Le hip-hop fait depuis quelques années son retour dans les clubs. Certains producteurs comme Kaytranada ou Flume sont les enfants bâtards de la house et du rap, ne sachant plus très bien sur quel pied danser. DJ Spinna, lui, est issu de la première génération de disc jockeys qui ont enflammé les dancefloors new-yorkais dans les années 80. Entre la house et le hip-hop, il ne sait pas choisir. Il ne veut pas choisir. Il sera en France très prochainement pour deux dates à ne pas rater. D’abord le 28 janvier pour une soirée en hommage à Prince et Michael Jackson à la Bellevilloise, puis le 18 février à Nantes dans le cadre du festival HIP OPsession. Découvrez cette interview qu’il avait donné en 2015 à TBPZ.
The BackPackerz : J’ai lu quelque part que tu as commencé à mixer à 11 ans. Peux-tu nous parler de ton enfance du point de vue de la musique?
DJ Spinna : J’ai grandi en écoutant de la musique très variée. Je suis un enfant des seventies, mon père avait beaucoup de disques de soul bien évidement, mais aussi pas mal de musique caribéenne, de musique sud-américaine. Ma famille est originaire d’Amérique Centrale, du Panama. Nous vivions à Brooklyn, qui est un véritable melting-pot. A milieu des années 70, la disco est arrivée. Si tu vivais à New York, impossible d’y échapper. C’était un phénomène qui emportait tout sur son passage, c’était énorme. La plupart des artistes soul s’essayaient à la disco. C’était ce que nous écoutions tous. Puis à la fin des années 70, la musique est devenue plus urbaine et le Hip Hop est apparu. Spoonie Gee, Jimmy Spicer, Sugarhill Gang bien sûr, Treacherous Three, j’achetais tous les disques qui sortaient. J’écoutais tous les artistes majeurs de la musique noire américaine.
D’où viens-tu précisément à Brooklyn?
Je suis de Crown Heights. On dit que le Hip Hop est né dans le Bronx, mais c’est plutôt un phénomène new yorkais au sens large. Ce qui avait la côte à Brooklyn, c’était les DJs mobiles. On installait des platines à l’arrière des vans, on branchait des lumières, on connectait la sono. Le Hip Hop existait chez nous aussi. C’est comme ça que j’ai découvert l’univers des DJs. Ça m’as toujours inspiré. Au début des années 80, je n’avais pas encore mon propre matériel. J’ai un peu bricolé, j’ai glané une table de mixage, puis une platine. Ce n’était même pas un Technics 1200, plutôt une Denon ou quelque chose comme ça. J’ai raccordé tout ça avec la platine de mon oncle, une Pioneer. J’ai utilisé mes disques et les siens, c’est comme ça que j’ai commencé à m’entraîner.
En 1999 tu as sorti Heavy Beats Volume 1 sur Rawkus. Peux-tu nous parler de l’époque Rawkus?
Rawkus est devenu le Def Jam du Hip Hop indépendant. C’était le label le plus important. Tous les artistes y passaient, peu importe s’ils étaient déjà associés à une autre maison de disques. De mon côté j’avais Beyond Real Records. Beaucoup d’artistes qui enregistraient pour Rawkus avaient leur propre identité. Company Flow, Pharoah… Mos Def faisait partie de Urban Thermo Dynamics avant d’enregistrer son premier single chez eux. C’était presque injuste de les qualifier d’indépendants, puisque Rupert Murdoch et son argent étaient derrière tout ça pour promouvoir les disques qui sortaient. Alors que le milieu underground galérait, les gens faisaient du mieux qu’ils pouvaient pour mettre leur musique en avant. Mais il faut le reconnaître, Rawkus représentait un mouvement. Certains ont même faits leur débuts sur ce label. Eminem par exemple. Les gens ont commencé à s’intéresser à lui en écoutant Soundbombing.
Comment procèdes-tu pour composer un beat ? As-tu une méthode bien définie ?
Je commence généralement par la batterie. Pour faire un beat Hip Hop, j’attrape une pile de disques à la recherche d’un bon son de batterie. Mais maintenant je peut directement trouver de superbes samples sur les machines que j’utilise. Mais quelle que soit la méthode, il faut commencer par la base, les fondations du beat. Le groove, les boucles mélodiques, tout ça c’est secondaire.
Utilises-tu seulement des machines ?
