Qui peut véritablement citer une figure féminine ayant actuellement un impact aussi important sur l’industrie du disque et sa section « musiques urbaines » (terme officiel et officiellement galvaudé des Victoires de la Musique) que des Diam’s voire des Keny Arkana et Vitaa il y a déjà près d’une dizaine d’années ? Le rap féminin hexagonal voit pourtant fleurir une toute nouvelle génération d’artistes. Mais celle-ci semble avoir encore du mal à se démarquer médiatiquement de leurs pendants masculins. Danitsa fait partie de ces jeunes artistes visant la Lune, capables de bâtir sur une industrie du disque en profonde refonte et d’altérer profondément la donne de par la qualité et l’originalité de ce qu’elle propose. Ego, son premier album, en est la première brique.
« Où sont les femmes ? » disait à juste titre l’homme au soyeux mulet Patrick Juvet. « Où sont les femmes dans le paysage rap francophone ? » disait toujours à très juste titre une autre personne dont le nom m’échappe. Ne vous méprenez pas sur mon propos, la scène rap féminine a ses (solides) piliers en France : nous pourrions citer Shay, Casey, Chilla, ou encore Pumpkin, et KT Gorique parmi les plus influentes. Mais force est de constater aujourd’hui qu’il serait difficile, voir pratiquement impossible de citer un équivalent féminin aux poids lourds de l’industrie que sont Orelsan (dont le dernier album vient d’être certifié triple disque de platine), Nekfeu, Jul, BigFlo & Oli et consorts.
Qu’il semble loin le temps où le Hip-Hop était considéré comme persona non grata dans les hauts couloirs des majors. L’ironie veut qu’il soit récemment devenu le genre musical le plus écouté dans le monde. Il a dès lors largement fait son nid dans le coeur des producteurs et du public. Mais celui-ci souffre malheureusement toujours de son image testostéronée glanée à la fin des 80s avec la mouvance gangsta rap, et reste à ce jour profondément ancrée dans la culture Hip-Hop. Si aux Etats-Unis, les femmes ont réussi à se tailler une place de choix dans le paysage, en France le bilan est bien plus contrasté.
Flashback, fin juin 2015, dans la salle du Pan Piper à Paris. Après plusieurs semaines de préparation, la soirée organisée par Mix Ta Race se dessine enfin. Le thème retenu promet : « Les Femmes Fantastiques ». Gaël Faye, au titre de maitre de cérémonie, avait un objectif bien précis : dégoter les nouveaux talents féminins aux quatre coins de la francophonie et les réunir pour participer à cette soirée de gala. Simple sur le papier. Et pourtant : « Pour faire cette carte blanche, j’ai galéré pour trouver des rappeuses, vraiment galéré ! » avouera le rappeur pendant le concert. « Il faut plus de femmes qui prennent le stylo, (…) et qui écrivent des textes de rap ! » continuera-t-il. La mission est pourtant rondement menée : la malienne Mamani Keïta, Anna Kova, Luciole ou encore Billie Brelok participent à ce qui restera comme une soirée mémorable.
Dans cette liste d’invitées se trouve également une artiste pas tout à fait comme les autres. Du haut de ses vingt ans, elle chante en anglais avec un accent jamaïquain très prononcé. Elle fait aussi sacrément groover le public avec son timbre atypique comme peu de personnes savent le faire. Son nom ? Danitsa.
Biberonnée au reggae roots, à la soul de Curtis Mayfield et au blues de Billie Holliday, Danitsa, de son vrai prénom Shanna, effectue ses premières armes au chant très jeune sur les morceaux d’un certain Skankytone : producteur de musique reggae et accessoirement, son père. Enormément influencée par le vernaculaire jamaïcain (elle s’est rendue plus d’une vingtaine de fois sur l’île Caribéenne) et sa musicalité, elle écrit ses textes et les chante en anglais. A l’instar d’un Naaman, elle passe une partie de sa jeunesse à travailler et à aiguiser cet accent, à la fois singulier mais aussi très complexe à appréhender phonétiquement parlant pour une native francophone.
A tout juste vingt ans, forte d’une solide expérience au chant, elle sort un premier EP sur Jihelcee Records (le label de Darryl Zeuja du collectif 1995) : Breakfast, contenant sept morceaux qui mélangent Hip-Hop, soul et reggae. Si l’album reçoit un accueil critique positif – un véritable vent de fraicheur pour la communauté reggae – il reste évident que l’artiste est en recherche ostensible de directions. Peu importe, Danitsa se révèle a un public francophone intrigué par cette chanteuse pour le moins atypique.
Deux années s’écoulent, soit juste assez de temps pour permettre à la jeune artiste de concocter méticuleusement sa vraie première oeuvre musicale. Lors de ce laps de temps, elle écoutera et s’inspirera de nombreux artistes parmi lesquels Solange, Beyoncé, SZA, D’Angelo mais aussi Ibeyi, Princess Nokia, Kendrick Lamar, Anderson .Paak ou encore Roméo Elvis.
Fin novembre 2017 sort le fruit de ses entrailles : Ego. Seize titres pour un premier album long format surprenant pour ne pas dire stupéfiant, à des années lumières de ce qu’elle avait proposé jusqu’alors. A l’orée des genres, Danitsa apparaît s’être trouvée, et ça promet sacrément pour la suite.
