Shien, l’Obsession américaine
Dans son deuxième EP, le rappeur de la 75e Session poursuit son introspection en développant sa fascination pour les États-Unis. Entretien.
Les États-Unis, mais en Indre. Ainsi pourrait être grossièrement résumé Obsession, deuxième EP en date de Shien, sorti le 5 avril. Treize titres durant lesquels on côtoie l’Amérique d’Action Bronson, d’Hartley, cœurs à vifs ou d’Alexis de Tocqueville. Car, dans ce projet, le rappeur de la 75e Session met plus que jamais en avant sa fascination pour le pays. Pour ce qu’il a de plus beau comme pour ses facettes les plus ténébreuses. Il s’en sert surtout pour se raconter, lui, le jeune homme qui, depuis la diagonale du vide où il a grandi, n’a eu de cesse d’aspirer à la réussite.
Son American Dream, il l’a trouvé à Paris, lors d’un stage au Dojo, l’ancien studio mythique de la 75e Session, au sein duquel il a commencé comme stagiaire en 2017. Sept ans plus tard, il est une figure du proue de la nouvelle génération du collectif parisien, désormais basé dans le 20e arrondissement. Réunissant Sheldon, MrMan – son ancien acolyte au sein du groupe Foulques Nera – ou Damlif et Celestino, Obsession porte, en filigrane, toute l’ambition musicale de la 75e Session. Maniant l’art de l’image à la perfection, Shien embarque l’auditeur dans un road-trip en SUV entre le harassant cagnard du Texas et le froid bitume parisien.
Dans Obsession, tu choisis, pour te raconter, de mettre l’accent, plus que dans tes morceaux précédents, sur ton attrait pour le continent américain. Pourquoi maintenant ?
Avec ce projet, on s’est demandé ce qu’on pouvait apporter de nouveau dans l’univers que j’ai déjà mis en place avec Neige [son premier EP, paru en 2022] ou “Bâtiment” [son premier single en solo, datant de 2021]. Mais je suis d’accord : mon amour pour les États-Unis, ce n’est pas un truc qui se pressentait particulièrement. J’ai toujours kiffé le pays, depuis ma jeunesse : j’ai fait entre dix et quinze ans de basket, j’ai commencé à écouter du rap cainri. À la télé, aussi, c’était vraiment la mondialisation, il n’y avait que des trucs américains. Je suis né dans les années 1990, quand j’étais petit, c’était un peu la puissance numéro un, ça fait partie de ma construction.
C’est ce que j’ai voulu mettre en avant dans Obsession, le fait que cette culture me régale. C’est à la fois tout et rien, comme un immense paradoxe. La grandeur, la puissance, et en même temps tout ce que ça implique de mauvais moralement, de décadent. Le seul écueil que je voyais avec ça, en fait, c’était que le public ne comprenne pas forcément que je porte un regard critique autant qu’un regard fasciné. Parce qu’on a mis le projet en place comme un truc de rêve d’enfant.
Symbole de cette Amérique du vice que tu cherches à illustrer, tu cites dans le morceau “2XL” Dogville, film de Lars von Trier où les habitants d’un petit village des Rocheuses cèdent peu à peu aux pires bassesses morales…
En effet, et dans la phase précédente, je fais rimer Dogville et Alexis de Tocqueville, celui qui a écrit De la démocratie en Amérique. C’est un mec qui a eu une bourse pour aller étudier la société américaine. Et, du coup, il a écrit un truc en deux volumes sur la démocratie américaine. Ce que j’aime aussi, c’est montrer le reflet de la culture du pays sur moi, dans son ensemble. Tocqueville, c’est un vestige des cours de français, peut-être quand j’étais au lycée, mais je me rappelle avoir lu ça, et ça m’avait marqué. Je trouve ça stylé, aussi, de s’intéresser à une vision très analytique de la société faite par un mec qui vivait il y a 300 ans.
Tu vois ça comme une porte d’entrée ?
Ouais. Et en même temps, c’est ma culture. Je peux comprendre que des gens ne connaissent pas certaines choses. Moi, je ne connais pas des trucs qu’ils connaissent. Mais, à mes yeux, le meilleur moyen de recevoir ce projet là, c’est d’avoir mes références. Du coup, tu comprends pourquoi ça ajoute quelque chose à l’univers ou pourquoi ça résonne avec ce qu’il y a dans le morceau. Si tu ne comprends pas, bon, ce n’est pas très grave. J’aime le fait de mettre en place des étapes de lecture un peu plus profondes.
