Merci de nous accorder du temps, je sais que tu es très demandé en ce moment !
Je le suis (rires). Avec plaisir en tous les cas.
Tu viens de sortir le documentaire DJ Medhi – Made in France qui connait un énorme succès. Tout d’abord, comment te sens-tu ?
Assez exalté en fait et j’ai aussi une forme de sérénité. C’est un projet que j’ai commencé à écrire il y a 13 ans donc c’est vraiment une partie significative de ma vie, avec en plus un point de vue personnel vécu.
Ce projet a été le plus dur que j’ai eu à mener, pourtant j’ai produit des albums, monté des événements, des films, de grosses campagnes de pubs mais je n’ai jamais rencontré autant de difficultés. C’est vaste comme travail en fait, c’est une série en six épisodes donc c’est l’équivalent de faire six films d’une heure. Je n’ai jamais non plus autant préparé un projet, ce qui est l’un des secrets de son niveau d’aboutissement. Le fait que maintenant ce soit sorti, on a du mal à réaliser avec l’équipe. Mais c’est extraordinaire et je me réjouis de voir à quel point ça touche tous les objectifs que je m’étais fixé.
Es-tu surpris du succès ?
Je pensais que ça plairait dans le monde du rap et de la musique électronique mais là, le fait que même le sous-texte social, politique et les notions de points tournants et de bouleversements culturels soient très bien compris, c’est fort. Ça ne fait pas encore trois semaines que c’est sorti (NDLR: au moment de l’interview) et ça a battu tous les records d’audience, je ne m’attendais vraiment pas à ça. Et du coup, j’ai une sérénité de me dire que si je meurs demain, je sais que j’aurais fait ce truc significatif pour moi et qui compte pour les gens.
Photo: @JeanPicon / Saywho
Avant de parler de DJ Mehdi, j’aimerais revenir sur tes débuts en tant que réalisateur. Qu’est-ce qui te donne envie de faire des films ?
En fait je veux être réalisateur depuis que j’ai 11 ans. J’ai grandi à Dakar et quand j’étais môme ma mère m’emmenait avec elle dans un petit cinéma pas loin de chez nous qui s’appelait l’ABC. J’ai grandi avec les grosses productions type La Guerre des étoiles ou E.T., les rares films qui arrivaient en exploitation au cinéma au Sénégal, mais il y avait aussi ce petit cinéma qui passait des trucs de cinéphiles, des intégrales de John Cassavetes ou d’Hitchcock ce genre de choses. Dès cet âge je savais que je voulais faire ça mais j’ai tardé à m’y mettre. Entre temps j’ai fait plein de métiers liés à l’image: de l’assistanat de production, de la D.A. sur des albums de rap ou d’autres genres musicaux ou des campagnes publicitaires avec ma boite de marketing. J’ai la chance d’avoir toujours eu le drive de faire de mes passions non pas un mais des métiers et ça c’est une de mes plus grosses satisfactions de carrière.
C’est quoi ta première réalisation ?
J’ai fait un clip en 1999 pour la chanteuse Anouk, la choriste de Manu Chao qui faisait partie de la Mano Negra. C’était une copine et elle m’a proposé de réaliser son clip. J’ai accepté même si je ne savais pas trop comment faire. Le titre s’appelle “Ce jour-là” et c’est marrant parce qu’il y a déjà une partie du clip avec un style documentaire avec des gens qui témoignent sur leurs ruptures amoureuses. Je n’en étais pas super content à l’époque, mais je l’ai revu récemment et en fait j’ai trouvé ça chanmé (rires). D’ailleurs, c’est un des deux seuls clips que j’ai fait.
C’est quoi l’autre clip ?
J’ai eu la chance de faire le clip de “Classic (Better than I’ve ever been)”, la collaboration entre Nas, Rakim, Kanye West, KRS-One et DJ Premier que Nike avait initié dans le cadre de célébration des 25 ans de la Air Force 1. Dans le clip les couplets ne sont pas dans l’ordre original de la chanson, c’était mon idée pour que Rakim apparaisse en premier. C’est aussi moi qui ai proposé l’idée pour l’introduction du clip de filmer DJ Premier en train de créer le beat. C’était d’ailleurs la première fois qu’il laissait quelqu’un filmer sa manière de bosser. C’est ce processus de création humaine qui me passionne plus que tout et c’est ce qu’on retrouve pas mal dans le documentaire sur DJ Mehdi aujourd’hui.
