Et si derrière l’image de trublion qu’il traîne depuis maintenant une décennie, Tyler abritait finalement en lui une profonde sensibilité ? C’est ce qui nous frappe immédiatement à l’écoute de son sixième album. Au fil des années et des projets, l’ado un brin attardé qui nous avait envoyé un uppercut démoniaque en pleine face avec Bastard, son premier album, ne cesse de lever le voile sur la réelle nature de Tyler Okonma. Sous les traits d’Igor, personnage énigmatique au look impayable, le californien crée de toutes pièces un nouvel alter ego pour mieux dévoiler ses chagrins d’amour.
Avant Igor, Tyler avait déjà eu recours à la création de diverses entités sortant tout droit de son esprit azimuté pour s’exprimer. Parmi ceux qui revenaient le plus souvent au début de sa discographie, on peut mentionner ces quelques énergumènes : Dr. TC, son thérapeute imaginaire résidant dans sa conscience, Wolf Haley, sobriquet sous lequel il signe l’intégralité de ses clips ou encore Tron Cat, son double schizophrène et auto-destructeur pour ne citer qu’eux. Ces voix intérieures, désormais laissées pour mortes à l’exception de Wolf Haley, reflétaient toute la bizarrerie mais aussi l’aspect irritant de ses premiers disques. Qu’en est-il de cet Igor ? Et pourquoi diable faut-il que Tyler se glisse en permanence dans la peau d’un personnage ?
Si l’introspection n’a jamais été la spécialité du rappeur de Los Angeles, il semblerait que le vent soit en train de tourner. Flower Boy signait déjà sa première excursion sur un terrain relevant de l’intime, IGOR est quant à lui une plongée dans les abysses d’une relation, de la naissance du désir jusqu’au point de non-retour marqué par le cruel et fameux « Je préfère qu’on reste amis ».
On ne sait jamais vraiment si l’histoire qui nous est contée est celle de Tyler, celle d’Igor ou bien si Tyler se livre à travers le prisme d’Igor, devenant ainsi le serviteur de ses émotions. Et ce ne sont pas les multiples effets sur la hauteur de sa voix variant d’une piste à une autre qui nous aident à y voir plus clair. Bien qu’elle brouille les pistes, cette constante déformation vocale sert à merveille l’expression cathartique de Tyler comme sur « EARFQUAKE » lorsqu’il se met à supplier : “Don’t leave, it’s my fault.”. Ou en toute fin d’album avec le refrain pitché et répétant dans un soulagement cocasse « I DON’T LOVE YOU ANYMORE » sur le titre éponyme.
Au bout du compte, en se perdant dans ce dédale de voix qu’on n’identifie plus, on finit par se focaliser sur l’essentiel, la musique. C’est là tout ce que souhaitait Tyler, quand quelques heures avant la sortie de l’album, il préconisait de se jeter dans l’écoute sans préjuger ni distraction pour mieux entrer dans l’antre affectif d’Igor.
Cette recommandation bienvenue s’avère bénéfique dans l’appréciation de cette oeuvre où l’émotion prime et se dévoile peu à peu. D’autant plus aujourd’hui, où le rap voit proliférer les projets aux allures de playlists impersonnelles et décousues.
Sur la cover d’IGOR, en-dessous du visage impassible au teint noir mat de Tyler/Igor se trouve une mention fièrement apposée. En effet, il est inscrit que tous les morceaux ont été écrits, composés et arrangés par ce surdoué de Tyler Okonma. Ce n’est pas une nouveauté puisqu’il chapeautait déjà intégralement tous ses albums précédents, à quelques morceaux près, mais jamais le fils spirituel de Pharrell ne l’avait mis en avant de la sorte. Loin de se la jouer crâneur, on comprend pourquoi l’artiste multi-casquette tient à préciser cela une fois l’album lancé.
Avec IGOR, Tyler se mue en véritable chef d’orchestre. Les opérations sont dirigées d’une main de maître d’un bout à l’autre du disque et sublimées par l’intervention discrète d’une poignée de prestigieux collaborateurs. On y croise Solange qui remplace Kali Uchis dans le rôle de la diva soul sur l’exaltant « I THINK », Playboi Carti vient illuminer « EARFQUAKE » avec un couplet aussi fugace qu’obsédant et on croit entendre Kanye West apporter une bonne dose de vulnérabilité depuis les limbes du déchirant « PUPPET ». Au milieu de cette assemblage imprévisible, Tyler se met en retrait pour mieux garder le cap sur sa direction artistique. Ce qu’il réussit avec brio. Chaque morceau suit une progression mouvante très naturelle sans laisser une once de frustration ou d’indigestion comme cela pouvait être le cas sur Cherry Bomb.
Tyler taille dans ses propositions radicales pour les faire aboutir à leurs formes la plus pop. On obtient ainsi un diamant par lequel passe tous les faisceaux de son génie créatif. Sorte de trait d’union entre « The Love Below » d’André 3000 et de la patte Neptunes, IGOR est un album dense d’une grande tendresse mais jamais lisse. Il restera aussi à jamais l’album qui offre à Tyler, The Creator sa première place au sommet du Billboard 200, distinction inédite pour un album entièrement dirigé par un rappeur, n’en déplaise à DJ Khaled…
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