Historiquement, le rap a été dominé par l’omniprésence des scènes de New York et Los Angeles (avant que Houston, Atlanta, Detroit ou Chicago fassent leur trou), laissant peu de place dans le paysage médiatique aux artistes issus d’autre états. Pourtant, au début des années 2000, Little Brother, un groupe issu de Caroline du Nord, va peu à peu s’imposer sur la scène rap jusqu’à être reconnu des plus grands du milieu.
Phonte, Rapper Big Pooh et 9th Wonder font connaissance à l’Université de Caroline du Nord (dont ils sont tous les trois originaires) et se lancent petit à petit dans la musique en tant que trio. Considérant qu’ils perpétuent le travail commencé par leurs aînés (les artistes hip hop phares des années 80 et 90), ils choisissent le patronyme « Little Brother ». Au début des années 2000, le rap fait ses premiers pas sur Internet via les forums de discussion et certains artistes en profitent pour se faire connaître des internautes. C’est le cas du groupe Little Brother. En 2001 les trois acolytes publient le morceau « Speed » sur le site Okayplayer, originellement lancé par Questlove afin d’interagir avec les fans. Ce dernier est très vite accroché par la musique du trio, tout comme les auditeurs qui fréquentent le site, et décide de mettre le groupe en avant. Petit à petit, la hype autour du « phénomène » monte et les fans attendent avec impatience le premier opus. Ce premier album, intitulé The Listening, sort en 2003 sur le label ABB et reçoit un certain succès dans la sphère underground et même jusque chez les grands noms du rap à l’image de DJ Evil Dee ou encore Pete Rock, qui témoignent leur soutien au groupe. Mais la consécration ultime survient quand Jay-Z collabore avec 9th Wonder pour son Black Album sur le morceau « Threat ». Une reconnaissance immense qui ouvrira au producteur les portes de collaborations bien plus mainstream (De La Soul, Destiny’s Child, Mary J Blige…). Cependant, les résultats commerciaux de l’album ne sont pas au rendez-vous en raison d’un manque de marketing, comme le dira Phonte dans le morceau « The Becoming » :
I went from niggas tellin’ me I really shouldn’t rhyme
To droppin’ a classic album motherfuckers couldn’t find
Après le succès d’estime de The Listening, le trio a le regard tourné vers l’avenir et vers leur deuxième opus. Afin de bénéficier d’une meilleure distribution et donc d’un plus grand rayonnement à l’échelle nationale, ils signent en major sur le label Atlantic. Little Brother devient ainsi l’un des premiers phénomènes du net à décrocher un contrat de disque en major, bien avant la décennie des 2010’s.
Très attendu par le public, le second album du trio de Caroline du Nord sort le 13 septembre 2005. Il s’intitule The Minstrel Show. Si cet album a marqué le rap, c’est avant tout à travers son concept et son titre clivant au sein même de l’industrie. A l’origine, Phonte, 9th Wonder et Big Pooh souhaitaient nommer leur deuxième opus Nigga Music, mais cette idée à été avortée pour laisser place au titre que l’on connaît aujourd’hui. Le nom du projet renvoie aux « minstrel shows », des spectacles de divertissement qui avaient lieu à la fin du 19ème et début du 20ème siècle dans lequel des blancs se grimaient en noir pour caricaturer les danses et les chants des noirs, dans le seul but de divertir un public blanc. Puis, des noirs ont eux-mêmes joué dans ces minstrels shows (eux aussi en blackface), entretenant ainsi les stéréotypes et les clichés sur leur propre culture. On comprend donc qu’avec un tel titre, Phonte, Rapper Big Pooh et 9th Wonder visent les rappeurs qui perpétuent les clichés sur la culture hip hop.
Mais ils poussent le concept au-delà d’une simple association d’un titre et d’une idée. L’album est construit comme une sorte de talk show, animé par Chris Hardwick (présentateur, comédien) diffusé sur UBN (U Black Niggas Network), une chaîne fictive. La cover du projet va d’ailleurs dans ce sens en dépeignant les trois artistes, teint très foncé, sourires jusqu’aux oreilles, comme pour une affiche de sitcom ou d’émission TV, à un époque où les rappeurs ont plutôt tendance à poser sérieusement sur les covers. Chaque morceau est ainsi vu comme un « épisode » de cette émission dans lequel on dresse une critique de la place des noirs dans la musique aux USA et surtout de leur exploitation par les maisons de disque, afin d’en faire une caricature d’eux-mêmes. Les différents skits et introductions de morceaux viennent rythmer l’album et participent à cette narration, en y ajoutant une bonne dose d’humour. Ils utilisent d’ailleurs le concept du minstrel show de façon ironique pour introduire des invités, à l’image du rappeur blanc Joe Scudda, qui est présenté comme « performing in blackface » (ce qui n’a bien sûr pas été fait dans le clip).
