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Comment Kamasi Washington réinvente le Jazz West Coast

Beaucoup de fans de Hip Hop ont découvert Kamasi Washington en écoutant l’album de Kendrick Lamar To Pimp A Butterfly en 2015. A l’écoute de sa discographie, la bande originale de cet artiste cosmique s’apparente plus à LA LA Land qu’à Boyz N The Hood. Pourtant, le saxophoniste originaire d’Inglewood entretient depuis longtemps une relation suivie avec le rap.
Élevé dans une famille mélomane entre NWA et Pharoah Sanders, son environnement l’a fortement influencé dans ses choix de carrière. Après avoir recueilli l’unanimité des critiques mainstream et Jazz avec The Epic en 2015, le saxophoniste le plus rap de la planète revient avec des ambitions novatrices exprimées dans son nouveau double album, Heaven & Earth. Washington tend à moderniser son art avec ce nouvel opus entre ciel et terre. Surtout, il veut à tout prix redonner une identité propre au Jazz West Coast. Comme l’ont réalisé des années plus tôt ses voisins gangsta producteurs Dr. Dre, DJ Quik ou plus récemment son ami Terrace Martin.

Jeunesse solaire à South Central

Kamasi Washington by Mike Park

© Mike Park

Lors de ses interviews, Kamasi Washington aime à rappeler qu’il a grandi à Inglewood. Territoire hostile partagé par la guerre fratricide entre les gangs des Bloods et des Crips, Inglewood est également un terrain de prédilection du rap californien. Les plus célèbres comme Mack10 (membre de la Westside Connection avec Ice Cube), Big Syke (membre du collectif Thug Life de 2Pac) ou encore le producteur J Swift pour The Pharcyde, y ont puisé une grande partie de leur inspiration musicale. Enfant, Kamasi évolue dans ce décor constitué  de crimes et de trafics de drogue en toile de fond. Washington l’avoue sans honte aujourd’hui. Il aurait pu rejoindre l’un de ses gangs notoires. Il doit uniquement son salut à la musique, en plus particulier le Jazz. « Quand tu es musicien, la plupart des membres des gangs te laissent tranquille. Car ils savent que tu n’as pas de temps à consacrer à un gang ».
A la maison, son père, également saxophoniste, l’incite dès le plus jeune âge à jouer plusieurs instruments, la batterie d’abord puis le piano et la clarinette ensuite. Il se consacre définitivement au saxophone dès l’âge de 13 ans. Il voue très vite un culte à des musiciens comme Charlie Parker, Ornette Coleman ou John Coltrane. A onze ans, il assiste avec son père à son premier concert, celui de Pharoah Sanders dans un club de Leimert Park. Un lieu marquant dans la suite de sa carrière.  Et un saxophoniste, père de l’ethno Jazz, à qui les critiques l’associeront souvent par son attitude fantasque.

Dans cette partie sud de Los Angeles, le Gangsta Rap, fraîchement débarqué, prend une place prépondérante dans le cœur des adolescents du quartier. Kamasi n’échappe pas à la règle.  Il avoue l’importance symbolique d’un groupe comme NWA dans sa construction d’adolescent.  « NWA était le premier groupe, qui parlait de notre voisinage. Ce son sonnait comme ce que nous ressentions en traînant dans nos rues. Cette musique était conçue pour faire bondir des Cadillac », se remémore-t-il encore.
Le futur saxophoniste comprend rapidement le lien, qui relie le Jazz et le Hip Hop. Il navigue de clubs en clubs dans le quartier de Leimert Park, frontalier de Crenshaw Boulevard. Il voit éclore des fusions de  Jazz Bands et de rappeurs. Il assiste à des freestyles dantesques entre The Pharcyde ou Freestyle Fellowship et des pianistes renommés tels Josef Leimberg. Dans cet univers musical hétéroclite, l’apprenti jazzman y trouve une communion entre son environnement quotidien et sa passion. En compagnie de son ami bassiste Stephen Bruner, devenu Thundercat, il rencontre aussi des personnes déterminantes à Leimert Park.

Une formation live avec Snoop et Lauryn Hill

Washington et Burner écument les clubs le soir. Ils deviennent un peu les coqueluches de Leimert Park. Ils multiplient les Jams et les rencontres. Une en particulier va changer la destinée de KW. Celle avec un autre saxophoniste, Terrace Martin, qui occupe une place importante dans sa vie artistique. En rupture avec le jazz traditionnel, Martin propose à KW d’intégrer la formation live de Snoop Dogg, les Snoopadelics. Une opportunité incroyable, pour celui qui poursuit des études d’ethno-musicologie à l’université d’UCLA.
Surpris par la rigueur du rappeur de Long Beach, l’apprenti sax apprend aussi le sens de la précision. Car Snoop exige de ses musiciens une interprétation parfaite de son groove G-Funk. Cette expérience en tournée lui donne une vision plus microscopique de la musique, le sens du détail. Aujourd’hui Washington est très reconnaissant des fruits récoltés par sa collaboration avec Snoop. Il forme avec les autres musiciens une bande unie, qu’il retrouvera par la suite.
C’est le bassiste des Snoopadelics, Miles Mosley, qui lui présente une autre grande figure liée au Hip Hop, Lauryn Hill. Durant une éprouvante tournée, le natif de South LA goûte aussi au perfectionnisme de la diva des Fugees. Hill demande une grande capacité de mémorisation. Kamasi s adapte aisément à la vitesse d’exécution très réactive demandée par la chanteuse/rappeuse. Cet acquis lui donne une confiance en soi inébranlable, et une famille musicale indéfectible.

