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Tyler, The Creator – CHROMAKOPIA

Trois ans mais nous devons dire un an pour être plus correct, si nous tenons compte de la réédition nommée CALL ME IF YOU GET LOST: THE ESTATE SALE sortie au printemps 2023. Plus qu’une simple édition deluxe dont nous ont habitué les artistes avec seulement quelques chansons à se mettre sous la dent, celle-ci renforce la qualité du projet initial à travers certains morceaux comme STUNTMAN ou encore SORRY NOT SORRY. sur lequel nous sommes obligés de nous attarder au vu de son importance.

Au-delà d’une simple clôture du projet, SORRY NOT SORRY sert de trait d’union essentiel entre l’ancienne et la nouvelle « era » que Tyler tente de nous montrer subtilement via des indices disséminés dans le clip conçu à cet effet. Celui-ci se destine plus particulièrement aux fans de la première heure par sa dimension symbolique puisqu’il met en scène les différentes facettes de l’artiste accueillies par une silhouette arborant un costume vert. Chacune d’entre elles sont tour à tour exécutées dans un décor théâtral, mêlant ainsi le tragique et le voyeurisme dont le spectateur est forcé d’assister.

Pour autant, nous ne sommes étonnamment pas seuls puisque la mère de Tyler est également présente dans cette mise à mort macabre de son fils. On le connaît extrêmement méticuleux en ce qui concerne son art et bien évidemment, rien n’est laissé au hasard. L’assassin en question dépourvu de costume personnifie le caractère de sa future œuvre: une mise à nu totale. Pour se faire, quoi de mieux que de tuer l’artiste pour le faire renaître sous une autre forme ? C’est en tout cas le virage que semble prendre ici Tyler ou plutôt St Chroma, son alter-ego masqué.

Outre le nouvel alias, « St Chroma » figure comme étant le premier extrait qui vient dynamiter le rollout de ce dernier opus. Un clip court et efficace lui est consacré, permettant ainsi aux auditeurs de plonger dans un nouvel univers assez avare en couleurs. On connaît son attrait pour une colorimétrie vive qui arbore ses albums (notamment les derniers) mais il n’en n’est rien pour celui-ci. La palette de couleurs est simple et maline de la part de notre créateur préféré: exit le bleu cyan de l’opus précédent, désormais le noir et le vert serviront de couleurs dominantes pour cette nouvelle étape artistique.

En revanche, si tous les indices mis en place ont un sens, les couleurs n’échappent pas à cette règle non plus. Le vert est à la fois synonyme de chance mais aussi de malchance si l’on se base sur d’anciennes croyances datant du Moyen-Âge. Durant cette période historique, cette teinte était réservée à la représentation de Satan tout comme des créatures jugées néfastes à l’Homme. Coïncidence ou non, il semblerait que Tyler ait décidé de jouer cette carte à fond par la présence de cornes situées de part et d’autre du nom CHROMAKOPIA. De plus, la police utilisée ainsi que la pochette font écho à IGOR…

Qu’est-ce que ces symboles signifient-ils ? Sont-ils de simples artifices ou servent-ils réellement le propos ? C’est à ces questions que Tyler a la lourde tâche de répondre mais heureusement pour lui, il est en bonne compagnie: Daniel Caesar, Childish Gambino, Doechii, GloRilla ou encore WILLOW viennent prêter main forte à l’artiste afin qu’il puisse s’exprimer d’une nouvelle manière.

Tyler vs Le créateur victime de son succès

Nous avons évoqué le clip de « St Chroma » quelques lignes auparavant, maintenant place au contenu. Ce morceau revêt une importance particulière puisqu’il s’agit de la première pièce du puzzle CHROMAKOPIA. Des pas militaires, des synthés saturés, une voix chuchotante: elle est là l’introduction du nouvel univers de Tyler. Qu’à t-il de nouveau à raconter ? À travers quelle perspective ? Eh bien… « St Chroma » ne répond pas à toutes ces questions mais s’épanche plutôt sur le côté égotrip de Tyler qu’il avait pris soin de développer à travers son précédent personnage Sir Baudelaire. La voix angélique de Daniel Caesar agit tel un mantra dans le subconscient de l’artiste pour le pousser à aller encore plus loin dans ses ambitions :