« J’aime montre le reflet de la culture du pays sur moi, dans son ensemble »
Dans cette vaste imagerie que tu développes au sein d’Obsession, le rap outre-Atlantique a une place part. Il y a notamment un artiste qui semble t’avoir beaucoup inspiré, c’est Mac Miller… Le titre “Diablo”, sur ton projet, est une référence directe à son morceau du même nom sorti en 2014.
C’est un peu paradoxal parce que je n’ai pas trop l’impression qu’il influe sur ma musique. Quand je fais un son, je ne me dis jamais : “Bon, je vais faire un morceau comme Mac Miller.” Mais, en fait, c’est en partie grâce à lui que j’ai passé le step de faire du rap. C’était un blanc, et il a représenté une sorte de nouvelle génération du rap américain. Il commençait à être un peu en place quand je l’ai vu en concert, à La Cigale [en 2011]. Il représentait un mec du lycée, qui fumait des joints, qui faisait la fête, qui parlait de go, etc. Ça m’envoyait du rêve. Quand il a commencé à avoir un public plus conséquent par la suite, il aurait pu sombrer mais il a commencé à faire des vrais choix musicaux. Il est multi-instrumentiste, il a commencé à composer pour lui, à bosser avec des types comme Earl Sweatshirt, Vince Staples. C’est archi inspirant.
Est-ce que tu comprenais les paroles ?
Pas vraiment, j’essayais de m’intéresser. Ce qui m’a fasciné, de base, dans le rap outre-atlantique en général, c’était l’imagerie, les sonorités. Une chose que j’ai appris à aimer, c’est le second degré de certains artistes. Je pense à Busta Rhymes, Ludacris, Eminem, qui est déguisé en meuf ou en Britney Spears dans ses clips. Et ça ne l’empêche pas, juste après, de se montrer triste dans un escalier… et c’est sérieux, personne ne trouve que c’est une blague. Ca pourrait être cheap, tomber à l’eau, mais ce n’est pas le cas. En France, ce genre de choses n’existait pas parce que le rap était encore très premier degré dans son imagerie et sa perception. Le second degré est arrivé tard, avec Orelsan.
Le 29 février, quelques semaines avant la sortie de ton EP, tu as publié sur Youtube un documentaire. Tu y abordes ta jeunesse à Châteauroux et comment cette ville est elle aussi liée aux États-Unis. Comment t’es venue l’idée ?
Je trouvais qu’il y avait un vrai lien. Je ne m’en suis pas rendu compte enfant, c’est un truc que j’ai subi un peu plus tard. J’ai toujours su que Châteauroux abritait une ancienne base américaine, mais je ne savais pas que ça avait eu autant d’importance. La ville a eu un espèce d’essor économique quand les Américains étaient là, qui a duré encore quinze ou vingt après. Ma grand-mère a bossé pour l’Otan, par exemple. J’allais voir mes amis, à l’époque, dans un village qui s’appelle Brassioux [limitrophe de Châteauroux]. Il a été construit par les Américains. Dans les anciens pavillons toujours existants, il y a une porte avec une moustiquaire devant. Le genre de truc à l’américaine que personne n’a en France. Puis quand les troupes sont rentrées, la ville est retombée dans ce qu’elle était avant, une petite cité de province.
Je trouve ça drôle, comment les coïncidences s’enchaînent bien. Anto [Antonin Compain], le directeur du label, me disait qu’il trouvait ça stylé de construire quelque chose autour de cette idée de “Châteauroux, ville américaine”. Je me suis dit : “Allez, on le fait, ça me permet d’avoir un axe.” Il y avait le risque que cela paraisse beauf, mais on est toujours le beauf d’un autre.
On te voit aussi, dans le documentaire, en voyage de l’autre côté de l’océan Atlantique, déguster des hots-dogs comme un bon Américain. Où étais-tu ?
J’ai accompagné Sheldon à Toronto, quand il a eu une petite tournée au Canada : à Toronto, Montréal et Québec, en octobre 2023. C’était la première fois que j’allais dans le pays. Toronto, j’ai trouvé ça vraiment stylé. Une vraie claque. C’était en plein automne, toutes les feuilles étaient oranges, j’ai beaucoup apprécié.
