À force qu’on lui pose des questions sur les femmes dans le rap, Sylvain Bertot s’est dit que ce serait sûrement une bonne idée de creuser le sujet. Habitué à prendre la plume pour raconter le rap, Sylvain n’en est pas à son coup d’essai, puisque Ladies First: Une anthologie du rap au féminin en 100 albums est déjà son cinquième livre. Fruit de trois ans de travail méticuleux, cet ouvrage de 300 pages est sorti en fin d’année dernière et rend hommage à la pluralité des styles adoptés par les femmes du rap.
BACKPACKERZ : Quand as-tu décidé d’écrire ce livre ? Est-ce qu’il y a un rapport avec tout ce qu’il se passe depuis 2017 avec l’affaire Harvey Weinstein et tout ce qui en a découlé en terme de prise de conscience sur la place de la femme dans la société ?
Sylvain Bertot : J’ai commencé à l’écrire un peu avant la sortie de mon précédent livre sur les mixtapes donc c’était au tout début de l’année 2017, quelques mois avant que l’affaire Weinstein ne sorte. Mais le fait qu’il y ait une concomitance n’est pas tout à fait un hasard. La raison d’être de ce livre est liée à une succession d’événements que j’ai vécus avec mes précédents bouquins. J’ai souvent eu l’occasion de faire des conférences pour les présenter, et le sujet des femmes dans le rap revenait systématiquement.
J’y ai rencontré des personnes plutôt hostiles au rap qui me faisaient remarquer que c’était un genre musical qui traitait les femmes comme des moins que rien. Mais surtout, un jour, on m’a fait remarquer que je ne parlais pas de femmes dans mes livres… Et cette dernière réflexion m’a fait tilt car je n’y avais jamais réfléchi auparavant. Dans mon premier livre par exemple, j’étais censé donner un panorama représentatif des tendances du rap et on n’y retrouve que 3 femmes, seulement.
Est-ce que tu l’as intitulé Ladies First en hommage au titre mythique de Queen Latifah (1981) ? Si oui, est-ce que tu l’as choisi car c’est une des plus grandes figures féministes de l’histoire du rap ?
Je n’ai pas trouvé le nom tout de suite. Au début, je voulais l’appeler “sistas and hoes”, les deux modèles de rappeuses qu’on voit assez régulièrement dans le rap, mais mon éditeur m’a dit que seuls les gens du rap comprendraient… On a essayé de creuser la piste des chansons puis des paroles et, comme il s’agissait de parler des femmes avant tout, Ladies first avait le mérite de dire ce qu’on voulait dire. En plus, c’est un morceau féministe super important, chanté par deux femmes donc c’est parfait.
Au-delà de toute la dimension musicale, c’est vrai qu’on a l’impression de lire un récit de l’évolution de la société sous le prisme du rap féminin. Comment as-tu mené ton enquête et reconstitué ce récit ?
J’ai beaucoup lu ! Ça fait longtemps que j’écris sur le rap donc il y a beaucoup de choses qui me sont venues spontanément, mais c’est clair que ça m’a demandé pas mal de recherches. J’ai évidemment lu toutes sortes d’articles français et américains, des passages de bouquins en reprenant l’index pour voir s’ils parlaient de femmes et j’ai aussi visionné pas mal de choses : le film This is the life d’Ava DuverNay, le biopic sur Roxanne Shanté par exemple, et plein de vidéos perdues dans les limbes de YouTube. J’aurais rêvé d’interviewer des gens mais il aurait fallu que j’interroge des Américaines et ce n’était pas forcément possible d’un point de vue logistique. C’est ma petite frustration pour ce livre.
Pour rentrer un peu plus dans le détail, je voulais te parler d’une observation que tu relates dans ton livre : les femmes sont à l’origine de la mise en lumière et de beaucoup d’innovations au tout début du hip hop aux Etats-Unis, et quelques années plus tard, elles passent pour beaucoup au second plan et deviennent des suiveuses dans la création musicale. Tu peux nous en parler ?
Les femmes dans l’industrie du rap ont de toute façon toujours compté. On a l’exemple emblématique de Sylvia Robinson mais on en a d’autres comme Ann Cardy et bien d’autres… Elles ont souvent été plus aventureuses, avec de très bonnes intuitions. On compte de nombreuses et talentueuses directrices artistiques et dénicheuses de talents… C’était le cas au début du hip-hop et ça a continué plus ou moins jusqu’à présent.
Sur les rappeuses, en revanche, je le dis clairement dans le livre : elles ont toujours été une minorité, le rap a toujours été très masculin. Si tout le monde inventait le rap au commencement, que ce soient les femmes ou les hommes mais, il y a eu un tournant où les hommes ont pris le devant de la scène dans les années 80-90. Le rap, qui était jusqu’alors très festif, est devenu de plus en plus abrupt et dur… donc plutôt masculin dans le style, même s’il y avait toujours des femmes.
Stylistiquement parlant, elles ne se distinguaient plus beaucoup des hommes. Par exemple, Salt-N-Pepa, c’était l’un des premiers grands groupes de rap féminin, et beaucoup on dit qu’il s’agissait d’un Run-DMC féminin. C’est pas tout à fait la vérité mais il y a un peu de vrai.
Queen Latifah, c’était le versant féminin des Native Tongues. Plus tard, Da Brat imitait Snoop dog. C’est peut-être un mauvais procès qu’on leur fait mais il y avait beaucoup plus d’innovation dans la représentation de la femme, la défense d’un point de vue féminin, voire féministe que d’un point de vue stylistique. En tout cas, il y en a eu très peu pendant un temps jusqu’à Missy Elliott. On trouvera bien sûr toujours des contre-exemples mais c’est une impression qui ressort.