Par ailleurs, cette famille devient une formation, le West Coast Get Down, composée essentiellement de musiciens issus des Snoopadelics. Washington représente alors une référence en matière de saxophoniste live auprès de la scène Néo Soul. Il collabore ainsi avec Raphaël Saadiq ou Erykah Badu. Mais il sent aussi qu’il est temps pour lui d’exposer sa propre vision musicale.

L’apothéose, de The Epic à Kendrick Lamar

Son ami Thundercat le ressent plus que tout autre. Kamasi doit donner libre court à sa créativité sans borne. Le bassiste parvient à connecter le saxophoniste à une de ses connaissances, le producteur Flying Lotus. L’alchimie fonctionne immédiatement entre les deux hommes. Beatmaker aux forts accents Jazzy psychédéliques, Flying repère la même énergie créatrice chez le musicien d’Inglewood. Il apprécie d’autant plus que Washington s’adapte rapidement à ses méthodes hyper actives de travail sur son You’re dead. L’album contient une symbiose de sons entre Jazz et musique électronique, entrecoupée par les passages des rappeurs, Snoop et Kendrick Lamar. Stupéfait par cette collaboration, Flying Lotus lui propose alors de signer sur son label Brainfeeder pour son premier album.

En pleine réflexion artistique, le musicien californien accepte finalement  le deal. Boulimique de travail, Kamasi boucle The Epic en seulement quelques mois. Cet album révèle bien la personnalité de l’artiste, à la fois calme et intempestive. Se livrant à la fois à un jazz académique, le saxophoniste ténor est capable d’envolées lyriques proches du Free Jazz. The Epic recueille autant les suffrages des puristes que du public.
Emporté par un raz-de-marée mélomane, il passe d’un studio d’enregistrement à un autre. C’est lors d’une session studio pour son album Velvet Portraits, que Terrace Martin  lui propose de collaborer avec le rappeur prodige, Kendrick Lamar. Initialement il est prévu pour assurer le saxo du morceau «  Mortal Man ». Mais Lamar l’invite à écrire plusieurs compositions  de son To Pimp A Butterfly. Kamasi Washington a grandement contribué à la réussite musicale de ce chef d’œuvre. Il y conjugue l’odeur sulfureuse de son enfance dans le ghetto, et son amour immodéré pour le Jazz. Son nom résonne enfin dans les oreilles des fans de Hip Hop. Une reconnaissance inespérée pour celui, que les journalistes surnomment dorénavant le saxophoniste des stars du rap.

L’identité Jazz West Coast

Encensé par la critique et le public, Kamasi Washington devient le symbole de cette génération de musiciens, qui ont grandi avec le Hip Hop. Si il ne multiplie pas les collaborations avec des rappeurs. Il apparaît aux côtés d’artistes plus alternatifs comme Run The Jewels ou Damani Nkosi. Il compose également un thème pour la série Hip Hop de Netflix The Get Down. Ses apparitions témoignent d’un réel attachement pour cette culture. Un attachement, qu’il revendique à travers son désir d’imprimer une forte identité West Coast à sa musique. Serait il inspiré  par les producteurs californiens rap des années 90, comme Dr Dre, DJ Quik ou Battlecat ? Cette supposition peut paraître un peu abusive. Mais, Kamasi affirmait dans un récent entretien que Dre était notamment un grand amateur de Jazz.

Un élément  de réponse se trouve dans sa participation en 2017 au groupe formé par Terrace Martin, The Polyseeds. Compromis entre Jazz et Funk, Martin marie dans ce disque les influences majeures du rap de la côte ouest. Naturellement le producteur définit cette fusion comme les Sounds of Crenshaw. Néanmoins l’idée germe dans l’esprit de Washington depuis un certain moment. Respectueux des empreintes laissées par des villes comme New York ou La Nouvelle-Orléans, il aimerait redonner un souffle nouveau au Jazz de Los Angeles. Ce Jazz West Coast, né dans les années 50, a été longtemps méprisé par les puristes. Car il été joué  en majorité par des musiciens blancs. L’ambition de Washington est de redéfinir ce label, pour lui rendre ses lettres de noblesse.
Depuis ses débuts, le musicien californien se moque des formats et des conventions. Il se sent capable de passer d’un triple album, The Epic, à un six titres avec Harmony of Difference, avec une désinvolture frisant l’insolence. Jusqu’à présent, il était resté plutôt dans un cadre purement jazz dans ses projets personnels. Heaven & Earth devrait marqué un changement net de direction. Double album, Heaven contient plus de parties vocales. Certains titres tendent vers des sonorités plus électroniques, comme « Street Fighter Mas ». D’autre part, le titre de ce double album représente deux facettes de l’artiste, son imaginaire et son expérience de vie. Il confie aussi à sa musique un pouvoir nouveau, celui de transmettre un message. Par exemple, le thème de « Fists Of Fury » contient ses inquiétudes sur les orientations xénophobes politiques de son pays. Tous ces détails peaufinent l’identité de sa musique, que le saxophoniste désire ancré dans sa Californie natale. A l’image de ses complices Thundercat, Flyin Lotus ou Terrace Martin, Washington contribue à orienter son Jazz vers des contrées jusqu’alors inexplorées. Ses débuts aux côtés d’artistes rap comme Snoop ou Lauryn Hill ne sont sûrement pas étrangers à sa volonté de créer son propre univers dans sa Cité des Anges.

Kamasi Washington – Heaven & Earth

Rémi Chervier

Ayant vécu « l’âge d’or » du Jazz Rap et de la West Coast, il est dans son élément avec Kendrick Lamar, Joey Bada$$ et consorts. Amateur de Jazz, Soul et autres RnBeats.

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