Qu’est-ce qui t’amène vers le documentaire ?
J’ai découvert ce genre tôt avec le documentaire Let’s Get Lost de Bruce Weber sur Chet Baker que j’ai été voir avec ma mère. C’est un film magnifique en noir et blanc avec une esthétique jazz. Il y a des documentaires sur le rap qui m’ont bien mis une claque aussi comme Rhyme and reason sorti en 1997 et avant ça Style Wars que j’ai vu en 1992. C’est pour moi le meilleur documentaire Hip-Hop de cette époque, mieux que les fictions Wild Style ou Beat Street.
Mais ce qui m’a le plus inspiré, c’est les films de Michael Moore et surtout Fahrenheit 911. C’est là que j’ai pris conscience de la puissance du documentaire. Le mec est arrivé avec une caméra et ses gros sabots et il a secoué les choses. C’est incroyable cette puissance de l’image, c’est grâce à Michael Moore qu’on ne vend plus de cartouches d’armes chez Walmart dans les supermarchés ! Ça ça me motive énormément parce que tu te dis vraiment qu’à travers tes créations artistiques tu peux avoir un impact.
Ce qui me plaît aussi dans le format documentaire, c’est que tu peux créer une immersion profonde et authentique dans un monde que l’autre ne connaît pas. Par exemple When we were kings de Leon Gast ou The Greatest de William Klein sur Mohamed Ali, sont des films qui m’ont profondément marqué et m’ont donné ce goût du documentaire.
Ce qui m’a le plus inspiré, c’est les films de Michael Moore. C’est là que j’ai pris conscience de la puissance du documentaire.
Est-ce que tu savais très tôt que tu voulais faire des documentaires Hip-Hop ?
Oui, la culture Hip-Hop a toujours été ma plus grande passion, je crois qu’il n’y a rien d’autre qui ait autant nourrit mon imaginaire. Et d’ailleurs, mon tout premier documentaire Just For Kicks sorti en 2005 est en réalité 100% Hip-Hop. Beaucoup de spectateurs l’ont pris pour un documentaire sur les sneakers alors qu’en vrai ça parle de la puissance d’influence de la street culture et plus particulièrement du Hip-Hop sur les grandes marques. J’aurais pu le faire avec les bagnoles de luxe ou avec le cognac. J’aime bien utiliser le récit des petites histoires pour raconter la grande histoire et prendre un point de vue pas évident pour te raconter un truc qui dépasse ce point de vue. Il y a une parenté avec le documentaire sur DJ Mehdi qui raconte la vie d’un DJ compositeur mais en fait te raconte aussi d’autres choses de plus grand et de très cool.
Comment tu as l’idée de prendre cet angle pour Just for Kicks ?
Mon identité s’est forgée avec la culture Hip-Hop que j’ai découverte en 82 quand j’avais 8 ans. Je me retrouve là dedans parce que je suis un enfant du métissage, qu’il y a donc déjà ces deux trucs à réconcilier pour mon identité et surtout parce qu’on n’a pas de modèle noir ni de représentation dans lesquels je puisse me retrouver en France. Donc je me retrouve dans les modèles américains quand dans les années 80, je me prends tout le rap US : la détermination de ces personnages qui font de la musique, sont sur-éduqués et ont des looks sortis d’un autre monde. Je fais une grosse assimilation entre tout ça, avec le basket, Michael Jordan, Spike Lee,…
Ce qui me fait arriver à la basket c’est que c’était clairement un accessoire Hip-Hop, encore plus en Europe d’ailleurs. Aux Etats-Unis tout le monde avait des Air Jordan même si c’était particulièrement prisé dans ce monde du Hip-Hop mais en Europe c’était encore autre chose. On en a rigolé avec Mathieu Kassovitz que j’ai rencontré à peu près à ce moment-là car je ne savais pas qui c’était et vice versa mais moi je le connaissais comme “Ce mec qui avait des Jordan 4” et lui me connaissait comme “Ce mec qui avait des Bo Jackson”. Tu imagines la rareté du truc pour qu’on puisse s’identifier comme ça!
C’était vraiment un identifiant fort et ça a d’ailleurs fait la popularité de ces marques. C’était particulier aussi de voir à quel point les marques de sport avaient un problème avec la culture Hip-Hop et les gens qui avaient adopté leur marque. C’est ça le phénomène le plus intéressant selon moi qui est valable pour Tommy Hilfiger ou Ralph Lauren.
