américains: ce que Byron Scott appelle « l’hyper-masculinité ». On retrouve cette hyper-masculinité dans une figure classique du cinéma hollywoodien: Scarface, ou la glorification d’un homme qui affirme son pouvoir par la violence, la réussite matérielle et l’instrumentalisation de la femme comme objet sexuel. Ce n’est pas un hasard si Tony Montana est sûrement le personnage de cinéma le plus cité dans les textes de rap.
Du pouvoir par les mots au pouvoir par l’argent
On retrouve cette notion de pouvoir dans le Hip-Hop qui a toujours été un moyen d’auto-affirmation, de montrer sa supériorité sur l’adversaire, par la technique. C’est d’ailleurs tout l’enjeu d’un des piliers du mouvement Hip-Hop: la battle (de rap ou de danse). Ce besoin d’affirmation, de démonstration de pouvoir est pour moi la conséquence directe de la condition des communautés afro-américaines, traumatisées par des siècles d’esclavage et plus tard délaissées dans des ghettos. C’est d’ailleurs dans celui du South Bronx que le mouvement Hip-Hop est né.
Selon moi, nous avons assisté à un détournement de ce moyen d’auto-affirmation: alors qu’à l’origine les emcees démontraient leur puissance par leur habileté lyricale, certains rappeurs préfèrent comme démonstration de pouvoir l’argent, les armes et les femmes.
Je rejoins donc l’argument de certains artistes du film qui consiste à dire que le rap a intériorisé et poussé jusqu’au ridicule certaines dérives de la société américaine. En revanche, contrairement à eux, je condamne fermement le fatalisme généralisé: le rap peut changer !
Comment renverser la tendance ?
Dans le documentaire, Chuck D affirme que les dérives du rap sont apparues le jour où les majors ont compris que le gangsta rap était un produit commercial très vendeur auprès de la jeunesse blanche des classes moyennes américaines. On peut dater ce tournant à la sortie du premier album de NWA en 1988. A partir de là, le rap game serait devenu une course à celui qui sera le plus hardcore. Le rappeur se rapproche de la figure du gangster et met en scène les éléments de la parfaite panoplie du hustler: drogue, argent et filles faciles. On est donc en droit de penser que le développement de la production indépendante libèrerait les rappeurs de ces « contraintes commerciales ». On aura l’occasion de vérifier cette hypothèse d’ici peu de temps alors que certaines superstars du rap US comme The Game et Nas viennent de basculer sur des structures indépendantes. On regrettera tout de même que si peu de rappeurs n’aient l’humilité de « déposer les armes » comme l’avait remarquablement fait KRS-One, qui avait délaissé la violence de Criminal Minded pour des thèmes plus subtiles et positifs (« Stop The Violence« , « Hip-Hop Lives« )
Etant plutôt sceptique sur ce premier point je m’interroge sur d’autres moyens d’inverser la tendance. Comment rendre le rap plus moral ?
Il semble d’ores et déjà nécessaire de casser le codes qui font depuis quelques années du rap un art quasi exclusivement masculin. Rappelons qu’à l’origine, il n’était pas rare de voir des filles prendre le micro comme on le voit dans le film Beat Street de 1984 ainsi qu’avec Roxanne Shanté, figure historique du Juice Crew de Marley Marl. Il est temps de remettre les femmes à l’honneur dans ce rap jeu et autrement qu’en montrant leur c** sur sa pochette d’album. Certaines, comme Rapsody ou Dynasty, l’ont bien compris et commencent à sérieusement faire taire pas mal de monde.
Même s’il n’est pas tout à fait à classer dans la catégorie rap, on pense également à la progressive incursion d’artistes gays dans le paysage « rapologique » avec par exemple Frank Ocean, du crew Odd Future. Bien qu’on soit encore loin d’un phénomène de masse pour espérer changer les mentalités, son acceptation est déjà le signe d’un bon début.
Mais surtout, je crois que le principal remède à ces dérives est l’Education. En apportant aux fans et aux rappeurs en devenir l’essence et le patrimoine culturel Hip-Hop, ce mouvement HipHopEd, dont on vous a souvent parlé sur The BackPackerz, pourrait être la clé vers un rap plus moral, plus juste et au final plus ouvert.
Un rap plus moral serait plus fédérateur !
Pour preuve, lorsqu’il est plus politiquement correct comme celui de Nas par exemple, le rap entre à Harvard et permet à des jeunes d’obtenir une bourse pour l’étudier. N’oublions pas que le rap est, avant tout une musique par et pour les jeunes. Qu’ils ne le veuillent ou non, les rappeurs les plus populaires sont idolâtrés par nombre de jeunes qui les prennent pour des modèles. Alors mieux vaut ne pas trop jouer au pimp pour ne pas se retrouver con quelques années plus tard devant sa fille comme Nas l’explique dans « Daugthers« .
They say the coolest playas and foulest heart breakers in the world
God gets us back, he makes us have precious little girlsNas – « Daughters »
En mettant fin à la stigmatisation du rap comme une musique de mecs, on pourrait également voir davantage de filles dans nos concerts trop souvent 100% testostérone. Mais par-dessus tout, on en finirait avec ce malaise insoutenable: celui que vous ressentez lorsque vous tombez sur un clip de Rick Ross ou de Booba et que vous entendez autour de vous « c’est ça ce truc pour lequel tu écris sur ton site, le rap ? »
Cette réflexion m’a été inspirée par le très bon documentaire Hip-Hop: Beyond Beats & Rhymes de Byron Hurt que vous pouvez retrouver en streaming sur Youtube.
Conscient du caractère un poil polémique de cet article, je serais ravi de continuer la discussion avec vous, plus bas, dans les commentaires. Si ce texte vous a fait réagir (ou même si vous avez bloqué sur les GIFs), lancez-vous car, comme dit Rocé, la mort est dans le consensus…