Ce qui marque sensiblement dès l’écoute complétée du projet c’est la qualité de l’ensemble, aussi bien au niveau des productions que des performances vocales, ou du mixage. Le projet chaperonné par Vie d’Ange sonne homogène et la quasi totalité des morceaux apportent une pièce du puzzle à cet Ego. Danitsa, de son propre aveu, n’a pas souhaité s’enfermer dans un style en particulier. Si les basses sourdes de la trap ont une résonance prédominante dans la majorité des compositions de l’album, on y retrouve, sans chercher bien loin, les influences reggae, soul, et R&B si chères à son cœur. L’album convie des invités de marque et alterne entre sujets légers et sujets plus sérieux à travers les yeux et la plume de sa créatrice, l’amour en filigrane.
L’enrobage est à base de 50cc d’ego-trip charpenté. En témoigne le morceau sans équivoque « Remember Me », premier single clippé de l’album. L’artiste s’en prend sans ménagement à la concurrence sur une instrumentale sourde agrémentée d’une boucle de piano doucereuse. « Hoover », plus lancinant, est le genre d’instrumental (produit par Miles Singleton) sorti tout droit du fin fond de l’enfer. Danitsa s’attaque cette fois aux « amis » fantômes, ceux qui ne se montrent qu’à l’ouïe des cliquetis de la bouteille de tequila, synonyme de weekend ; les copains de beuveries en somme. Nous pourrions également citer les morceaux « Money » et « Repo Man » ; toujours concentré sur la notion de l’amour démesuré de soi, mais cette fois sur des instrumentales plus légères.
La liste des invités est aux petits oignons : on retrouve une grande partie de la Superwak Clique, présents sur trois des titres les plus marquants du projet. A l’instar de « Jungle » en duo avec Rico TK : peut être le morceau le plus original du projet. Un beat issu de la rencontre improbable entre l’organique tribale presque chantante d’une luxuriante forêt de type amazonienne avec un kick/bass synth étouffé et un flow volontairement monocorde employé par Danitsa et Rico TK. Une formule qui fait banco.
On retrouve le rappeur Dewolph sur « Who Are You », un titre plus engagé, sombre et vindicatif sur l’état peu réjouissant du monde, et sur les faussaires qui se gavent allègrement sur son pauvre dos déjà bien gangréné. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y vont pas avec le dos de la cuillère.
The government is telling lies, so is the Pope,
Living life like it’s just some fucking joke,
But I love it cause they’re ignorant too.« Who Are You » (Dewolph)
Evidemment, qui dit réunion dominicale Superwak, dit Di-Meh et Slimka. Sur un « Seven Up » de folie, les trois compères déroulent un ego trip corsé assaisonné d’un refrain des plus jouissifs. C’est également le seul morceau avec des couplets en Français. L’alchimie est évidente et s’explique en partie par le fait que les trois ont déjà eu l’occasion de collaborer ensemble sur plusieurs sons de Di-Meh. Comme sur « Hit A Lick », morceau hypnotique samplant nonchalamment « Barbie Girl » d’Aqua. Ça pose les bases.
Sur Breakfast, Danitsa, venant tout juste d’entrer dans la vingtaine, s’inquiétait du chamboulement que sa nouvelle vie d’adulte allait apporter. Gratifiée d’un tout nouveau recul sur ses jeunes années, elle s’autorise un retour sur un épisode malheureux de son adolescence. « Bad Luck » est une histoire « d’amour » abusive avec un homme de six ans son ainé. Très remontée, elle règle ses comptes en usant de son flow le plus hargneux.
I used to have some respect for you, guess I was young
But retrospectively thinking, I must have been wrong
I’m strong now, Stronger than ever,
I’m smart now, Smarter and clever.« Bad Luck »
Elle n’en oublie pas d’adresser un immense remerciement à la personne sans qui rien de tout cela ne serait arrivé ; du moins probablement pas de cette manière. « Days » est le morceau le plus émotionnellement chargé et tranche avec l’aspect plus léger émanant du reste de l’album. D’une sincérité éprouvante, ce cri venu du cœur de la jeune Genevoise d’adoption est destiné à un père résidant, lui, à Paris.
All that I am now is all that you were,
See Dani was made from what you gave to her« Days »
Le morceau est remarquable sur plusieurs points. La performance de la chanteuse tout d’abord, pur concentré d’authenticité, s’appuie sur des textes lourd de sens ; véritable plaidoirie adressée à celui qui a donné naissance à Shanna puis à Danitsa. L’instrumentale et sa boucle pianotée, sans tomber dans le pathos, souligne le temps qui passe et exacerbe l’aspect confessionnal du morceau par plusieurs techniques de mixage : de la saturation vocale, de l’effet reverse ou encore du rabotage de hautes fréquences pour évoquer le temps passé. La deuxième partie du refrain est scandée par une Shanna à bout de souffle butant volontairement sur chaque syllabe ; illustration du besoin vital d’avoir cette figure paternelle si chère à ses côtés pour subsister, et in fine se réaliser.
Finalement, Ego apparait comme un vibrant témoignage d’une femme optimiste suivant sa voie nouvellement trouvée. La petite fille manquant de confiance décrite sur « Bad Luck » a grandi, a appris, et a laissé sa place à une Femme estimant mériter un amour véritable doublé d’un amant convenable sur le caliente « Bachata ». Au delà de ça, c’est une décision pivot de viser les étoiles et de devenir la meilleure version d’elle même qu’elle développe dans le lumineux « Captain ».
Riding on the waves, sailing on the ocean,
Going my own way, straight for the horizon« Captain »
Ego est la première fondation d’un édifice qui s’annonce extrêmement prometteur. Tous les voyants sont au verts pour la Suissesse. Et à l’aube d’une grande carrière, une seule chose est garantie : vous vous souviendrez d’elle.
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