C’est ce que tu cherchais à raconter dans ce documentaire ?
Dans Just for kicks mon postulat c’est de montrer qu’en fait c’est la culture Hip-Hop à travers ses multiples disciplines qui ont fait sortir la chaussure de sport des terrains de basket pour en faire autre chose. Dès les années 70-80 avec les breakers il y a une culture de “customisation” de la basket qui vient de la nécessité. C’est un truc qui me fascine, la créativité des classes populaires qui créent des trucs de fou par nécessité, avec la contrainte ou par simple désir d’extraction de leur réalité.
Et puis toutes ces histoires de ré-adoption par la culture Hip-Hop d’une marque pour en faire quelque chose qui n’est pas prévu. Helly Hansen par exemple, c’est une marque norvégienne qui fait des vêtements de voile. Ils ne pouvaient pas imaginer que la popularité de leur marque passerait par le Wu-Tang Clan, Mobb Deep ou par des gens du rap. Ces anomalies je trouve ça toujours charmant et ça démontre finalement la puissance culturelle et l’influence in fine aussi économique de cette culture.
Au début pour Just for kicks je voulais faire un bouquin mais plus j’écrivais et plus je trouvais que ce sujet était connecté avec des trucs que j’adorais, le Hip-Hop, le basket, le design, les pubs de Spike Lee et tout un truc pop culture qui se joue à travers ça. Je me suis dit qu’il y avait trop de trucs géniaux à aborder et je m’étais déjà pris l’impact des autres documentaires dont on a parlé donc je me suis dit qu’il fallait en faire un documentaire.
Comment tu te lances dans cette première réalisation ?
Je ne savais pas du tout comment m’y prendre mais je suis allé voir Canal+ qui m’a bizarrement dit oui immédiatement ! On est à l’époque en 2005 et depuis les années 90 tout le monde se disait qu’il fallait faire un documentaire sur le Hip Hop. À l’époque il y avait beaucoup d’émissions type Envoyé Spécial, des reportages d’investigation à la télé sur ce “mouvement de banlieusards”. Il y avait finalement très peu d’enquêtes artistiques c’était plutôt le phénomène social qui était traité alors qu’en soit c’est un sujet puissant de culture française moderne. Tous mes potes dans ce milieu là avaient plus ou moins proposé des projets sur l’histoire du Hip-Hop français ou des trucs un peu connectés et s’étaient pris des vents par Canal + donc je m’attendais à la même chose. Quand Canal+ m’ont dit “c’est génial on le fait” j’étais là “Ah ben merde du coup il va falloir le faire, là ! Comment on s’y prend ?”
Qu’est-ce qui fait qu’ils t’ont dit oui à toi ?
C’est l’écriture je pense car c’est vraiment ma qualité. À ce moment-là, j’ai déjà une expérience de producteur mais pas d’expérience en tant que réalisateur et c’est un projet ambitieux, tourné en majeure partie aux États-Unis, il ya un énorme boulot de recherche et de licences d’archives et dans la forme finale énormément de “motion design” ce qui à l’époque ne se faisait pas du tout. Donc c’était ambitieux pour un premier documentaire, y compris financièrement. Mais je suis arrivé avec un truc écrit très précis de ce que je voulais raconter et une accroche sur la démonstration de l’impact de la culture underground sur la pop culture. Puis j’ai la chance d’avoir eu un vécu riche dans le Hip-Hop et la street culture donc beaucoup des personnages qui sont dans Just For Kicks, je les connaissais avant organiquement car j’œuvrais déjà depuis longtemps dans ce milieu, en France comme aux USA.
Comment a été reçu Just for Kicks à sa sortie ?
En fait, l’ambition d’entrée était nord-américaine. J’ai commencé à tourner avant d’avoir le diffuseur aux US ce qui était une prise de risque mais fort heureusement le film a été incroyablement bien accueilli. On a été en sélection officielle au Tribeca Film Festival en ouverture et une standing ovation sur la première présentation à un public constitué de grands noms de la culture (Parmi lesquels les membres de Run DMC, Public Enemy, Fab 5 Freddy, Bobbito Garcia, Clark Kent et beaucoup d’autres) et une rencontre avec les félicitations personnelles de Robert De Niro!
