C’est avec son nouvel album Tour de Magie que le rappeur montreuillois revient aujourd’hui. Résolument plus ouvert, moins sombre et plus universel, ce nouvel album vient assoir la position nouvelle qu’occupe Souffrance depuis peu. Celle d’un rappeur mêlant technique, flow et storytelling, capable de parler aussi bien aux amoureux d’un rap boom-bap qui se fait trop discret qu’aux amateurs de rap tranchant et plus contemporain. C’est avec cet équilibre délicat que le MC a réussi son tour d’adresse, en rentrant par la grande porte du rap français d’un grand coup de pied marteau. Dans ce nouveau projet, l’artiste s’ouvre également en terme d’invités, puisqu’il convie ce coup-ci 4 autres MCs à croiser le fer à ses côtés. Le résultat est un album très solide, qui met des claques tout comme son prédécesseur, mais cette fois-ci, dans un gant de velours. Pour notre plus grand bonheur. Rencontre avec un artiste entier, doté d’une force tintée de fragilité qui le rend passionnant.
BACKPACKERZ : Après l’album Tranche de Vie, fort et dense, que voulais-tu offrir à tes auditeurs ? Comment as-tu appréhendé la conception de celui-là ?
Souffrance : Aujourd’hui je peux dire que je suis serein. La plus grande difficulté a été lorsque j’ai du démarrer le processus d’écriture de l’album. Tranche de Vie est un album très personnel, très sombre, sur lequel j’ai développé des thèmes très particuliers. Sur ce nouvel album, j’avais envie d’être plus léger, moins accroché à moi-même. Reprendre du plaisir dans l’écriture, en essayant autre chose.
Je n’aurais pas pu faire aussi bien que Tranche de Vie. La vie c’est un cycle, peut être je reviendrai à ce type de format plus tard. Tranche de Vie c’est avant tout un succès d’estime, il a touché beaucoup de monde. La reconnaissance c’est bien mais ça ne fait pas tout, il fallait donc passer la seconde avec ce nouvel album et montrer une autre face de mon art. Souffrance ce n’est pas que “Simba”. Dans Tour de Magie, le truc que je voulais apporter c’était l’effet de surprise. Il faut toujours arriver comme si c’était ton premier album et que les auditeurs vont te découvrir. Tout en gardant l’âme, sans se travestir. C’est le plus important pour moi.
L’album est aussi moins dense que Tranche de Vie, on y trouve pas mal de respirations… c’est comme ça que tu l’as imaginé ?
Dès le départ c’est comme ça que j’ai imaginé cet album et c’est la contrainte que je me suis donnée. J’avais une vision du projet et ça se matérialise tout d’abord par le choix des instrus. Avant même l’écriture, c’est la musicalité qui dicte ce que tu veux passer comme ambiance, comme message. Donc c’est dans ce sens que j’ai orienté l’élaboration de ce nouvel album. Son élaboration m’a pris un an. Certains titres étaient présents depuis bien avant comme « Kill Them » mais ne collaient pas à l’époque au projet Tranche de Vie.
On sent que tu veux à présent t’affirmer d’avantages après ce premier album qui devait être le dernier…
J’ai eu la reconnaissance avec Tranche de Vie. Dans cet album j’alternais déjà doute et confiance. Sur Tour de Magie, je laisse moins de place au doute, je suis là et je m’affirme.
Tu as fait un break dans le rap pendant 4-5 ans. Durant ce break, tu avais une vie dite classique, tu bossais, tu vivais en pavillon. Selon tes propre termes, ce n’est pas la meilleure configuration pour faire du rap. Aujourd’hui tu sembles revenu de tout ça. Quel est ton équilibre à ce jour ?
Dans ma vie, aujourd’hui, je sais pourquoi je fais tout cela. Pour autant, je suis toujours autant sur le fil du rasoir. La réalité, le loyer, le frigo à remplir. On est tous dans la même vie. Si tu t’en sors c’est que ta pratique t’a permis d’assumer ta vie aussi bien qu’avec un CDI. Je sais que tout ça ne tient à rien, du jour au lendemain, je peux retomber tout en bas. C’est ce qui me donne la force d’écrire encore aujourd’hui. L’écriture c’est comme une corde sur une falaise, je me raccroche à elle et elle me permet de me faire sortir de ma condition.