Principalement, oui. J’ai une MPC Renaissance, mais je n’ai pas encore trouvé le temps d’en faire le tour. Je ne la maîtrise pas à 100%, je suis encore au stade de la découverte. Je n’ai pas utilisé ma MPC 3000 depuis un moment mais je l’ai gardée, rien ne sonne aussi bien. Tout comme la SP-1200. C’est un classique, elle a sa propre personnalité, elle ne peux pas être remplacée. Il faut la garder. Un jour par nostalgie tu peux t’y replonger, à la recherche de sons bien spécifiques. Pour moi, les machines sont l’outil ultime du producteur. Le workflow est bon, les sons sont très accessibles, la banque de samples de Native Instruments est très complète avec des tonnes de synthés… Tout y est.
Tu utilises Traktor pour mixer?
Non. Je suis toujours sur Serato. J’aime bien Traktor, ça sonne bien. Mais pour ce qui est du DJing, j’aime bien la simplicité. Quand je mixe, je veux seulement passer de la musique, je n’ai pas besoin de tous les trucs en plus pour faire des remixes. Je fais tout ça à la main, avec les platines. Même avec Serato DJ, j’ai des difficultés à m’adapter. Il y a trop de choses à l’écran. J’y vais au feeling, ma magie opère naturellement (rires).
Nous avons désigné Homeboy Sandman emcee de l’année (2014). Qu’en penses-tu ?
Je le trouve très doué. Ma première collaboration avec lui a été sur un morceau avec Fresh Daily. Je n’arrive pas à me souvenir du titre (NDLR le morceau s’appelle « Starter Pistol »). Il y a eu celui-là, puis « Get On Down ». Sur son nouvel album chez Stones Throw (NDLR Hallways) j’ai produit « 1, 2, 3 ». Depuis un certains temps, nous parlons même d’enregistrer un album ensemble. C’est quelque chose que j’ai vraiment envie de faire. J’ai juste besoin de m’organiser et de me recentrer. Je fais trop de choses à la fois.
Est-ce que tu passe plus de temps à mixer ou à faire de la production en ce moment ?
Je passe probablement plus de temps à faire le DJ. C’est ce qui paie les factures (rires). J’aimerais bien que ça soit l’inverse, car en ce moment ma créativité est au top. Je veux produire plus de disques. J’adore le DJing, c’est mon premier amour. J’aime être face à la foule pour la faire danser, mais toute chose finit par lasser quand on en abuse. Je suis aussi un père de famille, et être séparé de mes filles et de ma femme me lasse. Mais en même temps si je passais tout mon temps en studio, je ressentirais sans doute l’envie de m’y remettre. C’est un équilibre à trouver.
Tu es un des rares producteurs Hip Hop a avoir un pied dans la House. À New York, le lien entre ces deux musiques semble pourtant évident. Pourquoi n’êtes-vous pas plus nombreux à franchir ce pas ?
Je suis ce qu’on appelle un clubbeur. Je les fréquente depuis que j’ai 16 ou 17 ans. À une certaine époque à New York, on pouvait entendre de tout dans les boîtes. De A Tribe Called Quest à Soul II Soul en passant par David Morales ou Louie Vega. On pouvait entendre toute cette variété d’artistes en une seule nuit. Le Hip Hop de la fin des années 80 et du début des années 90 était très orienté club, avec des morceaux au tempo rapide faits pour danser. Ce n’est qu’en 93 et 94 que le rap a commencé à être plus lent et plus sombre. Tout le monde fumait de l’herbe, jouait au dur. C’est de cette période que date la scission avec le club. Mais de nombreux producteurs Hip Hop très respectés tels que Marley Marl, 45 King et même Q-Tip sont aussi de grands amateurs de House. Dans les années 80, cela faisait partie de la culture new-yorkaise. En tant que producteurs, peu d’entre nous ont été dans les deux directions mais nous sommes tous taillés dans la même étoffe. Comme eux je viens de la culture club.
Quel rôle jouent les formats de musique numériques dans la façon dont les gens écoutent de la musique aujourd’hui ?