En réalité c’est une entrée folle dans le monde du documentaire, ce qui m’a pour le coup ouvert d’un seul coup aux États-Unis les portes de plusieurs de mes univers de prédilection : les marques de baskets et de sportswear, le basketball, le design, la pub, le cinéma indépendant new-yorkais, en plus des élites de l’univers Hip-Hop. J’avais déjà beaucoup d’attaches dans ce milieu car ça faisait déjà 10 ans que j’avais ma boite en France qui travaillait avec des artistes et des labels. J’avais aussi déjà créé en 2000 une joint venture de street marketing avec Steve Rifkind du label Loud Records.
Et en France quel a été l’accueil ?
En France le documentaire a été diffusé sur Canal+. Mais en presse, ce n’était pas du tout le raz-de-marée qu’on connaît actuellement avec DJ Mehdi. À l’époque, je faisais pratiquement zéro presse, même dans les magazines de rap. Je pense pouvoir honnêtement dire que j’ai fait des trucs vraiment remarquables dans le monde du rap en France, qui ont d’ailleurs été remarqués à l’étranger mais très peu en France. Ça m’a très tôt enfermé dans un truc de “j’en ai rien à foutre du petit monde du rap français, je suis dans l’ombre, je travaille sur les carrières des artistes et ce sont eux qui sont mis au premier plan”. Cette non reconnaissance de ce que je considère être mon propre milieu m’a vraiment mis dans un truc où je me suis juste contenté des résultats de mon travail.
Est-ce que tu as produit d’autres documentaires après Just for Kicks ?
J’ai co-produit le documentaire Doin’ It In The park sur le basket à New York avec Bobbito Garcia et mon pote Kevin Couliau. C’était un documentaire 100% indépendant, difficile à accoucher mais qui a été un vrai succès aux États-Unis et qui est considéré dans le top 10 des documentaires sportifs par le magazine Complex. J’ai aussi bossé sur le documentaire Time is Illmatic sur Nas et sur un segment pour Oprah Winfrey sur l’impact du rap dans le monde avec Jay-Z. Il avait vu Just for Kicks et c’est lui qui a dit “amenez-moi ce gars là » donc improbable!
J’ai fait plein d’autres choses en film : de la pub, du brand content, des courts métrages, des films d’animation… et j’ai réalisé et produit énormément de contenu autour de mon tournoi de basket Quai 54. En tout et pour tout j’ai une dizaine de projets de documentaires solides sur lesquels j’ai contribué à des postes différents dont certains sont assez connus. Ça m’a rendu plus fort sur chacun des postes : à l’écriture, à la production, à la réalisation, à l’habillage graphique, à la coordination musicale. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, je commence véritablement à délivrer des trucs qui sont fidèles à ma vision.
On parlait de manque de reconnaissance en France un peu plus tôt, j’ai l’impression qu’on peut faire un parallèle avec DJ Mehdi. Même s’il était reconnu dans le milieu rap et électro français, il est plutôt resté un personnage de l’ombre en France alors qu’il était extrêmement respecté aux États-Unis par exemple ?
C’est quelque chose que je partageais avec lui. On a passé beaucoup de temps à l’étranger ensemble et on très rapidement eu accès à d’autres sphères là-bas. Lui en France était quand même à l’intersection de beaucoup de choses et par son humanité, sa générosité et son talent, il rencontrait beaucoup de gens. Par exemple, il a fait la musique d’un film de Brian De Palma avec Ryūichi Sakamoto, des musiques pour les films de Desplechin ou de Farrugia et évidemment pour Kourtrajmé. Il était à la fois dans le monde du cinéma, de la musique électronique, du rap, de la musique arabe avec à chaque fois une reconnaissance de son talent et de sa liberté de regard.
Mais c’est vrai que l’endroit où on s’épanouissait le plus lui et moi c’était aux USA. Il a mis du temps lui à accepter ce truc-là. Il aimait tellement Paris, il était fier de la ville et voulait faire un son qui soit celui de Paris. Je sais que lui comme moi – moi à une échelle moindre – nous avions des talents qui n’étaient pas limités à quelconques frontières. On était tous les deux bilingues et ça nous a ouvert complètement les perspectives. Et c’était aussi vraiment par choix et grâce à cette envie d’aller aux sources de notre passion. On est des mecs du Hip-Hop donc à un moment on avait envie de rencontrer Jay-Z. Et on l’a fait !
On est des mecs du Hip-Hop donc à un moment on avait envie de rencontrer Jay-Z. Et on l’a fait !
DJ Mehdi et toi étiez très proches, quel a été son impact sur ta carrière ?
