Le 1er novembre dernier marquait donc la sortie d’Athena, premier LP de la violoniste, beatmakeuse et chanteuse de vingt-cinq ans originaire de Cincinnati. Artiste ancrée dans un mouvement artistique marginal à l’image de son label Stones Throw, son imagerie agit, depuis ses débuts dans l’industrie, en surimpression d’un travail de création musical minutieux. Cette cover-art épique de l’album Athena, qui emprunte énormément à l’esprit minimaliste de la Beat scene de Los Angeles, façonne la mythologie de l’artiste, pour tenter de la rendre aussi puissante et intemporelle que celle attachée à la divinité grecque du même nom.
On peut être déesse de la raison, de la prudence, de la sagesse et des artistes, la chouchoute d’un paternel un peu colérique nommé Zeus, et être une guerrière badass redoutable et redoutée autant par ses pairs dieux que par tout mortel gueux. Si le terme « réincarnation » peut paraitre un poil hyperbolique, il ne serait pas faux de dire qu’il y a chez cette Sudan quelques désarmantes ressemblances avec Athéna. Dans le regard, un éclat de vie et une grandeur d’âme évidente côtoient la candeur et la frivolité des jeunes artistes mus par la force créative ; et si l’on sonde encore plus profondément ressurgit également, juste le temps d’un instant, le poids des gens qui ont du vécu. Rencontre au sommet du Mont Olympe de Paris 11.
BACKPACKERZ : Tu as souvent parlé de tes influences de violonistes mais plus rarement de celles Hip-Hop / Electro…
Sudan Archives : Il y a Francis Bebey par exemple. Il a des productions électroniques cool qu’il mélange avec des instruments acoustiques. Il parle français ! J’ai même appris tout à l’heure qu’il y avait une chanson où il parlait déjà de féminisme, alors qu’il était actif il y a longtemps !
D’un point de vue purement production Hip-Hop, avant que je ne déménage à L.A. il y avait des gens qui bossaient sur le (Roland) SP-404, comme cet artiste qui s’appelle Blackey. C’est la première fois que je voyais bosser quelqu’un là-dessus et c’est un outil que j’utilise lors de mes lives. Je crois que lui-même était inspiré par pas mal de gens de la scène Beat de L.A.
Lorsque j’ai déménagé à L.A., j’allais beaucoup en soirée pour découvrir de la musique et je porte aujourd’hui beaucoup de cette scène Beat en moi.
Des tas de gens de Cincinnati m’ont inspiré, comme D-Eight qui rappe sur l’album. Tous les artistes vont chez lui pour enregistrer leurs sons car il a un home-studio. Ses amis m’ont aussi inspiré parce que ce sont des rappeurs auto-produits. Ils adorent la scène Beat ! Lorsque j’ai intégré cette scène, j’ai vraiment senti le fait que mes productions avaient beaucoup à voir avec les leurs. Mais au delà de tout ça reste Francis Bebey ! Il fait tout : il produit, il incorpore ses propres instruments acoustiques et il chante.
À quel moment de ta carrière t’es-tu dit : « Ça y est, ça, c’est mon son » ?
Pour le morceau « Come Meh Way » clairement. Dès la composition, c’est le tout premier morceau où je me suis dit : « j’adore où ça va ». Et c’est grâce à ce morceau si j’ai été signée sur un label.
Pour l’album j’ai voulu faire une sorte de remake de récitals de violon.
Tu travailles beaucoup avec la gamme pentatonique (à 5 degrés) que l’on retrouve plutôt dans les musiques traditionnelles, pourquoi cet attrait ?
J’ai l’impression que la gamme pentatonique est sacrée ou du moins élévatrice. Peu importe ce que je compose, elle me satisfera. C’est thérapeutique. Et puis j’ai l’impression que cette gamme est comme un code, un mode de vie, car il y a tellement de différences, d’ethnicités dans le monde, et quand tu y penses, toutes les musiques prennent leur bases sur la gamme pentatonique : le blues, le rock’n’roll qui est d’ailleurs du blues joué en plus rapide, le punk rock, la musique chinoise, asiatique, indienne, africaine. Tous ces genres sont différents mais ils empruntent tous à cette gamme. Ça montre que peu importe qui tu es, d’où tu viens, il y a ce sens d’unité, de racines partagées. Et je pense que c’est ce que l’album Athena essaie d’explorer.
Avant Athena, j’avais l’impression que ta voix était un ornement pour tes morceaux, mais là elle est clairement mise en avant…
Oui ! C’est parce que maintenant je me sens plus en confiance. Avant je ne voulais pas chanter, je ne voulais pas que ma voix soit « directe », mais sur ce projet c’est vraiment plus « dans ta gueule ».
T’es-tu inspirée d’auteurs ou de poètes pour les textes de l’album ?
Oh mon Dieu oui ! James McCall est le seul auteur-compositeur qu’il y ait eu sur ce projet. C’est un rappeur underground basé à Los Angeles et un vieil ami que j’ai depuis mes années à Cincinnati. Il a commencé au Low End Theory (ndlr : nightclub niche de la Beat Scene fermé depuis 2018). C’est le club où j’allais pour découvrir de la musique électronique. J’y ai découvert Flying Lotus, Ras G… Tous ces producteurs de L.A. comme Thundercat sortent de là. James a lancé cette scène-là. Je l’ai rencontré lorsque je travaillais sur l’album et je n’avais jamais écrit avec d’autres artistes avant lui.
