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This Is How We Do It, la grande épopée du r&b moderne de Belkacem Meziane

BACKPACKERZ : J’aimerais pouvoir commencer cette interview par une rapide présentation de ta personne. Auteur d’ouvrages de référence sur le funk et le disco, j’ai lu que tu étais également musicien professionnel (saxophoniste), conférencier sur la musique noire américaine au sens large, rédacteur pour Soul Bag et New Morning Radio… Pourrais-tu nous résumer en quelques mots l’incroyable parcours qui t’a mené à parfaire un tel CV musical ? 

Belkacem Meziane : Alors, j’ai grandi dans une famille « nombreuse » du 93. Et c’est un détail important parce que j’étais le dernier et on a toujours écouté beaucoup beaucoup de funk en famille. J’avais un frangin en particulier qui ramenait plein de disques à la maison. On devait être en 1981 ou 1982, j’avais 7-8 ans et j’ai été complètement piqué par cette musique : James Brown, Curtis Mayfield, The Temptations, Kool & The Gang, Shalamar… Il faut dire aussi qu’on était dans une banlieue qui écoutait beaucoup de soul-funk. On avait notamment un gros collectionneur de disques du nom de Mouloud qui était un peu le fournisseur officiel du quartier. Il avait facile une vingtaine d’années de plus que moi et allait chiner un peu partout. La Philadelphia Soul et tous ces trucs-là… Barry White à fond ! Il faisait ensuite des cassettes pour tout le monde. Mais je suis aussi un enfant du Top 50 et j’ai eu la chance de grandir dans un quartier éclectique où il y avait des punks, des amateurs de reggae et des gens qu’on appelait des hardos à l’époque (c’est un mot qu’on utilise plus vraiment aujourd’hui, mais c’étaient des gens qui écoutaient du heavy metal quoi). Et puis le hip hop est arrivé tout doucement aussi. Enfin bref, il y avait toujours un pote pour me faire découvrir quelque chose : Steel Pulse un jour, Metallica le lendemain, The Pogues le surlendemain.

J’ai du coup toujours un peu développé une grosse culture musicale jusqu’au moment où j’ai commencé à jouer de la musique moi-même vers 21 ans. J’ai fait de la musique vraiment amateur pendant longtemps. Et puis vers 29-30 ans, j’ai décidé de me lancer. Ça m’a pris quelques années, le temps de me former, de jouer, d’enchaîner. Mais depuis presque dix ans maintenant, je tourne assez pour pouvoir en vivre. En chemin, je me suis aussi mis à proposer des conférences sur la soul et le funk. A l’époque, il y avait déjà pas mal de conférences sur le jazz, beaucoup sur le hip hop, mais rien sur Cameo, Rick James ou The Gap Band. J’ai donc eu l’idée d’en lancer une première, puis une deuxième, puis une troisième… Et ça fait maintenant 15 ans que j’en fais. 

J’ai vu que tu faisais aussi des conférences sur la lutte des droits civiques.

J’ai donné assez souvent cette conférence. La soul et le funk qu’on écoutait à la maison c’était plutôt les années 70-80. Mais en grandissant, en lisant et par mes études en sociologie aussi, je me suis quand même pas mal intéressé à l’Histoire US et aux musiques noires américaines des années 40-50-60. 

Peux-tu revenir sur la genèse du bouquin et sur la suite logique qu’il y a à passer du funk au disco pour finir par faire un bouquin sur le r&b ? 

La logique vient du fait qu’il y a une réelle filiation quand on creuse un peu sur les débuts du r&b. On s’aperçoit en effet que Jimmy Jam et Terry Lewis étaient musiciens dans The Time de Prince, que Teddy Riley est un malade du P-Funk et même plus tard que Dallas Austin est un élève du guitariste de James Brown … Et puis, tu comprends aussi très vite que, contrairement à ce qu’on pourrait penser vu de France, il y a une vraie continuité historique totale entre le doo-wop de The Platters et le r&b des années 90 aux États-Unis. Pareil, on retrouve énormément de funk et de soul dans les influences du disco. Pour avoir étudié quotidiennement ces musiques depuis 15 ans en travaillant mes conférences, il n’y a plus aucun doute pour moi.