Il est assez important en fait car j’avais vraiment une timidité en tant que réalisateur au début. J’ai bossé pour de grands réalisateurs, que ce soit Gondry, Mondino ou Fab Five Freddy dans son registre qui pour moi sont des génies. Je les regardais en me disant que je n’étais pas capable de faire ça. Et puis, j’ai assez vite été découragé par ce milieu-là car très vite des gens m’ont dit “apprends plutôt un truc technique, en tant que noir il n’y aura pas trop de taff pour toi dans la réalisation”. C’est un des premiers trucs qui m’a été dit dans ce métier en 1993 quand j’avais 19 ans et ça m’a un peu coupé les jambes. Il a fallu d’ailleurs que ce soit des renois qui me disent “Bien sûr que si, tu peux le faire”!
En l’occurrence Djibril Diop Mambéty, le père d’un copain qui est l’un des plus grands cinéastes d’Afrique de l’Ouest ou Euzhan Palcy qui est aussi une grande réalisatrice. Les deux m’ont encouragé dans ma voie et la troisième personne qui a vraiment eu une incidence immédiate c’est DJ Mehdi.
Comment t’a-t-il encouragé ?
Il savait que je voulais devenir réalisateur mais que j’avais aussi un regard sacré sur le cinéma. Pour moi si tu n’avais pas le talent d’un Hitchcock ou d’un Scorsese,et quelque chose de radicalement nouveau à proposer, il ne fallait même pas t’y essayer. Lui avait vraiment la philosophie inverse. C’est par l’erreur, par ta particularité à toi et par ta manière de toucher les trucs qu’en fait tu crées une signature.
Il prenait souvent l’exemple de Quentin Tarantino qui n’a pas fait d’école et a tout appris avec le vidéoclub, c’est pour ça que son style est aussi proche du sampling et d’une démarche “iconoclaste” C’est très Hip-Hop en fait comme manière de procéder et DJ Medhi était résolument Hip-Hop dans son approche de toute création. Il se disait “je ne sais pas jouer de la basse, je m’en fous je vais la programmer comme ça, il y aura un truc un peu bizarre, mais ça sera moi”. Et lui m’a vraiment dit d’y aller car je connaissais tout le monde dans le Hip-Hop français et beaucoup de monde à l’international. C’est aussi à son invitation que j’ai vraiment commencé à filmer des trucs, beaucoup de ce qui constitue la matière du documentaire d’ailleurs.
Typiquement le concert d’Idéal J à L’Élysée Montmartre qui est le premier truc que je filme un peu officiellement puis plus tard le processus de création de l’album The Story of Espion et plein de moments où je me retrouve est en studio, souvent par son entremise. C’est ce qui rend le documentaire d’autant plus fort pour moi symboliquement parce que je lui dois beaucoup.
Comment tu décrirais ta relation avec lui ?
On avait une forme de duo et on était d’une certaine manière indissociables dans nos projets et dans notre manière d’être. C’est quelqu’un qui a beaucoup déteint sur moi et vice-versa. On a travaillé ensemble pendant 6 ans sur son label Espionnage que je reprends désormais avec son fiston. Et par exemple je n’aurais pas fait la pochette du 113 sans lui (NDLR: l’album Princes de la ville). On se retrouvait souvent sur des projets ensemble, entre tous les trucs Mafia K’1 Fry, l’album d’Akhenaton, les compilations Première Classe et plein d’autres projets qu’on a fait sur lesquels on bossait tous les deux.
En fait lui bossait sur le son et toi sur le côté visuel ?
C’était beaucoup ça mais en fait on s’apportait des choses sur les deux tableaux. Lui était cinéphile et très cultivé visuellement. De mon côté, j’étais passionné de musique, très audiophile et curieux de toutes les musiques. Pendant une longue période, à peu près 6 ans je dirais, on allait voir un film par jour tous les jours ! D’ailleurs on a tous les deux connu deux fois des ruptures dans nos couples aux mêmes moments parce qu’on passait trop de temps ensemble et qu’au bout d’un moment nos compagnes en avaient marre (rires). Tu vois le délire ! Il avait vraiment un goût particulier pour le cinéma et pour l’art de manière générale, d’ailleurs il ne s’est pas marié avec Fafi pour rien. Et moi j’ai une passion pour le rap et pour la musique qui dépasse clairement cet que j’ai pu faire dans l’image.