« Can you feel the light inside? Can you feel that fire? » – « St Chroma »

Cette dite lumière évoquée par le crooner canadien est reprise par la mère du principal intéressé:

« You are the light / It’s not on you, it’s in you / Don’t you ever in your motherfucking life dim your light for nobody » – « St Chroma »

La lumière, symbole de son étincelle créative qui alimente ses idées depuis des années, sert de moteur pour lui permettre de briller dans les différents domaines au sein desquels il est engagé. Et pour briller, rien de mieux que de montrer à la concurrence de quel bois il se chauffe à coup de bonnes doses d’égotrip savamment distillées sur plusieurs morceaux. On retiendra notamment l’excellent « Thought I wasdead » ainsi que « Rah Tah Tah » où il aborde l’axe matérialiste ainsi que celui de son influence au sein du rap :

« With twenty thousand on me, hunnid thousand on me / Fifty thousand on me, a couple thousand on me (…) Was really Odd Future, all them others n***** whacked out / The biggest out the city after Kenny that’ s a fact now » – « Rah Tah Tah »

Cette prise de position n’a rien d’inédit puisqu’elle opère comme un prolongement logique des thématiques abordées dans son dernier disque qui faisait lui-même office de véritable tour d’honneur. Pourtant, cette accalmie est rapidement interrompue avec « NOID », la première perturbation dans cette auto-célébration de l’artiste. En figurant à la troisième place de la tracklist, « NOID » marque un coup d’arrêt capital voire même judicieux dans le storytelling mis en place par Tyler car il amène rapidement l’auditeur dans le cœur du projet, à savoir la confession.

Le côté turbulent et opulent laisse rapidement place à celui de la paranoïa et de l’angoisse, créant ainsi un cercle vicieux auquel tous les artistes à succès sont plus ou moins confrontés. En effet, sa notoriété grandissante entraîne une absence conséquente de vie privée avec elle, ce qui d’une part, met sa santé mentale en péril et d’autre part remet en question la personnalité fantasque qui lui colle à la peau. Assistons-nous à la déconstruction totale de Tyler ? Ça tombe bien, sa mère est là pour l’accompagner dans cette démarche.

« CALL MOM IF YOU GET LOST »

Fini les vacances avec DJ Drama, l’heure est au retour à la réalité illustrée par l’omniprésence de sa mère en tant que host du projet. Si celle-ci était reléguée au rang de simple interlude sur « CALL ME IF YOU GET LOST », elle occupe cette fois-ci une place beaucoup plus importante, celle de la boussole morale. Tout au long de l’album, des conseils lui sont prodigués pour qu’il puisse, dans un premier temps, accéder à sa vérité puis qu’il ouvre son cœur dans un second temps. L’œuvre introspective est loin d’être inédite dans le domaine de la musique, de ce fait, Tyler va devoir dépasser l’étiquette de la confession artificielle parfois mal exploitée par certains artistes dans le but de proposer un album aussi honnête que cohérent, tant dans le fond que la forme.

À ce sujet, Tyler va se livrer sur divers sujets comme jamais auparavant, quitte à désarçonner l’auditeur·rice. Dans cette sorte de consultation psychologique et musicale, il évoque sa peur de l’engagement (« Darling, I »), son absence de désir de paternité (« Hey Jane »), ses penchants sexuels (« Judge Judy ») ainsi que sa peur de l’avenir (« Tomorrow »)semblable à la façon dont Kanye West l’avait traitée des années auparavant sur « Welcome to Heartbreak ».

Toutes ses craintes les plus prégnantes sont mises en lumière, abandonnant ainsi la posture triomphale du moins accessible Sir Baudelaire pour l’étonnante vulnérabilité de Tyler “St Chroma” Okonma auquel l’auditeur·rice peut davantage s’identifier. Ces cris du coeur s’accompagnent d’une certaine contradiction avec ses propos tenus dans « WHAT A DAY » ou « HEAVEN TO ME » (morceaux présents sur la version The Estate Sale) où il imaginait des hypothèses idylliques sur une future paternité :

« The lake water gettin’ warmer from the radiant sun / My baby mama and my daughter gettin’ chased by my son / The water gun is in his arms, that lil’ n***a could run » – « HEAVEN TO ME »

Cette ambivalence est assez intéressante à relever puisqu’elle met en valeur la richesse de la réflexion et des décisions qui taraudent son esprit. Un tel journal intime musical est précieux vis-à-vis de l’engagement artistique de Tyler où l’art croise la thérapie, à la façon d’un Kanye West sur 808 & Heartbreak ou ye tout comme d’un Kendrick Lamar sur Mr Morale & The Big Steppers.