Sur la question de savoir comment m’est venu le bouquin … Disons que ça s’est fait en accord avec mon éditeur qui trouvait que ça manquait cruellement. Et quand j’ai commencé à regarder, je me suis aperçu qu’il n’y avait en effet qu’un seul livre d’un certain monsieur Marc Fanelli-Isla sur le sujet en français . Mais aux US ce n’est pas vraiment mieux. Mises à part quelques bios (L.A. Reid par exemple), tu ne trouves rien sur le sujet. Alors tu as bien sûr quelques anthologies dans le genre de celles d’Olivier Cachin ou Christian Eudeline qui ont fait des sélections d’albums, mais un bouquin précisément sur le r&b avec cette cohérence des années 80 aux années 2020 … Je peux même quasiment te jurer qu’il n’y en a aucun. Donc voilà, c’était un peu une commande de l’éditeur à la base et comme je trouvais que c’était très intéressant et que ça faisait une super suite au bouquin sur le disco … 

Je peux même quasiment te jurer qu’il n’y a aucun autre bouquin sur le r&b avec cette cohérence des années 80 aux années 2020.

Peux-tu nous en dire un peu plus sur ton ambition au moment de te lancer sur cet ouvrage. Est-ce que c’était juste pour te faire plaisir ? Ou est-ce que c’était vraiment dans l’optique de faire un bouquin de référence sur le sujet équivalent à ce que tu as pu faire pour le funk et le disco avant ? 

Bouquin de référence… J’espère qu’il le deviendra, parce que c’est peut-être un peu prétentieux. Mais je pense que j’ai surtout l’analyse d’un mec qui joue de la musique quoi … Et ça, par rapport à pas mal de potes journalistes qui écrivent des bouquins, je pense que ça apporte une petite différence. Ma réponse va être un peu large, mais oui je me suis fait plaisir, ça c’est clair. L’autre chose aussi c’est que dès qu’on commence à parler de r&b, on va de “Ouais pfffff … ce n’est pas terrible” à “C’est de la merde”. Alors que quand que tu entends un morceau de Babyface produit en 92-93 … OK ça a un son qui peut ne pas plaire, ça c’est clair. Mais par contre quand tu es musicien et que tu chopes la grille d’accords, tu te dis : “Mais comment font les gens pour dire que c’est tout simplement de la merde”. Et c’était pareil pour le disco, il y a beaucoup de monde qui m’ont dit ne pas être fan, ne pas trouver ça terrible. Alors que moi, j’y entends des orchestrations que je ne retrouve plus aujourd’hui : des symphoniques derrière des grosses lignes de basse par exemple… Quand tu écoutes des trucs de la Philadelphia Soul, tu te demandes comment font les gens pour ne pas ne reconnaitre la qualité du truc.

Et puis enfin, même si je connaissais quand même déjà pas mal l’histoire du r&b, en rentrant dedans tu découvres un monde où chacun a filé les recettes à l’autre. Teddy Riley a formé Al B. Sure. Timbaland a été formé par les mecs de Jodeci et lui-même à formé d’autres gars. Et tu te rends compte qu’il y a une continuité incroyable et que ce n’est pas juste une musique qui est arrivée du jour au lendemain sans fondement, sans rien … Après j’étais en train de le jouer juste avant que tu arrives et moi mon kiff premier c’est John Coltrane, c’est Miles Davis … Je passe mon temps à écouter du jazz. On ne peut donc pas vraiment dire que j’écoute du Beyoncé tous les jours. Mais quand tu te mets dans ce mode là et que tu essayes d’avoir une honnêteté face à la musique elle-même : tu te dis que ça tient franchement la route. La mélodie est bonne, les orchestrations sont bonnes … Après est-ce que ce sont mes sons ou pas c’est autre chose…

L’idée est d’amener le lecteur à se poser la question et se dire : « Ah oui !!! C’est dingue j’ai dû écouter mille fois ce morceau, mais je n’avais jamais réellement capté cette sensibilité ».

Tu parlais de ton expérience de musicien qui t’apporte un plus par rapport à d’autres auteurs. Et c’est vrai que ça se ressent, notamment dans ta façon d’appréhender et de restituer la musicalité d’une œuvre. Mais du coup, je me suis posé la question de savoir si c’était facile pour toi de restituer cela à l’écrit ou si au contraire ça ne te demandait pas un certain effort de réussir à vulgariser ce qui peut te paraitre intuitif ?

