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Jazz Cartier – Fleurever

L’autoproclamé Prince de Toronto est de retour aux affaires. Après deux mixtapes rondement menées (Marauding in Paradise en 2015 et Hotel Paranoia l’année suivante), un Juno Award du meilleur album rap (équivalent canadien des Grammys) remporté au nez et à la barbe de Drake en 2016 et une signature en major, Jazz Cartier sort enfin le bien nommé Fleurever et annonce qu’il est le « next big thing » de la ville reine.

Fine fleur de la scène canadienne

Le MC se présente comme “le leader de la nouvelle génération de Toronto”. En se démarquant du rap sensible et guimauve du mastodonte Drizzy, Jazz Cartier fait office d’alternative de ce style propre à Toronto. Qui, si on le caricature un peu, ressemblerait à ça : une succession de jérémiades amoureuses clamées par des mecs imbus d’eux mêmes au fin fond de la nuit. Le tout à la croisée des chemins entre beats électroniques sombres et rythmiques rap-r’n’b. Jahmarie Adams, de son vrai nom, n’est pas de cette trempe-là.

Avec lui, le curseur de l’obscurité est poussé beaucoup plus loin. Il troque en grande partie les histoires de coeur au profit de récits ténébreux, où il est question de paranoïa et de schizophrénie. Depuis ses débuts, Jazz convoque son alter ego orgueilleux, Jacuzzi La Fleur, qui, tel un double démoniaque lui permet d’oublier ses anxiétés et idées noires. Alternant de nombreuses fois entre ses deux identités, Jazz Cartier s’est construit un personnage complexe et atypique dans le paysage du rap contemporain. Bien qu’il affirme créer une vision et un monde en soi, ce qu’on ne lui retire absolument pas, on arrive à déceler les éléments qui constituent son rap atteint de troubles d’identité. Le Canadien possède l’élégance et l’extravagance d’un André 3000, un charisme vocal à la Travis Scott (sans sa maestria de l’auto-tune) et enfin un flegme digne de son icône, Lil Wayne (auquel il a rendu hommage dans un morceau éponyme). Maintenant que les présentations sont faites, rentrons dans le vif du sujet avec ce projet qui pourrait lui offrir un ticket pour la cour des grands.

Luxe, Romance et Botanique

Longtemps teasé, Fleurever aura su se faire désirer. Jazz, en vrai esthète qu’il est, a peaufiné son premier album jusque dans les moindres détails. Il n’y a qu’à regarder la sublime cover pour comprendre que le raffinement est l’essence même de sa musique. Ce raffinement, il le met principalement au service de bangers imparables. Que ce soit les singles qui visent tous dans le mille « Wich One » et « Godflower » pour ne citer qu’eux, ou bien des morceaux distillants une ambiance planante tel que « Distractions », tout est un subtil mélange de mélodies minimalistes et de 808 claquante.

Contrairement à ce qu’il avait annoncé, les featurings prestigieux ne sont pas de la partie. Il préfère opérer en loup solitaire et nous laisser entrer un peu plus dans sa psyché avec ce LP. Malgré tout, on aurait apprécié quelques apports extérieurs bien sentis, pour contrebalancer avec sa voix profonde qui varie assez peu le longs des 16 tracks. On ressent sur une bonne partie du projet, un duel entre un Jazz Cartier au ton mélancolique et un autre bien plus sûr de lui. Un affrontement où tout n’est qu’histoire d’aspiration personnelle, de difficultés avec la gente féminine et de mode de vie fastueux. Le principal intéressé explique que c’est la nature même du projet :

The driving force of Fleurever is duality—whether it’s battling the balances of love and money, risks and rewards, right and wrong, or living and dying.

Le morceau qui cristallise cela et qui est sans conteste au dessus du lot, c’est le sublime « IDWFIL ». Construit autour d’un sample de « Tyrant » de celle à qui tout réussit cette année, Kali Uchis. Le Torontois de 25 ans exprime sa difficulté à allier relation amoureuse sérieuse et sa carrière. Il le verbalise en sous-entendant une solitude qu’il choisit de vivre, et qui le rapprocherait presque du fameux style Toronto évoqué plus haut :

I don’t wanna fall in love, no Better than the rest, they don’t even come close

Tout le long de ce Fleurever est distillée une ambiance à l’image de sa ville : glaciale et nocturne. Que ce soit la voix finement réarrangée sur « Gliss », la mélodie atmosphérique de l’excellente intro « Soul Searcher » ou bien encore la contribution féminine sur « Function », voilà autant d’éléments qui apportent cette couleur si particulière à l’opus. En effet, sa singularité réside dans une recette trap légèrement adoucie alliée à une imagerie romantique, dominée par son obsession pour les fleurs. Ces dernières qu’il voit comme une métaphore de son talent, enfin prêt à éclore et à exploser sur le long terme.

Autre bon point à souligner : le sequencing de l’album qui n’offre aucun répit à l’auditeur en débutant très fort par une flopée de sons puissants, où le niveau de kick est bien au dessus de la moyenne (mention spéciale à « VVS »). Puis, il se permet une envolée audacieuse en milieu de projet avec des morceaux centrés sur les femmes (« IDWFIL » , « Sex Machina » , « Distractions »), où les productions se révèlent toutes plus originales les unes que les autres. Il conclut en prenant un tournant sombre dans la dernière partie, qui atteint son point d’orgue sur le lugubre « Before It’s Too Late » où Jazz, en un couplet, énumère de manière hargneuse tout ce qu’il le perturbe dans sa nouvelle vie, pour ce qui est sans doute le morceau le plus saisissant de l’album.

Plus apaisé dans le flow mais toujours aussi tiraillé dans les thématiques qu’il aborde, Jazz Cartier passe un cap avec Fleurever. Bien qu’il soit dommage qu’on ne retrouve pas toute la fougue qui faisait le succès de ses mixtapes ou le fait qu’il délaisse quasiment le concept de « cinematic trap », qu’il avait mis au point avec son producteur et bras droit, Michael Lantz. Jazz nous délivre une autre part de son identité avec cet album, plus humain et sensible qu’auparavant, il nous offre à voir qui est le véritable Jazz Cartier. Le porte-drapeau de cette nouvelle génération venue de la métropole canadienne, espère avec ce projet semer des graines et faire pousser des fleurs partout sur son passage.

Simãozinho

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