Loin d’être une simple supposition de notre part, Tyler a toujours revendiqué les qualités de ce projet proche de la séance de psychologie :

« Je pense que l’honnêteté est incroyable. (…) J’adore cet album (Mr Morale & The Big Steppers) mais j’ai l’impression que Kendrick a été tellement honnête et ouvert sur ses sentiments que certaines personnes nont juste pas réussi à l’écouter. Parce que certains ont probablement eu l’impression que Kendrick les regardait droit dans les yeux et les faisait réfléchir. » (Converse All Star Series – Tyler Talk)

En adoptant cette approche, Tyler propose une version moins tortueuse que celle de K.Dot, moins concise que celle de Kanye West mais bien plus digeste pour autant. Et le vert dans tout ça ? La malchance ici serait représentée par le poids des réflexions qui le tourmentent. Toutefois, le côté chanceux s’articule sans doute autour du luxe du temps propice à l’introspection ainsi qu’à la qualité accordée à son art, un peu à l’image de la philosophie DAYTONA de Pusha T. Cependant cette démarche personnelle n’est pas sans conséquence puisqu’il entraîne les autres dans sa danse introspective…

Bas les masques

Ne parler que du discours de Tyler au détriment des autres profils signifierait passer à côté du message principal du disque. À travers sa vérité, Tyler fait parler son entourage. Mieux encore : ils font tomber leurs masques respectifs pour offrir une expérience unique, une sorte d’album choral où chacun trouve sa place pour apporter sa pierre à l’édifice de l’intimité. Les récits s’entremêlent, les histoires se succèdent à mesure que les minutes de l’album s’égrènent, rendant ainsi l’expérience d’écoute aussi riche que troublante au premier abord.

Pourtant, le séquençage est habilement pensé de la part de l’artiste californien qui alterne les sons aux thématiques plus légères avec celles moins accessibles pour rendre le produit final plus digeste à l’oreille. Lesdits sujets, recoupent tous vers une forme de deuil.

Dans « Hey Jude », la partenaire de Tyler évoque le tiraillement du choix de l’avortement tandis qu’une autre se confie à propos de sa maladie sur « Judge Judy ». Le morceau « Take Your Mask Off » va quant à lui présenter une galerie de profils aussi distincts que similaires afin de les rassembler autour de la morale intrinsèque au projet, à savoir l’abandon de la superficialité au profit de la sincérité du cœur :

« I hope you find yourself / And I hope you take your mask off »  – « Take Your Mask Off »

Malgré tout, il est impossible de ne pas évoquer le morceau le plus touchant de cet opus: « Like Him ». La mère de Tyler qui, jusque-là, accompagnait son fils pour l’épauler, est elle aussi appelée dans le confessionnal afin de révéler des informations inédites sur son paternel. Depuis le début de sa carrière, l’ex leader d’Odd Future a toujours été très honnête sur sa relation avec son père, donnant lieu à quelques morceaux mémorables dans sa discographie tels que « Bastard », « Inglorious » ou bien « Answer », sa version bêta en quelque sorte. Pour se faire, l’auto-tune est mise de côté pour laisser ses émotions chanter sans artifices. Cet énième chapitre semble être le point d’orgue de leur relation tumultueuse puisque là où Tyler implorait une simple discussion avec son géniteur onze ans auparavant dans son album Wolf, il semble ici se débarrasser de son fantôme :

« I decided to / Anything that lives inside of you / I would never ever lie to you (Yeah) / You ain’t ever gotta lie to me / I’m everything that I’ve strived to be / So do I look like him? » – « Like Him »

Bien que ce titre soit consacré à son père, ce dernier brille par son absence puisqu il reste la seule personne dont Tyler est incapable de faire parler sur ce projet contrairement aux autres profils abordés. Pour autant, son album transpire de créativité grâce à toutes les influences, qu’elles soient humaines ou artistiques, qui l’ont aidé à façonner son identité et à garnir sa palette de couleurs musicales.