J’essaie de le vulgariser pour ne pas perdre les lecteurs. Par exemple, je vais mettre des petits détails qui ont attrait à la musique mais je vais faire en sorte de ne pas trop en mettre non plus parce que sinon ça devient un truc de musicien et ce n’est pas le but. Mais il y a quand même des choses que tout le monde peut comprendre. Quand je parle de la métrique 6-8 de Musiq Soulchild qu’on n’entend pas forcément dans le r&b d’habitude par exemple, je trouvais que c’était une mention intéressante. Mais c’est vrai que même le correcteur m’a parfois demandé si ce n’était pas trop pointu à la relecture … Je trouve que c’est quand même intéressant d’attirer le lecteur sur des points musicaux comme celui-là, sur des lignes de basses qui sont vraiment intéressantes, sur des manières de jouer un solo de guitare qui font rappeler Carlos Santana ou Jimi Hendrix. L’idée étant de les amener à se poser la question et se dire : « Ah oui !!! C’est dingue j’ai dû écouter mille fois ce morceau, mais je n’avais jamais réellement capté cette sensibilité ». 

Personnellement, ça m’a fait un peu ça sur ton papier sur The Miseducation Of Lauryn Hill. Il y a 2-3 points où je me suis dit : « Ah ouais …. ». Et c’est justement sur ce genre de détail où je me suis dit que ton vécu de musicien t’aidait forcément. Mais est-ce que ça ne t’handicape pas pour autant ? 

Non parce que justement il y a aussi ce dont je te parlais tout à l’heure : réussir à ôter ses propres filtres. Tu vois la première fois que j’ai écouté Frank Ocean par exemple … Il faut quand même boire un bon coup d’eau fraîche avant de se dire : « Bon OK, je vais réécouter Frank Ocean !!! ». Mais petit à petit, tu enlèves tes filtres un à un pour analyser le son comme il est dans sa matière brute. Et tu finis par te dire que vraiment c’est un bon album. Ça ne veut pas dire que je vais souvent réécouter Channel Orange. Mais par contre reconnaître qu’il y a un gros talent derrière et que justement les éléments musicaux vont vraiment bien ensemble. Et je trouve qu’au bout de trois bouquins, j’y arrive beaucoup mieux. Et puis, j’ai aussi des années de chroniques sur Soul Bag. Il y a des moments où tu reçois un album, bon bah … La première écoute n’est pas terrible, mais il va quand même falloir dire des trucs dessus et ne pas se contenter de ressortir le négatif. Il faut aller un petit peu plus loin et se faire violence pour essayer d’en tirer vraiment ce qu’il y a. Mais bon si au bout de 5 écoutes, ce n’est toujours pas ça … Tu as aussi le droit de le dire.  

J’imagine qu’il a été assez compliqué pour toi d’arrêter la liste finale des 100 albums dont tu allais parler dans ton livre. Peux-tu revenir sur tes critères de sélection ? Tu as voulu mettre en avant un panel assez large de ce que représente le r&b en mettant en avant des albums reconnus et d’autres beaucoup plus obscurs ?

C’est vrai que je pense que personne ne s’attend à voir Kirk Whalum dedans par exemple. Parce que c’est un album de smooth jazz et j’explique dans mon introduction que ce courant fait vraiment parti de l’histoire du r&b. Je trouvais que ne pas parler de smooth jazz dans un livre sur le r&b aurait été une véritable erreur. Et encore, je n’en ai mis qu’un … J’aurais bien aimé en mettre plus parce que voilà Gerald Albright, Kenny G font partie du r&b. C’est le même monde quoi. Et puis Kirk Whalum est quand même le sax de Whitney Houston … Sinon oui pour la représentativité, il fallait par exemple qu’il y ait un album de Noël, un album de smooth jazz, un album de gospel, un album un petit peu plus rock … Est-ce que ça sert à quelque chose qu’il y ait SWV, Xscape, TLC … Du coup, j’ai mis de côté Xscape pour éviter d’avoir à faire des redites sur des albums de girl groups.