Un jour je fais bien le lendemain je fais 4 fois de la merde – Tour de Magie
Peux-tu revenir pour nous sur le titre de l’album Tour de Magie : quelle en est la signification ?
Le premier tour de magie c’est justement Tranche de Vie. Pour l’accueil que le public lui a fait, la force que j’ai reçue. Le second tour de magie c’est confirmer tout cela justement. Maintenant, on peut dire que je suis dans la course, j’ai toujours vu le rap comme une compétition. Et enfin, car il faut tout niquer. Et comment tout niquer si ce n’est par un tour de magie? Le tour c’est avant tout le travail. J’ai travaillé sur ce projet comme un fou. C’est difficile d’aligner qualité et quantité. La réalité c’est que tu ne dois jamais t’arrêter, toujours travailler sans relâche.
La cover de l’album est également moins sombre que sur Tranche de Vie. On t’y retrouve sur scène, en tenue blanche…
Je l’ai imaginée par rapport au concept du tour de magie justement. Un tour de magie, ça se fait sur scène. Je voulais également illustrer l’épuisement que génère autant de travail, en étant assis, recroquevillé, relâché comme le pantin à qui on a relâché les fils. Dans « J’ouvre le feu », il y a les coups de bâtons qui rappellent également l’ouverture au théâtre. Tout ça se retrouve dans la cover réalisée par Htag.
Sur Tranche de Vie, tu avais fait le choix assumé d’être seul sur l’album. Cette fois-ci tu t’ouvres un peu plus, comment s’est fait le choix des feats ?
Avec Waly, on s’est en effet retrouvé lors de ce Grünt et c’est à moment qu’on s’en est parlé. On se connait de longue date, je connaissais l’épreuve qu’il traversait donc bien sûr je ne l’ai sollicité que lorsqu’il a annoncé son retour. Cenza, c’est un invité encore plus naturel bien entendu, c’était logique de partager un titre avec lui. Je suis content du résultat qu’on a réussi à obtenir à trois sur ce track. Pour Limsa, on a été mis en contact, le lien est passé très rapidement, on a un vécu commun, on vient d’un peu des mêmes endroits et sa musique est vraiment très identifiable à lui donc c’est ce qui m’a beaucoup plus dans l’idée de cette collaboration. Je voulais quelque chose de naturel, on reste dans l’idée de ne pas se travestir, donc je fais les choses petit à petit. Pour Spectacular enfin, on s’est dit qu’il nous fallait un reggaeman sur ce son. Htag, le gars qui a fait la cover de Tour de Magie et est pas mal en contact avec le milieu reggae, nous a mis en contact. On a tout fait à distance car il vit en Jamaïque. Il a kiffé le titre et ça c’est fait comme ça. Le résultat est vraiment à la hauteur de nos attentes.
Le titre « Au Milieu des Ombres » sonne comme un ouverture plus lumineuse, une touche d’espoir, ça semble être un titre un peu spécial pour toi…
Tous mes titres sont difficiles d’approche. L’instru je la reçois de James Digger, elle me met une gifle direct. J’ai envie d’aborder sur cette instru une histoire d’amour même si je ne vais pas rester collé au thème forcément durant tout le morceau, je m’autorise des digressions.
La clé de lecture sur ce titre, c’est quelqu’un dans un couple qui croit encore en lui, en ce qu’il fait et en face il y a l’autre moitié du couple qui n’y croit plus du tout. Et ce regard-là est dur à vivre. Surtout quand cela fait un moment que ça dur. J’ai voulu exprimer cette volonté du gars de rester dans son truc même s’il peut être dans le faux. Il y a toujours un peu d’autobiographie dans mes textes même si pour cet album j’ai essayé de prendre un peu mes distances. Si je fais un storytelling, tu ne sauras jamais vraiment où se situe la frontière entre réalité et fiction, je préfère que mes titres n’aient pas qu’une seule lecture, ça les rend plus universels.