J’ai été conseil artistique sur l’album 95200 de Ministère AMER, sur le premier album d’Oxmo Puccino (NDLR: Opéra Puccino), sur les deux albums de Pit Baccardi, sur l’album Sol Invictus d’Akhenaton et pas mal d’autres albums sortis chez Hostile Records, Delabel, Virgin ou Sony Music. Je l’ai aussi fait sur les disques Espionnage, donc c’était un truc où on se nourrissait mutuellement. Donc c’est quelqu’un qui a eu un gros impact sur moi dans ma carrière par toutes ces collaborations mais aussi d’un point de vue mentalité sur l’autodétermination et le fait de se délester de tout le complexe d’infériorité vis-à-vis de ses rêves.
Quand tu parles de Mehdi on a l’impression que c’est quelqu’un qui avait un vrai talent pour identifier les qualités des autres et les faire ressortir ?
Complètement ! Et la capacité aussi de te le dire et de le dire aux autres. Je me rappelle très bien quand il m’a présenté Romain Gavras il m’a dit “tu vas voir lui ça va être un des plus grands réalisateurs de son époque”. Moi j’avais vu son court-métrage The Funk Hunt qui était cool et un clip de Rocé peut-être aussi mais ça ne m’avait pas bousillé non plus. Alors que lui en était convaincu d’entrée et en parlait de telle façon que ça ouvrait des portes auprès d’autres comme dans l’imagination des artistes eux-mêmes.
Kourtrajmé n’auraient jamais pu faire le clip de “Pour ceux” si DJ Mehdi ne les avait pas validés.
Tu as un exemple ?
Oui, par exemple Kourtrajmé n’auraient jamais pu faire le clip de “Pour ceux” si DJ Mehdi ne les avait pas validés auprès de la Mafia K’1Fry. Mokobé, par exemple, est très clair là-dessus dans ses témoignages. C’était des vidéastes bordel qui faisaient des court-métrages marrants mais à l’époque ce n’était pas des réalisateurs de clips chevronnés, dont le style aurait été prisé dans le rap français. Pas du tout. À l’origine la Mafia K’1Fry qui de son côté était déjà un collectif avec une discographie puissante, voulait un gros clip d’américains – ce qui était le standard de l’époque.
D’ailleurs, il y a un passage incroyable là-dessus dans un des bonus DVD du disque La cerise sur le Ghetto on où voit une réunion Mafia K’1 Fry où Romain Gavras vient pitcher le clip de “Pour ceux”. On sent clairement que les gars ne sont pas super convaincus et se foutent même un peu de sa gueule. C’est un exemple parmi d’autres de la façon dont Mehdi était incroyablement convaincant et ici, a convaincu certains des membres de la Mafia K’1Fry que bosser avec Kourtrajmé était le bon choix. “And the rest is history” comme on dit aux USA.
Un autre exemple c’est celui de Justice: sans lui ils n’auraient sans doute pas choisi de partir sur le son « turbine” (NDLR: un sous-genre minimal de la musique électronique dont Justice sont les précurseurs) et auraient peut-être complètement pris un autre tournant de carrière. Il les a convaincus de la qualité de leur propre truc.
Justement, comment travaillait-il avec les artistes en studio ?
Il avait un truc très humain dans son approche, il faisait très très peu de tracks pour des commandes. À l’époque où on travaillait beaucoup ensemble, je l’ai vu refuser des commandes où les enjeux artistiques étaient importants et où il y avait vraiment de la thune et ça m’enrageait de le voir refuser ! Mais il aimait bosser avec des artistes qu’il kiffait réellement humainement et il avait vraiment une vision générale, une démarche d’album et de recherche d’originalité. Son but c’était d’aller plus loin et d’amener quelque chose de nouveau plutôt que de répliquer quelque chose qu’il avait déjà fait. Tout le monde lui a demandé de refaire des titres comme “Princes de la ville” ou “Tonton du Bled” mais ça ne l’intéressait pas, à ce moment là il préférait bosser avec China Moses ou avec Matthieu Chedid.
Il avait la volonté de faire de chaque séance studio une expérience unique et qu’il y ait un truc magique qui sorte, y compris dans l’erreur. C’est quelque chose qu’il a aussi appris de Philippe Zdar, ce truc de sampler, puis de rejouer les percussions avec les mains qui était assez unique. Zdar a eu beaucoup d’influence sur DJ Mehdi.