Il est nécessaire de se confronter aux autres si l’on veut grandir en tant qu’artiste.
On a tenté une session d’écriture ensemble et c’était cool. Mon album était déjà écrit mais il m’a posé plein de questions et on a réarrangé et réécrit des choses ensemble. Mes textes sont spirituels et poétiques, j’ai l’impression qu’ils ont cette vibe qui empruntent aux negro spirituals : j’ai cette impression de dire des choses sans vraiment les dire…
Le féminisme est omniprésent dans tes oeuvres, encore plus sur Athena …
Mon morceau « Oatmeal » sur mon premier EP parle du stress d’être une femme et de cette pression sociale de « devoir » prendre soin d’un homme. Car des fois je ne veux à avoir à m’occuper de personne ! (rires) Des fois, je n’ai pas envie de me lever pour préparer le petit-déjeuner ! Ecrire avec un rappeur de battle, c’est complètement à l’opposé, ça va droit au but ! Et lorsque quelqu’un d’extérieur intègre ton projet, il rajoute une plus-value d’émotions que ce que le projet contenait originellement. Il y a énormément de sujets que je n’aurais pas abordé si je n’avais pas bossé avec James. Il y a certaines choses que j’ai peur de laisser sortir et les gens me disent : « non, non, c’est ça qu’il faut faire » !
Pour le morceau « Down on Me »… Il y a un twist. A la base ça devait être un morceau sexuel sur le fait de « donner et de recevoir ce que l’on désire » (ndlr : du sexe oral) mais en fait dans l’idée c’est devenu : faire tomber un homme amoureux de toi parce que tu ne l’intéressais pas au premier abord juste parce que tu es une femme noire. Le twist c’est qu’il s’agit d’un homme noir Africain. La première chose que cet homme, qui est d’ailleurs un musicien, m’a dit c’est : « Ah, je ne fais pas ça. Je n’ai jamais été avec une femme noire. » Et moi, j’étais là : « Mais t’es pas un rastafari ?! »
J’en ai fait une blague mais ça m’a un peu heurté et une part de moi a voulu le séduire pour lui prouver tort, lui briser sa tradition et lui faire comprendre que c’est une manière horrible de penser. Et je savais qu’une fois ensemble ça n’allait pas durer : qui voudrait être avec quelqu’un qui ne valorise pas ses propres racines ? Je voulais me faire mante religieuse pour le dévorer ! Dans les paroles : « When you looked down on me, I knew just what to do » : le dévorer ! Ou le faire me manger ! (ndlr : avec du sexe oral) (Rires)
Tu as choisi de travailler avec plusieurs producteurs pour ce projet…
Oui. Avant j’avais l’habitude de travailler toute seule, mais j’avais peur de trouver ça ennuyeux à terme. Je voulais travailler avec d’autres gens et en même temps j’avais peur que ça influe sur mon son mais je pense qu’il est nécessaire de se confronter aux autres si l’on veut grandir en tant qu’artiste.
Tu restes cependant toute seule sur scène avec tes instruments, ça te manque pas un peu l’apport de l’autre en live ?
Oui, ça me manque. Comme cette énergie que je pouvais trouver lorsque j’étais dans les choeurs de mon église. Pour l’album, j’ai voulu faire une sorte de remake de récitals de violon. Typiquement dans cette formation, c’est un(e) violoniste et un(e) pianiste. Je pense donc ajouter un(e) pianiste à mon set. Mais je pense que je garderai mon set simple même si l’album sonne orchestral. Je ne prendrai qu’un seul pianiste habillé avec un costume pour poser l’ambiance !
Il me semble que tu apprécies l’ethnomusicologie. C’est quoi le truc le plus fou sur lequel tu aies pu tomber au cours de tes recherches ?
Probablement le Goje, en terme Haoussa, qui est un violon très ancien et qui vient du Ghana du Nord. C’est une version ancienne du violon avec lequel je joue actuellement et c’est l’une des choses les plus intéressante que j’ai pu découvrir. C’est composé d’une moitié de noix de coco et de la peau de serpent est cousue autour. Il n’y a qu’une seule corde issue de crin de cheval. Lorsque tu en joues, ça sonne comme un vieux murmure. Et les gens qui savent en jouer peuvent obtenir 500 notes différentes ; juste avec une seule corde ! J’ai trouvé ça dingue. Ça sonne presque comme un son de l’au-delà.
Tu as voulue être ingénieuse du son ?
J’aurais vraiment voulu ! Être cette femme que tout le monde vient voir pour enregistrer de la musique : « Hey Sudan, faisons un morceau aujourd’hui ! » Et moi de répondre : « Ok ! C’est parti ! » (elle tapote frénétiquement sur la table comme sur un clavier qui commande le Pro Tool)
Merci à Ludivine Grétéré pour avoir rendu cet entretien possible.
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