CHROMAKOPIA : une œuvre multicolore

À l’instar de la cover dépourvue de couleurs, on pourrait croire que le projet soit terne, privé de toute la verve joyeuse que l’on connaît de la part de notre créateur préféré. Les potentielles craintes sont facilement dissipées à mesure que les morceaux se succèdent grâce à toutes les influences que l’artiste affectionnent tant. Chaque influence conjuguée au talent créatif de l’artiste va permettre d’ajouter de nouvelles couleurs, de nouvelles nuances pour donner un peu plus d’épaisseur à sa toile pourtant si sombre au premier abord. Pas de père mais plein de pairs auxquels l’artiste souhaite rendre hommage, voilà donc l’objectif de Tyler.

On y retrouve le côté déstructuré des productions de Vince Staples (« Rah Tah Tah »), la finesse de Stereolab (« Noid »), la sensibilité de Stevie Wonder (« Judge Judy », « Tomorrow) », la légèreté d’un Mac DeMarco et de Mild High Club (« Take Your Mask Off »), la mélancolie d’un Eddie Hazel (« Like Him »), la précision d’un Q-Tip (« Darling, I »), le spectaculaire d’un Kanye West (« St Chroma »), la sensualité d’un Leon Ware et l’élégance de Cortex (« Take Your Mask Off) », l’étrangeté d’un Danny Elfman (« Thought I Was Dead »)…

La liste peut s’étendre davantage mais nous ne pouvons occulter Les Neptunes, l’ADN principal de Tyler :

« P said I could do it too, and boy, did I believe him / I built a path of freedom ’cause them words that he said » – « St Chroma »

Dans une autre vie, Tyler aurait sans doute été le quatrième membre du groupe N.E.R.D mais pour pallier à ce problème, il s’évertue à remettre sans cesse au goût du jour l’héritage musical du duo de Virginia Beach. Résultat ? Un sample bien senti de « Drop it like it’s hot » sur « Darling », et un clin d’œil à « Beautiful », tous deux issus du catalogue de Snoop Dogg.

Toutes ces idées sont parfaitement exécutées et communiquent ensemble à merveille afin de rendre l’œuvre la plus cohérente possible tout en magnifiant la singularité artistique du prodige d’Hawthorne. Cette dite singularité s’articule également par la manière dont il parvient à puiser dans son propre travail pour tirer parti de son plein potentiel. Nous pouvons entendre des bribes de l’opus Cherry Bomb sur « Noid », « Rah Tah Tah », « Thought I Was Dead » et « Sticky », d’IGOR sur « Tomorrow » et « Judge Judy » ou bien encore de Flower Boy sur « Take Your Mask Off ».

Ces quelques exemples ne font qu’illustrer l’importance que Tyler gagne à mesure qu’il multiplie des projets importants qui participent à la définition des règles du hip-hop en 2024.

Conclusion

Avec ce nouveau disque, Tyler affirme à nouveau sa position d’artiste incontournable en remettant en question son identité dans cette célébration de l’honnêteté et de l’intégrité. À l’instar d’Erick The Architect qui, au détour d’une interview pour COLORS STUDIOS, prônait l’importance de nourrir son enfant intérieur afin de rester authentique, Tyler nous invite à faire de même en retrouvant le chemin de notre propre maison.

Si Flower Boy lui a permis d’obtenir le respect de l’industrie, IGOR de devenir une icône pop et CALL ME IF YOU GET LOST d’être un poids lourd du rap, CHROMAKOPIA s’inscrit dans la lignée de ces prédécesseurs en solidifiant ces trois aspects tout en lui permettant d’être le deuxième artiste le plus chaud de Los Angeles derrière Kendrick Lamar. Après tout, c’est lui qui le dit non ? En tout cas, après un tel projet, difficile de le contredire. Une chose est sûre, la scène californienne a encore de très beaux jours devant elle.

Chronique rédigée par Steven DE BOCK

La Rédac

BACKPACKERZ, c’est une grande mif de NERDZ réunis par l’amour du son et le goût du partage. Une équipe d’explorateurs passionnés, qui sillonnent la galaxie rap et les nébuleuses voisines, à la recherche de ses futures étoiles.

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