Mais pour la sélection, il y a aussi eu des incontournables : Guy, Blackstreet, Usher, R. Kelly, Destiny’s Child, Beyoncé, Janet Jackson … Et sur ces artistes-là, c’est plus la question de l’album à mettre en avant qui s’est posée. J’ai aussi toujours essayé de privilégier les albums où il y avait une vraie anecdote à raconter. The Writing’s On The Wall par exemple est hyper intéressant parce qu’il y a toute l’histoire des deux qui se font lourder derrière et Beyoncé qui commence à se mettre vraiment en avant. Pour Home Again de New Edition, c’était intéressant de parler de cette reformation éclaire. Les mecs n’ont plus de succès, ils se rejoignent mais c’est la merde totale parce qu’ils se tapent sur scène quoi … Donc, je trouvais que c’était plus intéressant que de parler de leurs premiers albums. Pour Erykah Badu c’était encore autre chose, j’ai choisi Mama’s Gun parce qu’il me semblait plus pêchu. Baduizm est bien, mais alors il y a certains morceaux … Après, ça reste quand même extrêmement subjectif comme exercice. 

Tu as donc dû te lancer dans tes recherches avec une sélection beaucoup plus élargie ? 

J’en avais pre-sélectionné quasiment 300 que j’ai beaucoup écouté. Je passe vraiment beaucoup beaucoup de temps dans cette pièce et je les mettais en boucle. Et au fur et à mesure, j’ai écrémé. Il y en a même que j’avais viré, mais que j’ai fini par reprendre pour justement rester cohérent en me disant : « Ah là, 98, j’ai 2 albums. Alors que j’en ai 8 en 99 ». Je trouvais ça dommage de raconter cette histoire en laissant des trous. Mais j’avais quand même des trucs où j’étais sûr : Zapp, Blackstreet … Je savais que ce serait ceux-là. Après quand tu tombes sur l’anecdote avec un grand A, celle qui te sèche, ça te facilite quand même grandement la tâche pour remplir la page … 

Oui mais c’est aussi un peu pour ça que les gens achètent ce genre de livre. Ils veulent apprendre des trucs qu’ils retiendront quand même beaucoup plus facilement s’ils peuvent l’associer à une anecdote. 

Oui mais ce sont aussi mes 15 années de conférence qui m’aident là-dessus. J’ai traité plein de sujet mais à chaque fois que je faisais Aretha Franklin, il y avait un moment incroyablement poignant. Elle était en plein concert quand son frangin et sa frangine viennent sur le côté de la scène en larmes pour lui annoncer la mort de son père. Aretha Franklin les voit, mais elle est obligée de continuer son show. Et je te jure que pendant 3 minutes, il y a un silence de fou où les gens te regardent comme ça … Et c’est aussi ça qui permet d’accrocher le public plutôt qu’une simple liste de dates ou de choses plus formelles.  

Le r&b urbain reste la propriété de la population noire. Il vient du ghetto, il est à son image, il fait partie de leur histoire à eux. Et c’est très important de voir cela comme une évolution.

Tu commences ton livre en expliquant l’origine du terme r&b qui est trouvé par un journaliste du Billboard (Jerry Wexler) en 1949. Terme qui sera ensuite repris par le public et toute la profession pour désigner la musique populaire noire américaine. Peux-tu nous éclairer sur toute la dimension politique et le contexte historique qui se cache derrière cet événement ?  

Le r&b est l’évolution du swing. Tu peux ne pas faire de cassure à ce moment-là parce que pour eux, ça correspond pleinement à leur histoire. Ensuite, il faut aussi dire qu’à partir de 1945, le mouvement pour les droits civiques commence à se mettre en place. On part souvent de la période de 54-55 avec Martin Luther King, mais à ce moment-là on parle déjà des droits civiques. Et le truc aussi c’est qu’aux US à partir du moment où on s’est aperçu qu’il y avait de plus en plus de ghettos noirs en ville, de plus en plus de noirs dans la classe moyenne, de plus en plus d’endroits où les noirs allaient danser, on a vite compris qu’il y avait de l’argent à se faire. Les grosses compagnies ouvrent alors leurs propres catalogues r&b. Mais les noirs vont aussi commencer à créer leurs propres labels (Vee-Jay, Motown …) une petite dizaine d’années plus tard. Ils s’aperçoivent en effet que leur musique n’est plus jouée que dans des clubs réservés aux noirs et ils commencent à l’exporter.