Dans ce projet, tu mentionnes plusieurs fois ton frère, dans “2XL” et “Diablo”. Le même auquel tu écrivais dans le titre “Bâtiment” (“Souvent j’pense à mon reuf qu’habite loin d’chez moi / Frérot je sais qu’j’habite loin d’chez toi / Et qu’à l’âge que t’as, j’avais d’jà compris / Toutes les saloperies qu’t’as d’jà comprises / J’écris pour les jours où ton ciel s’assombrit / Parce qu’à part ta te-té, y a pas d’son-pri”). Quelle est votre relation ?
En gros, on n’a pas la même mère, du coup on n’a pas grandi ensemble, lui était dans le Sud-Ouest. Il est beaucoup plus jeune que moi et, pour plein de raisons variées, il a eu une vie de galère. Quand j’ai écrit “Bâtiment”, c’était un moment où on se voyait peu. Il était en pleine adolescence et vivait des moments compliqués. Moi, j’étais conscient de ça, et c’était d’une part un exutoire pour moi et d’autre part une manière de lui dire quelque chose qu’il pourrait comprendre plus tard en écoutant le morceau. Et je suis content, parce que j’ai pu faire ce texte avec lui dans la même salle, il est même monté sur scène avec moi. Je ne pensais pas que ce serait un morceau aussi fondateur. C’est ma manière de lui prouver mon amour.
Deux frères qui ne grandissent pas ensemble, dans le cadre d’une famille recomposée, c’est quelque chose d’assez universel…
Ouais, c’est sûr. Et, du coup, ça a touché plein de monde. Ce n’est pas la première fois qu’on m’en parle. Quand j’écris un truc comme ça, je veux parler à mon frère. Mais ce que je cherche aussi, c’est parler aux gens. De toute façon, une fois que le morceau est sorti, il ne m’appartient plus. Donc chacun se l’approprie et y met ce qu’il a besoin de mettre. Ça me satisfait énormément quand j’ai le sentiment de réussir à retransmettre ça. C’est le premier défi de la musique, à mon sens.
« Sheldon joue assez bien le rôle de garde-fou »
On sent l’influence de la 75e Session sur le projet. Sheldon, notamment, pose sur deux morceaux et a participé à la réalisation de plusieurs prods. Dans ton documentaire, on le voit aussi te donner des conseils. Quel a été son rôle ?
Il a mixé et masterisé le projet, et il a en effet arrangé et cocomposé pas mal de titres. Il était déjà là sur Neige, et il est vraiment de bon conseil. C’est quelqu’un qui joue assez bien le rôle de “garde-fou”, dans le sens où il est très clairvoyant. Il voit ce qui peut être à propos ou non, ce qui peut être pertinent ou pas… C’est précieux, dans les moments où tu manques de recul. Généralement, je sais où je veux aller. Ensuite, une fois que le squelette est construit, j’aime bien intégrer les gens.
Il y a quelques années, tu as fait tes premiers pas dans le label en tant que stagiaire. C’est bien ça ?
C’était en 2017, ouais. J’avais mon premier binôme, Foulques Nera, avec MrMan. Sur le papier, c’était un stage d’ingénierie mais, en réalité, c’était un stage de tout. Il y avait constamment quinze personnes dans la baraque, une émulation de dingue. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à devenir un rappeur pas trop nul. Il y avait un gros truc de digger du rap parisien qui était archi stylé à apprendre. ça c’est hyper bien passé, et on a fini par rester vivre là-bas pendant une année, on a mis sur pied notre premier projet, qui est sorti en 2018. Puis on est parti chacun de notre côté, dans nos villes respectives. À ce moment-là, j’étais aux Beaux-Arts, j’y suis retourné un petit temps. Je savais que ce que je voulais faire, c’était du rap.
La prochaine étape pour toi, maintenant, c’est de performer sur la scène de la Boule noire, le 11 juin. Est-ce qu’il y a de l’appréhension ?
Je commence à y penser un petit peu, même si, pour l’instant, je suis encore dans l’ambiance du projet. Je vais commencer les répétitions d’ici un petit mois. Ce n’est pas parce que j’ai fait pas mal de scène [il est notamment le backeur de Sheldon, et il a fait plusieurs premières parties de la tournée de Lomepal en 2023] que c’est forcément gagné. Ce qui est cool, c’est que je sais que les gens sont là pour moi, donc ça me porte. Je vais essayer d’avoir un max de guests, de potes, pour que ce soit un truc vivant, un truc familial. En vrai, j’ai hâte.