Au début de l’interview tu as évoqué les difficultés à faire ce documentaire, qu’est-ce qui a été le plus difficile ?
Je l’ai écrit dans les semaines qui ont suivi le décès de Mehdi et au départ sa famille était réticente au fait que le projet se fasse aussi tôt, ce que j’ai respecté. Ça a pris 4 à 5 ans avant qu’ils reviennent vers moi pour me donner leur OK. C’est 4 à 5 ans pendant lesquels j’y croyais quand même toujours donc je collectais petit à petit des photos, j’ai commencé à chercher des archives tout seul ou avec l’aide de copains et de stagiaires dédiés. J’ai ré-écrit le scénario du documentaire plusieurs fois et mon point de vue a changé et mûri. C’est à ce moment-là que j’ai fait certains choix, des trucs que je regrette un peu qu’ils ne soient pas dans la série d’ailleurs, par exemple la présence d’artistes comme Kavinsky, Intouchable, Rocé ou Karlito.
La musique qui est sortie de ces collaborations ou les liens liés sont tous super mais pour raconter toute cette fresque rap et musique électronique ce n’était pas absolument essentiel. En tant que spectateur, tu comprends déjà avec la story de l’album Princes de la ville qu’il fait le pont entre le rap et l’electro donc te donner trop d’exemples où il entreprend la même démarche, par exemple l’album de Karlito dont je suis pourtant ultrafan, ç’aurait été juste par gourmandise et un peu redondant en termes de storytelling.
Et d’un point de vue du financement et des partenaires ?
Quand j’ai repris le projet j’ai commencé à le pitcher aux plateformes qui avaient le plus de moyens, soit dans l’ordre Netflix, Amazon, Canal+, et Apple TV. Ils m’ont tous dit “c’est vachement bien écrit et c’est captivant mais ça ne sera pas pour nous car c’est trop niche”. Ce qu’on demande à ces plateformes, au niveau de la direction en tous les cas, c’est “est-ce que les gens vont s’abonner pour regarder ce programme” ? Ces plateformes font finalement peu de programmes musicaux et généralement il y a un dénominateur commun c’est qu’ils traitent tous d’artistes qui ont un minimum 1 million de followers.
Alors que là le postulat de la plateforme c’est que 80% des gens ne savaient pas qui était DJ Mehdi. Il y a un truc à la Sugar Man ou Forrest Gump, c’est plus dans le personnage à qui il arrive des trucs improbables. Comme pour le documentaire The Black Godfather sur Clarence Avant, c’est quelqu’un que tu ne connais pas mais tu connais tous les gens avec lesquels il a bossé et tu comprends à quel point il est déterminant.
Donc par rapport à un documentaire sur DJ Mehdi, ils se disaient premièrement que le mec n’était pas connu et deuxièmement que ça parlait des années 90 donc pour des gens d’un certain âge et ce sont deux trucs sur lesquels ils se sont royalement plantés! J’espère que ce documentaire va démontrer qu’une histoire puissante et bien racontée porte plus qu’un contenu développé autour d’une personne connue et que derrière il y aura une autre forme d’écoute pour des histoires de ces cultures.
Moi je me suis battu pour ce projet, pas seulement parce que c’est mon pote mais vraiment parce que je sais qu’il y a des enseignements à tirer de son parcours qui sont ultra précieux. J’ai lu une critique du documentaire qui disait qu’il est essentiel de voir cette série documentaire pour comprendre la musique des années 90 et 2000 en France et leur importance à l’échelle générale du monde de la musique et c’est vraiment ce que je crois.
DJ Mehdi était vraiment un pionnier même à l’échelle internationale?
Oui le fait de faire venir des violonistes dans un disque de rap (NDRL sur l’album Le Combat Continue d’Idéal J) c’est la première fois que ça se fait même aux USA. Dr Dre il avait fait venir des bassistes et des vrais musiciens sur des albums de Snoop Dogg mais une section de musique classique ça ne c’était jamais fait avant Le Combat Continue qui est un album où il n’y a pas de budget !
Là c’est un mec de 21 ans et il dit “on va contacter une meuf qui fait de la musique classique et vous allez voir ça va trop bien aller avec les textes de Kery James, ça va rajouter de l’émotion dans toutes ses introspections”. Et il fait ça avec zéro vue commerciale. C’est pour ça que Le Combat Continue est un de mes albums de rap préféré, parce que dans l’approche il ne s’agit que de faire de l’art.