Et puis, au fur et à mesure des décennies, le terme r&b correspond vraiment à la musique noire par opposition à la pop qui est la musique des blancs. C’est assez schématique, mais c’est quand même très axé comme ça. Et cette évolution est arrivée jusqu’aux années 80, où ils ont vraiment commencé à créer des vrais réseaux, des vrais labels. Parce que, jusqu’alors, mis à part Motown et Philadelphia, il n’y a pas vraiment de grand grand label détenu par des noirs. Mais à partir des années 80 avec Uptown, Jive, LaFace, là on commence à avoir des millions de dollars et à s’apercevoir que la musique noire est enfin implantée au niveau national, voire international. Toute cette évolution à partir des années 40 où c’était encore de la musique produite par des blancs, jusqu’aux années 80, je trouvais que c’était intéressant. Et c’est toujours le même mot qui revient r&b, r&b, r&b, r&b …. Alors ça parle de soul, de funk … mais pour eux ça reste du r&b quoi. Et même plus tard, ils vont refuser l’accès aux blancs à leur musique. Il y a bien eu George Michael, Amy Winehouse, Adele … Mais ces gens-là ne sont pas sur du r&b urbain. Ils font du r&b classique, de la soul. Le r&b urbain reste la propriété de la population noire. Il vient du ghetto, il est à son image, il fait partie de leur histoire à eux. Et c’est très important de voir cela comme une évolution. 

Justement, par rapport aux droits civiques, le genre musical r&b au sens traditionnel du terme participera pleinement à l’évolution de l’image médiatique de la communauté noire américaine et à la question des droits civiques. Peux-tu nous expliquer en quelques mots comment un courant musical, a priori plutôt lisse politiquement parlant, a participé à sa façon au profond changement de mentalité connu par la société américaine sur la seconde moitié du vingtième siècle. 

En affichant une image décomplexée du ghetto. Par exemple, dans les années 80 en France, il n’y avait pas de playground de basket, personne n’était en survêt … à la fin des années 80, on a vu arrivé ce truc-là petit à petit. Et au bout d’un moment en 95, tu t’aperçois que tout le monde fait du basket, tout le monde adore les Pumps ou les Jordans, tout le monde regarde BET, tout le monde regarde Le Prince de Bel-Air. Et quand tu vois ça, tu te dis mais comment ça se fait qu’en quelques années seulement la culture noire américaine soit arrivée à ce point sur le territoire français. Ce n’était plus du tout un complexe. Et c’est justement là que réside le côté politique du truc. Dans le fait de se dire : “ Maintenant on va imposer notre culture du ghetto qui a toujours été écrasée et montrée uniquement sous forme de clichés et de stéréotypes.  Aujourd’hui, on s’assume pleinement et on va devenir des modèles “.

Et donc, je parle dans mon bouquin de Michael Jordan, de Mister T. … Ce n’est pas du r&b, mais ça participe en même temps beaucoup à tout cet effort et ce jusqu’aux années 90 où tout le monde aime Morgan Freeman, tout le monde aime Denzel Washington. On trouve que ce sont de supers acteurs. Avant ce n’était pas du tout comme ça. Avant, Whoopi Goldberg elle était juste rigolote quoi. Elle était d’ailleurs assez rare à la télévision. Alors que dans les années 90, tout ce mouvement cinématographique, publicitaire, sportif participe à ce truc-là. Et c’est vraiment une offensive sur plein de domaines qui a fait que, enfin la population noire pouvait s’exprimer. Elle avait enfin le droit à la parole. Et ils ont fait même plus que ça en influençant le monde entier. Je trouve que c’est ultra politique d’avoir réussi à envahir le monde avec cette musique-là et cette culture-là.

Pour revenir sur l’apport du r&b traditionnel à la musique noire américaine, on retrouve justement beaucoup de cette attitude des artistes r&b dans le hip hop. Ils sont eux aussi très fiers de représenter leur communauté et assument complètement leurs propos.