Une prise de position qui les met dans une posture délicate vis-à-vis d’Atlantic Records mais également de certains de leurs pairs, qui se sentent directement visés par ces piques.
On ressent sur The Minstrel Show une réelle amélioration pour Phonte et Rapper Big Pooh au micro. La symbiose entre les deux fonctionne à merveille et elle est renforcée par le fait qu’ils n’adoptent pas un format unique pour les morceaux. Pas question de se contenter de faire un couplet par rappeur intercalé par des refrains, les deux MC’s brisent la monotonie en se passant le micro pour alterner des couplets à longueur variable. Ils s’autorisent même des morceaux solos comme Phonte sur « The Becoming » ou Big Pooh sur « Sincerly Yours ».
Les textes sont rythmés par les phrases egotrip et par la frustration des trois protagonistes face à l’industrie musicale. Chacun des couplets est une tranche de vie qui nous plonge dans le quotidien des deux rappeurs qui reviennent sur leurs débuts dans le rap et sur le succès de leur premier album.
Radio, them suckas never play us
Took our wax to the station and they straight played us
De rares invités viennent accompagner les deux rappeurs de Little Brother. Elzhi livre notamment une performance de haut vol avec Phonte sur le morceau « Hiding Places », où ils s’échangent coup pour coup sur quatre couplets. Un morceau sur lequel aurait dû rapper J Dilla, que Big Pooh namedrop à la fin de son couplet.
Mais l’invité le plus étonnant de The Minstrel Show est certainement Percy Miracles. Ce chanteur R’n’B complètement décalé qui, d’après le livret dans l’album, a vendu plus de 10 millions de disques en Bulgarie, n’est autre que l’alter ego de Phonte. Une façon pour ce dernier de mettre en lumière ses talents au chant tout en parodiant des R. Kelly ou autres chanteurs R’n’B. Percy bénéficie donc de son propre morceau par le biais de « Cheatin ».
Ainsi, l’album n’a pas été seulement porté par son concept, mais aussi par les talents des deux rappeurs à produire des textes accrocheurs, jonchés de tranches de vie et parsemés de punchlines humoristiques.
Cependant, Phonte et Big Pooh ont aussi eu un atout non négligeable pour poser leurs textes, en la présence de 9th Wonder. Ce dernier, qui vient donc de produire pour Jay-Z (comme mentionné précédemment) mais aussi le sublime « Good Ol’ Love » pour Masta Ace, compte bien utiliser son aura grandissante pour donner une toute nouvelle dimension à Little Brother, tout en gardant le style qui a fait leur succès sur The Listening. Lorsque l’on parle des productions soulful dans le hip hop, The Minstrel Show rentre aisément dans les albums références de la catégorie. De Bobby Womack à Teddy Pendergrass, en passant par les Stylistics ou encore David Ruffin, la quasi totalité des morceaux est construite sur un sample de soul auquel 9th Wonder ajoute des drums boom bap percutantes. On obtient ainsi des morceaux à la fois très mélodieux mais aussi empreints d’une essence rap, à l’image des singles « Lovin’ It » et « Slow It Down ». La signature de Little Brother en major a certainement aidé à « clearer » les samples plus facilement, cependant les artistes eux-mêmes ont été impliqués dans le processus. Phonte a tenu à envoyer un courrier à chaque artiste samplé (ou la personne qui le représente) afin d’expliquer le concept des morceaux et pourquoi ils avaient choisi le sample en question. Une méthode qui s’est avérée concluante quand on voit les grands noms présents parmi la liste des samples.
La dimension soulful est accentuée par des refrains chantés accrocheurs qui accompagnent merveilleusement les samples. Toutefois, Percy Miracles laisse la place à Darien Brockington qui excelle sur les hooks des morceaux « Not Enough », « Slow It Down » et « All For You ».
Considéré par beaucoup comme la pièce maîtresse de Little Brother, The Minstrel Show restera gravé dans l’histoire du rap comme l’album d’un groupe qui a buzzé sur internet, a signé en major et a réussi à tenir tête au label pour garder sa ligne directrice. Cependant, ce projet est aussi celui des divorces. L’album ne sera pas un gros succès commercial, Atlantic n’ayant pas su, à l’époque, exploiter une fanbase difficile à quantifier car surtout présente sur le net. Les deux parties décideront de se séparer en bons termes. Ce deuxième opus marque aussi la fin de Little Brother en tant que trio puisque 9th Wonder quittera le groupe juste après, laissant Phonte et Rapper Big Pooh poursuivre l’aventure à deux. Une aventure qui a connu son dernier chapitre en 2019 avec le projet May The Lord Watch, qui marquait le retour du duo après 9 ans d’absence.
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