Grâce à Internet, les gens sont moins dépendants des maisons de disques en ce qui concerne leurs goûts musicaux. Si tu aimes la bonne musique, avec Spotify, YouTube ou Soundcloud tu peux fouiller Internet à la recherche de ce qui te plaît. En revanche, la culture club a été très affectée. Les jeunes qui vont en boîte aujourd’hui ne comprennent pas vraiment ce qu’est une bonne fête. Ils sont piégés dans des cases bien définies. Ceux qui aiment la musique electro seront déroutés par un morceau de Disco ou de House classique. C’est triste mais je pense que c’est amené à changer. Il va y avoir un retour de la bonne musique. Beaucoup de ceux qui comme moi se sont intéressé au Hip Hop depuis le début ont une compréhension plus globale de la musique. On a grandi dans les années 70 et 80. On écoutait et on dansait sur de la Soul, du R’n’B, de la pop anglaise, tout ce qui était populaire. La production Hip Hop de l’époque reflétait parfaitement toutes ces influences. Aujourd’hui il y a une rupture. Pour beaucoup, le rap old school c’est Biggie et Nas. Mais Motown, James Brown, la Disco, tout ça ne fait plus partie du paysage. Mais je suis sûr que ce fossé va se refermer et que les gens auront une meilleure conscience de ce qu’est la musique et d’où elle vient.
On imagine que le retour du vinyle te fait plaisir…
Le vinyle fait son retour. Je ne pense pas que ça sera aussi populaire qu’avant, car d’un point de vue économique ça n’est plus rentable. Mais je pense que c’est important parce que la meilleure façon de consommer de la musique est de pouvoir mettre la main sur quelque chose de tangible. Tu peux toucher ton disque, lire la pochette et les paroles… Un de mes oncles est mort récemment et j’ai hérité de sa collection de disques. Avec les nouvelles plateformes de musique numérique, tout cela n’est pas possible. De quoi vas-tu hériter ? Un disque dur ? La musique est complètement dématérialisée, c’est là le problème. Elle n’a plus autant de valeur.
Mais tu mixes sur Serato…
Je mixe sur Serato mais j’utilise des platines vinyle. J’aime la sensation que ça procure. Je fais aussi un effort pour écouter plus de disques. J’ai acheté un paquet de vinyles pour cette tournée. Parfois avec la musique numérique je suis un peu perdu, j’ai tellement de morceaux sur mon ordinateur! J’en viens à oublier ce qu’il y a dans ma collection. Il m’arrive de lire le titre d’un morceau sans me rappeler la musique. Avec le vinyle tu n’as pas ce genre de problème. Tu regardes la pochettes et tu sais exactement de quoi il s’agit. Tu sais exactement sur quel partie du disque trouver tel ou tel break que tu as envie de jouer. Avec le digital, ce feeling disparaît.
Peux-tu nous parler de The Sound Beyond Stars, ton dernier disque?
The Sound Beyond Stars est une compilation de remixes House. Ça fait déjà un moment que je voulais sortir un album comme ça, mais jusqu’à présent je pensais ne pas avoir assez de matière. Je voulais montrer au public ce pan de mon travail. Maintenant, j’ai même assez de morceaux pour produire un deuxième opus de The Sound Beyond Stars, dont la plupart sont totalement inconnus. Nombre d’entre eux ne sont jamais sortis sur vinyle, pas même sur CD. C’est l’occasion de montrer au gens ce que j’ai fait pendant ces 12 ou 13 ans. Certains seront sans doute surpris de découvrir que j’ai produit autant de House. J’ai choisi de travailler avec BBE, car c’est le label qui m’a maintenu sur le devant de la scène ces dernières années.
As-tu d’autres projets pour le futur proche ?
Oui bien sûr. Je prépare un nouvel album de Jigmastas (NDLR Resurgence). Ça fait déjà longtemps qu’on y travaille. On aurait probablement de quoi sortir deux albums. Une bonne partie de l’équipe sera réunie : Kryminul, Skam, Shadowman, Shabaam Sahdeeq. Shabaam est très présent sur ce projet. Il est possible que je produise un album pour lui dans un futur proche. Il me met la pression. « Allez, s’il te plaît, envoie moi des beats, envoie moi des beats. Je veux le faire cet album! » (rires). En ce qui concerne l’album de Jigmastas, on en est à l’étape du mixage. Il est difficile de dire quand il sortira, mais il faut compter trois ou quatre mois de délais de pressage.
Remerciements au Djoon et à toute l’équipe d’Hello Panam qui nous a permis de réaliser cette interview en Janvier 2015.
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