C’est très hip hop et pareil si tu fais un lien avec la Motown, qui a la réputation d’être un label vachement lisse qui chante des belles chansons d’amour. Mais à ce moment-là … c’était un pas en avant incroyable parce que, du jour au lendemain, on voyait des noirs à la télé. Berry Gordy leurs disait : “Attention, il faut être beau, il faut sourire !!!”. Il leurs a pris des mecs pour leurs apprendre à sourire, à marcher. The Temptations et tous ces mecs-là, à 14 ans c’était des gars des quartiers, des cailleras quoi … Donc tu te dis Berry Gordy leur a aussi donné un moyen de s’exprimer autrement. Et puis, je pense qu’il avait aussi le pif de se dire que ce n’était pas le moment de dire “Say it loud, I’m black and I’m proud”. Non, on est en 1962, rentrons tout doucement.

Tu expliques que le new jack swing a une place prépondérante dans l’élaboration du r&b moderne. C’est un courant un peu obscur pour les gens de ma génération et les générations d’aujourd’hui. Peux-tu nous dire quelques mots sur l’importance de ce courant ?

La preuve en est que Bruno Mars a fait un morceau qui s’appelle “Finesse”. Et dans le clip qui accompagne vraiment bien le morceau, il est pleinement dans les danses et les survets de l’époque … Donc ça veut dire que pour eux, c’était une étape impressionnante. Et quand tu regardes les Awards aujourd’hui où on donne des prix à tous les mecs de cette époque-là : Guy, Aaron Hall, Bobby Brown … Les mecs n’ont pas été oublié quoi ! A cette époque-là, on a senti un vrai changement. Quand on écoutait du funk, on a senti que ça allait vers de la technologie, vers des synthés et des trucs comme ça ; mais le new jack a vraiment été une césure parce que les beats étaient beaucoup plus marqués hip hop.

Et c’est marrant parce que quand tu écoutes le new jack, tu te dis : ”Ah c’est une musique gentillette …”, alors que non pas du tout ce sont tous des crapuleux en fait.

Même les manières de chanter étaient complètement différentes. On retrouvait un truc un peu plus adolescent, un peu plus formaté pop qui a tout de suite plu. “My prerogative” de Bobby Brown … Quelle efficacité quoi !!! Il nous a tous retourné à cette époque-là. Tu sentais que ce n’était pas du r&b classique, mais que ça respirait quand même cette univers-là. Et en même temps, ce n’était pas du hip hop parce qu’on connaissait Public Enemy et LL Cool J et ce n’était pas du tout la même vibe. Alors qu’est-ce que c’était que ce truc ? Et donc le new jack swing a posé un véritable pont entre le r&b et le hip hop qui se sont retrouvés du jour au lendemain extrêmement liés. En 2 ou 3 ans, on s’est vraiment aperçu que ça avait inondé le marché. Quand tu allais en soirée dans les années 90-92, le new jack prenait peut-être 50% de la sélection du DJ parce que c’était le truc le plus dansant. Quand tu mettais Public Enemy, les gens ne se levaient pas … Et là, ils avaient vraiment trouvé la formule qui faisait danser et qui avait un côté hip hop.

Et puis c’était aussi fait par des jeunes qui en voulaient grave. Les mecs n’avaient quasiment rien d’autre. Teddy Riley vendait de la coke. Quand tu le vois en interview, il est super smart … Mais il dit : “Je faisais des soirées, j’étais DJ et en fait j’avais la coke en-dessous et je la revendais”. C’est des mecs qui étaient armés, les gars étaient des cailleras mais pas comme ici à Saint-Denis où ils sont gentils … C’était des tueurs quoi. Et c’est marrant parce que quand tu écoutes le new jack, tu te dis : ”Ah c’est une musique gentillette …”, alors que non pas du tout ce sont tous des crapuleux en fait. Mais quand tu écoutes les histoires entre les labels, les producteurs, des types qui se sauvent avec la caisse … il n’y a que ça. Et c’est pourtant une musique qui a gardé une image fun.

A l’instar du rap, le r&b gagne en visibilité au début des années 90. Bon nombre d’artistes participent à des BO de films de réalisateurs comme Spike Lee, John Singleton, Mario Van Peebles. Il y a une nouvelle imagerie plus moderne qui est travaillée grâce aux clips qui tournent en boucle sur MTV et BET. Est-ce qu’on peut parler de l’âge d’or du r&b moderne ?