A l’âge que j’ai c’est ma dernière chance de percer – Au Milieu des Ombres
Ton rapport à la religion semble compliqué mais toujours présent en filigrane dans tes textes…
Dans les cités, on vit dans un certain mysticisme, la religion en fait partie. Elle est partout autour de nous. J’ai eu des moments plus religieux que d’autres, c’est quelque chose qui reste personnel, c’est de l’ordre de l’intimité. En Islam, l’hypocrise est un péché majeur. Donc moi je ne veux pas être hypocrite et encore moins sur ce sujet, voilà pourquoi je suis transparent sur ma situation sur le sujet.
Cet album a globalement été conçu dans les mêmes conditions que le précédent. C’était important pour toi de t’inscrire dans une forme de continuité au niveau de ton équipe, du studio?
Nous n’avons pas changé nos habitudes pour l’élaboration de ce projet même si on a hésité à partir réaliser le projet ailleurs. Au final, on est resté entouré des mêmes personnes et on a travaillé dans des conditions qui nous sont familières. Avec du recul, je pense que cela aurait été une perte de temps, comme un footballeur qui change de club et qui prend du temps à retrouver ses repères.
Tony est toujours autant présent sur ce projet, il co-signe la réalisation artistique à tes côtés.
Tony à la base n’avait aucune instru sur l’album. Tony s’est remis sur mes maquettes, m’a proposé des instrus et c’est comme ça que ça s’est fait. Très naturellement au final. Je suis incapable de faire une commande de prod. Je préfère recevoir un pack, me dire que le producteur a fait son travail de son côté, qu’il a eu son inspiration qui lui est tombée dessus pour faire son track qu’une commande. La spontanéité c’est le plus important. Cet album, je ne voulais pas qu’il sente l’expérimentation. « Au milieu des Ombres » je l’ai mis à la fin pour créer une attente. Avec ce titre tu ne peux pas savoir quelle sera la couleur de mon prochain projet et c’est exactement ce que je voulais.
Tu as toujours revendiqué le droit à l’expérimentation en tant qu’artiste. Quelle est selon toi ta principale prise de risque sur cet album ?
Pour moi c’est le titre “Rive”. Avec un flow très espacé, une instru plutôt blues/jazz, pas du tout dans les lignes commerciales actuelles. Un titre comme “Kill Them” aurait pu être une prise de risque mais l’instru te rentre tellement dans la tête que je n’appelle pas ça une réelle prise de risque.
La scène c’est quelque chose d’important pour toi, ta date parisienne à la Machine du Moulin Rouge approche, a quoi faut -il s’attendre ?
Il y aura pas mal de guests, de gens avec qui ont a pu m’entendre dernièrement. Je m’y prépare sérieusement, en faisant notamment du sport. Je pars du principe qu’il faut prendre les choses au sérieux. Je répète, je fais tout ce que j’ai à faire pour être bien. Les gens qui viennent savent qui je suis. C’est plus en festival que ça peut être difficile lorsque le public te découvre. A l’inverse, j’étais récemment à Nantes, tout le monde répétait les textes, j’ai emmagasiné du capital confiance pour les prochaines dates.
L’uzine est peut-être encore un des rares groupe de rap français actif. Qu’est ce qui fait votre force selon toi?
Notre force c’est qu’on est ami avant d’être un groupe mais surtout notre force c’est Tony, qui a su tenir la barre quand certains doutaient. Grâce à lui on sait que c’est tout droit qu’on va. On bosse sur le prochain projet de l’Uzine qui est déjà bien avancé d’ailleurs. Je n’ai pas de mal à taffer mes solos en parallèle de ce que je fais avec l’Uzine, car les thèmes abordés sont différents, donc les textes ne se cannibalisent pas et je peux donc bosser les deux sans problème.
Tu sembles sans le vouloir forcément être un trait d’union assez cohérent entre la nouvelle et l’ancienne génération…
Pour moi l’âge ce n’est pas quelque chose d’important. Il y a des personnes pour qui l’âge implique le respect. Selon moi, un type qui a dix ans dans le rap, même s’il est plus jeune que moi il est plus ancien dans le rap que moi. Dans ma vie de tous les jours, je suis connecté avec des gens plus jeunes. J’écoute de tout aussi, du moins une fois. J’ai la curiosité de voir ce qu’il se passe, nous sommes des artistes, je fais de la recherche artistique. C’est sûrement aussi le fait de vouloir se renouveler. J’essaie de toujours de me remettre en question sur mon écriture, sur mon flow.
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