Tu en parlais précédemment : à la fin des années 80, le rap est devenu très dur et c’est là aussi que les mecs ont commencé à avoir un discours ambiant très sexiste, avec des paroles qui résument les femmes à des objets sexuels. Selon toi, est-ce que c’est ce qui a donné naissance aux rappeuses bad bitches (Lil Kim, Foxy Brown, etc…) ? Comme si elles avaient voulu rétablir l’équilibre d’une façon assez paradoxale.
C’est exactement ça, on a quasiment le même système dans le gangsta rap. Les gens reprochent au gangsta rap de propager tous les clichés à l’encontre des afro-américains, ils l’ont effectivement fait jusqu’à l’excès, mais il y a un côté assez ambigu dans l’histoire… Quand tu rejettes l’image qu’on veut te donner « non c’est pas moi, je ne suis pas comme ça », tu te places immédiatement en victime. Or, les gangsta rappeurs ne veulent pas se placer en victime et revendiquent donc cet aspect violent et fornicateur. Les bad bitches ont eu la même démarche : « ah oui donc je suis une salope ? Bah oui c’est ce que je suis mais je suis pas une victime ». En plus de ça, elles ne sont pas tendres avec les hommes et reprennent le même langage à l’inverse en parlant d’hommes-objets qui sont juste là pour les contenter.
C’est assez paradoxal car elles s’érigent en femmes fortes et affichent des physiques hypersexualisés, un modèle imposé par les hommes.
Oui c’est pour ça que certains disent que c’est sexiste, et d’autres que c’est féministe. J’avoue ne pas être aussi tranché de mon côté, je pense même qu’il n’y a pas de réponse simple à cette question…
Pour parler aussi de l’autre sociostyle qu’on retrouve dans le rap féminin, je me permets de citer un des passages de ton livre : “Les modèles de la bad bitch et de la sista continue à structurer le champ du rap féminin. Il n’y a qu’à relever les deux identités des deux rappeuses les plus adulées par la critique aux alentours de 2017, pour le constater : Cardi B d’un côté et Rapsody de l’autre, chacune représente l’un de ces stéréotypes ». Tu n’as pas l’impression que c’est un peu plus nuancé et que des meufs comme Princess Nokia, CupcakKe, Leikeli47 (dont tu parles d’ailleurs dans ton livre) viennent un peu bousculer ce modèle pré-établi ?
Oui, il y a beaucoup plus de diversité aujourd’hui. C’était peut-être déjà le cas avant mais c’était beaucoup moins visible. Une CupcakKe par exemple, on pourrait dire qu’elle est bad bitch mais elle revendique un physique qui n’est pas un modèle imposé par les hommes. Il y a plein de nouveaux modèles comme Lizzo ou BBYMUTHA dont je parle à la fin de mon livre qui sont totalement inclassables par rapport aux deux modèles historiques. Malgré tout, on peut être optimiste ou pessimiste par rapport à l’évolution de ces modèles, mais la personne qui domine aujourd’hui c’est Cardi B et elle est, quelque part, une continuation des Lil Kim et compagnie.
J’aimerais maintenant faire un focus sur la France. Tu parles de l’émission H.I.P H.O.P de TF1, qui fut présentée par Sidney de 1983 à 1984. Mais c’est un trio de femmes qui est à l’origine de ce projet : Laurence Touitou, Sophie Bramly, et Marie-France Brière. Est-ce que tu peux nous en parler ?
Oui, c’était la première émission consacrée au hip-hop au monde sur une grande chaîne nationale. Il y avait Laurence Touitou qui avait apporté le concept, Sophie avec Bramly pas très loin pour soutenir le projet, mais surtout Marie-France Brière, qui a risqué son poste pour que l’émission voit le jour. Comme je l’ai dit avant, le côté visionnaire dans le hip-hop a été le plus souvent apporté par des femmes. L’émission était vraiment très populaire, je me souviens qu’on en parlait dans la cour de récréation à l’époque. Le paradoxe, c’est qu’ensuite cette effervescence autour du hip-hop en France est retombée et le rap est redevenu underground, avant de revenir à la surface dans les années 90.
La scène rap francophone compte très peu de femmes, même encore à l’heure actuelle, versus les US et le UK. Comment tu expliques ce phénomène ? Est-ce que tu penses que c’est lié à notre mentalité ?
Oui sans doute, c’est liée à la mentalité française et à un aspect culturel. Si je compare aux États-Unis, il y avait une tradition dans la culture afro-américaine de la matriarche, de la femme forte, qui a contrebalancé ça. Il suffit de regarder le cinéma blaxploitation, Foxy Brown et compagnie, pour constater cette image de la femme forte qui va mener les hommes à la baguette. Et d’ailleurs, dans le milieu afro-américain de l’époque, c’est souvent la femme qui gère le foyer toute seule. Beaucoup de rappeurs ont été élevés par des familles monoparentales, leur mère gérait tout et leur père était un guignol qui s’était contenté de déposer la petite graine, on va dire.
J’ai l’impression que c’est une image qui existe moins en France. Après, c’est une explication parmi tant d’autres… Il y a également dû avoir des maisons de disque plus timorées, avec des préjugés et des idées préconçues, comme quoi ça ne marcherait pas avec des femmes. En tout cas, on note beaucoup plus de rappeuses stars aux US, même si elles sont moins nombreuses que les garçons. En France, il y a très peu de noms connus, même si on a compté des artistes très respectée comme Casey, mais que le commun des mortels ne connaît pas… Malheureusement, les seules rappeuses françaises que les hommes de la rue connaissent sont Diam’s et Kenny Arkana… et ce sont des succès qui ont dix ans !
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