Moi je ne pense pas … Je suis d’accord avec toi sur un point : ça s’est vraiment formé là et les gens restent un peu nostalgique de cette période-là. Mais ça va jusqu’à 98-99 quand même, avec les derniers TLC, les premiers Usher … Je pense que toutes les années 90, c’est l’âge d’or des mecs qui ont mon âge. Peut-être qu’au début des années 2000, ça va repartir un petit peu parce que, dès qu’il y a une musique bankable forcément on essaye de toucher encore plus de monde. Et puis, il y a des sensibilités aussi qui se font. Après, quand tu regardes un peu dans toutes les années 2000, tu vas toujours trouver quand même ce lien à la musique noire. Quand tu écoutes Ne-Yo, Chris Brown et encore plus Trey Song, il y a quand même toujours un lien avec la musique noire. Ils ont quand même toujours essayé de tenir ce lien. Et le meilleur exemple, c’est vraiment Bruno Mars et son album 24K Magic. Il a beau être critiqué de plagiat ou de tout ce qu’on veut, je trouve que vraiment dans cet album-là, il a réussi à faire un truc pop tout en gardant des liens avec les années 80-90 avec le new jack et tout. Ouais pour moi, il y a l’âge d’or mais en même temps, il y a toujours vraiment cette histoire qui continue. 

J’aimerais bien que tu nous parles un peu des Soulquarians qui dépassent d’ailleurs le simple cadre du r&b parce qu’il y a quand même pas mal d’artistes rap dans ce collectif : Common, Q-Tip, Questlove, Jay Dilla, Talib Kweli. Tu expliques par exemple que derrière cette aventure artistique commune, il y avait aussi une véritable volonté de défendre un héritage culturel noir américain et africain ?

Alors avec les samples de Jay Dilla, avec la connaissance musicale de Questlove, la démarche politique était de ramener le r&b à la soul en essayant de prolonger le côté technologique avec les synthés, les boîtes à rythme tout en greffant des choses qui avaient peut-être été un peu oubliées par certains artistes.  Des sonorités très organiques, acoustiques avec des cuivres. Des choses qui ont peut-être été un peu volontairement perdues à certains moments par certains producteurs. Mais les Soulquarians, je trouve que c’est aussi l’addition de plein de talents. Quand tu as Jay Dilla, Roy Hargrove, un trompettiste de jazz, de bebop, de hard bop, qui se retrouve à jouer avec une Erykah Badu qui vient du r&b ! Donc tu as ce truc de hip hop, soul, jazz mais rock aussi parce que D’Angelo est fan de rock. 

Heureusement qu’ils sont arrivés ces mecs-là, parce qu’ils ont remis une cohérence en disant : « OK, le r&b ce n’est pas que de la machine et du format pop. C’est aussi, des morceaux longs, des morceaux avec des solos … ». Quand tu écoutes « Bag Lady » avec Roy Ayres, c’est du jazz-funk des années 70 retravaillé. Et ce sont vraiment des mecs qui se sont entendus parce qu’ils refusaient les barrières imposées par le marché. Je pense que les producteurs comment Teddy Riley, Jimmy Jam et Terry Lewis qui sont plus r&b n’ont pas ces barrières-là, mais par contre le marché leurs impose leurs ont parfois imposé de calibrer un peu leurs trucs. Et la neo soul s’est moins bien vendu bien sûr, mais ils se sont permis de faire une musique qui se ressentait un petit peu plus. Et je trouve que c’était bien que ça arrive à ce moment-là pour remettre un petit peu d’authenticité.

Tu en as déjà un peu parlé tout à l’heure, mais tu expliques un truc hyper intéressant au moment de raconter les difficultés rencontrées par un artiste r&b blanc ou étranger de percer aux US. Je cite : « Lorsque le r&b moderne prend son essor et se revendique comme une musique des ghettos noirs associée au hip hop, ce ne sont plus les voix et la musique qui importent, mais l’appartenance à cette culture urbaine purement noire américaine ». Cette résistance du public n’existe plus du tout dans le rap aujourd’hui et pourtant près de 30 ans plus tard, j’ai l’impression qu’elle existe encore un peu pour les artistes r&b. Les artistes blancs ont en effet toujours plutôt tendance à être catégorisés pop. Justin Bieber, Ariana Grande c’est pop direct. Alors que pourtant ils ont quand même quelques titres où tu ne peux renier la filiation r&b. Est-ce que tu vois une explication culturelle ou historique à ça ? 