En plus de raconter la vie de DJ Mehdi, la série documentaire couvre vingt ans de musique en France comme tu l’as dit. Quelle était ton ambition par rapport à ça ?
Il y avait une vraie intention à ce niveau dès l’écriture. J’avais une timeline qui était l’histoire de DJ Mehdi que j’ai essayé de ne pas traiter de manière biographique parce que faire un biopic de quelqu’un qui n’est pas connu c’est compliqué. Par exemple, Sugar Man qui est un très bon film de référence pour moi ne fonctionne pas du tout là-dessus. C’est pas la biographie de Sixto Rodriguez, c’est plus fort en termes de narration. Donc j’avais ce truc-là de l’itinéraire musical de DJ Mehdi et j’avais le contexte qui était l’historique des genres musicaux que ça traverse. C’est d’ailleurs pour ça que je tenais à faire ce projet, c’est la seule personne à travers laquelle tu peux raconter à la fois une histoire authentique du rap français et de la French Touch.
En un documentaire tu peux amener des gens qui écoutent du rap à regarder quelque chose qu’ils n’auraient jamais regardé sur la house ou la musique électronique. Et vice versa, de la French Touch ça les amène à regarder un truc qu’ils n’auraient pas regardé sur le rap français underground, la Mafia K’1 Fry,… Je connais trop ces milieux-là pour ne pas savoir qu’ils ne s’y intéressent pas. Pour preuve, ils ont tous appris énormément de choses en regardant le documentaire!
Je m’étais aussi fixé l’objectif qu’on apprenne dans chaque épisode quelque chose de musicologie pure. Dans l’épisode 1 par exemple, j’ai placé des infos et des références qui n’étaient pas absolument nécessaires mais je voulais qu’on entende les noms de Mobb Deep, de Pete Rock et de Gang Starr. Si tu as 17 ans aujourd’hui et que tu regardes la série tu te prends toutes ces références-là. Pareil dans l’épisode 3 avec des infos et des références précises sur la House de Chicago et la Techno de Détroit.
Je m’étais aussi fixé l’objectif qu’on apprenne quelque chose de musicologie pure dans chaque épisode.
Et au-delà de la musique il y aussi tout un contexte politique et social qui est raconté…
C’est ce contexte qui est vraiment la beauté de ce qui peut être raconté à travers l’itinéraire de Mehdi. C’est l’histoire d’un mec qui est regardé de haut, ce qui est l’expérience de tous les enfants issus de l’immigration, qui sont vus de haut dans le pays où ils naissent et où ils font l’expérience de plein front du racisme et de la xénophobie. Ça tu le comprends par exemple avec l’histoire de ses parents qui arrivent en France et dont l’administration française les fait changer leurs noms musulmans en nom français. Ça se passe dans les années 70, c’est choquant à quel point c’est récent en fait !
Donc son histoire n’est pas seulement celle de la composition musicale, c’est aussi celle de porter des mouvements culturels dans des environnements qui sont assez hostiles, voire très hostiles comme c’est le cas pour l’histoire du rap en France.
Le but était aussi de montrer d’un point de vue populaire et démographique même ce que c’est que la France à travers ces diverses années. Il y avait une vraie opportunité de rassembler et d’argumenter que la culture est peut-être le vecteur le plus puissant avec la bouffe pour te faire comprendre “ah putain, en fait un Marocain c’est cool” et “ah en fait un mec de Versailles c’est cool”. On n’a pas nécessairement les mêmes références mais on peut vraiment s’entendre sur une recherche de l’excellence, sur un culte de l’originalité et sur la créativité dans l’absolu. Typiquement la rencontre 113 et Daft Punk, c’est tellement puissant d’un point de vue du vivre ensemble.
L’itinéraire de DJ Mehdi c’est celui de quelqu’un qui est vu comme la France d’en bas et qui devient un des plus brillants ambassadeurs de la France à l’international. Les dynamiques qui existent autour de ça, les résistances et le moteur de tout ça, c’était vraiment le sous-texte et je suis ultra satisfait de voir qu’il résonne de façon aussi puissante.
Un grand merci à Thibaut de Longeville pour son temps ainsi qu’à Hannane pour avoir organisé la discussion et Gautier du Studio Noble Paris où été réalisée cette interview !
Crédits Photos: @tom_lalune / Konbini et @JeanPicon / Saywho
DJ Mehdi, son parcours en 20 morceaux d’Ideal J à Daft Punk
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