Oui c’est sûr. Bieber il y a des trucs très costaud. C’est du r&b, pas de problème… Je pense que ça vient surtout du fait que les US sont encore trop marqués par la couleur de peau. On le voit avec Black Lives Matter et tout ce qui a pu se passer ces dernières années. Je ne veux pas être pessimiste, mais j’ai l’impression que ça ne se terminera jamais. Et se dire : « Quoi ! Ils jouent notre musique ! Ils prennent notre culture ! Vous nous avez parqué dans des ghettos, on a créé une culture et maintenant vous venez vous l’approprier pour faire du pognon ». Je pense que c’est très très très difficile pour les américains de quitter cette mentalité. Même s’il y en a qui ont fini par être accepté, ça reste toujours difficile même 30-40 ans après la création du r&b. Aujourd’hui, il y a moins cette histoire de producteur, mais quand il y avait des producteurs noirs comme au début des années 2000 avec L.A. Reid, Jay-Z … Je pense que ce qu’ils voulaient aussi, c’était faire monter des jeunes du ghetto noir. Donc à mon avis, les blancs eux-mêmes n’osaient même pas trop aller se présenter à eux. Reste le mystère Timberlake… 

C’est vrai qu’avec son image de monsieur Disney qui sortait d’un boys band, question crédibilité…

C’est d’autant plus fort de sa part qu’il cumulait effectivement quelques casseroles : Disney, boys band, Britney Spears… la totale !!! Mais je trouve qu’il s’en est vachement bien sorti parce qu’il est vraiment accepté maintenant. Il vient de Memphis où il a fait des concerts avec Al Green et beaucoup de musiciens noirs du coin. Et il a l’air d’être vraiment accepté. Mais il n’y en a pas beaucoup. 

Comme tu l’expliques dans la conclusion de ton introduction, on assiste à un véritable renouveau de la scène r&b avec des artistes qui cherchent sans cesse à tenter de nouvelles expériences musicales. On est dans une approche beaucoup plus indie et alternative que par le passé. Quel regard tu portes sur cette nouvelle génération qui n’hésite pas à casser les codes pour aller plus loin musicalement ? 

Je la trouve audacieuse. Cette histoire d’indépendance, c’est vraiment génial ! Il faut séparer deux indépendances. L’indépendance commerciale qui est vraiment logique parce que pendant des décennies, un artiste ne sortait un album que par le bon vouloir d’un producteur, d’un label. Je bosse par exemple sur Prince en ce moment, et parfois le gars voulait sortir des albums qui étaient refusés par Warner : « Non, ce n’est pas le moment. Tu viens de sortir un album il y a 6 mois, calme toi ». Et c’est d’ailleurs pour ça qu’il y a des tonnes d’albums inédits de plein d’artistes qui sortent en ce moment. Sans compter le fait que les artistes pouvaient dégager d’un label au bout d’un ou deux flops. Donc ce diktat des labels, je trouve que c’est vachement bien qu’il soit révolu. Ensuite, il y a l’indépendance musicale où on retrouve de plus en plus l’addition d’une grande variété d’influences. 

L’étiquette r&b va être difficile à cerner pour beaucoup de gens aujourd’hui. Et ça, c’est surtout dû à ce lien direct qui existe maintenant entre le producteur et le consommateur. C’est un devenu un véritable circuit bio !  

Oui il y a une ouverture d’esprit incroyable. 

Il y avait déjà une petite ouverture quand même. Mais le r&b d’aujourd’hui éclate tellement de codes qu’un mec va écouter du r&b sans même forcément sans rendre compte. Quand tu écoutes Doja Cat, il y a des trucs, tu te dis : « Wouaaaah !!! ». Des nappes de synthés, un beat ultra lent … ça correspondait à des trucs de new wave ou même plus tard de trip hop. The Weeknd aussi. Mais qu’est-ce que c’est que ce type. Après, j’ai 47 ans et je n’écoute pas tous les jours ces artistes-là, mais je les trouve ultra audacieux, limite punk ! Si bien que l’étiquette r&b va être difficile à cerner pour beaucoup de gens aujourd’hui. Et ça, c’est surtout dû à ce lien direct qui existe maintenant entre le producteur et le consommateur. C’est un devenu un véritable circuit bio !  

This is How We Do It, la playlist

La playlist est également disponible sur Deezer.

Christophe Freitas

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