Après une première rencontre avec Sheldon lors de la sortie de RPG en 2018, au cours de laquelle il revenait sur la conception en cours de Lune Noire, nous avions échangé une nouvelle fois lors de la sortie de FPS l’année dernière. A ce moment-là, nous pouvions percevoir, déjà, cette envie de davantage se dévoiler, même s’il le faisait alors encore à couvert, comme dans le titre “Solid Snake”.
Force est de constater que Sheldon vient ici de franchir un cap dans son art, se dévoilant comme peu d’artistes en sont capables, alternant entre textes touchants de sincérité et morceaux plus légers. Un travail de fond donc, en quête de mots forts qui pris à Sheldon selon ses mots “un demi Lune Noire année lunaire soit un an et demi. Nous avons fait 3 grosses résidences de travail, c’est un album réalisé assez rapidement, un disque plus instinctif. On a beaucoup travaillé les mixes, les arrangements, mais on a veillé à le faire de manière beaucoup plus instinctive.”
L’élaboration de Lune Noire avait été en partie ralentie par le travail que fournit Sheldon auprès d’autres artistes. Pour ne pas retomber dans les mêmes travers, l’artiste s’est donc organisé autrement comme il nous l’explique : ”J’avais prévu les espaces de travail donc j’ai pu mieux gérer les moments pour moi et ceux pour les autres artistes avec lesquels je travaille. Je me suis laissé de grands moments pour ne faire que ça, de grands moments de créations. Une première résidence à la campagne, puis à la fin du Dojo puis enfin deux mois à la campagne.”
A l’inverse de projet plus libre comme FPS, tous les titres de Spectre ont été pensés pour cet album. Le morceau le plus ancien, “Mon Amoureuse”, est le titre qui “a activé le levier d’avoir des choses différentes à dire”.
Un album lancé sur un format un peu particulier puisque Sheldon en appela à ses auditeurs en lançant un financement participatif, avec des contributions différentes par paliers, pour impliquer son public dans la conception du projet. Une idée qui ne paraissait pas naturelle pour l’artiste à l’origine: “On m’a soumis l’idée du financement participatif. Je n’étais pas forcément à l’aise avec cette idée de demander de l’argent au public avant de faire mais au final l’équipe m’a convaincu. Au début on demandait 20 000 euros, je trouvais que c’était une somme énorme mais on l’a finalement atteinte le jour-même du lancement de la campagne.”
Je ne voudrais jamais arriver à la fin d’un disque et en être content, ce jour-là j’arrête la musique.
Un véritable succès qui a fait prendre conscience à Sheldon de la puissance de la communauté regroupée derrière son œuvre: “j’en ai pris conscience lors de la campagne de financement mais surtout avec le lancement du Discord. La communauté est impressionnante, elle tient le Discord plus que moi, elle est ultra organisée, lance des idées, travaille ensemble. Pour notre session d’écoute, 19 personnes du Discord se sont pris un Airbnb ensemble pour faire l’écoute sur Paris. Ils font même des événements ensemble sans moi. J’ai vraiment réalisé la richesse de cette communauté.”
L’album sonne donc comme une rupture dans l’oeuvre de l’artiste à plus d’un titre. Par la cover tout d’abord, avec un portrait de celui qui a longuement veiller à ne pas être mis en avant dans ses clips. Sheldon nous explique la conception de cette cover : “On savait qu’on allait avoir un retour à l’image de mon visage. Il fallait donc rompre avec un portrait tout en gardant le côté fantastique qui fait partie de mon identité. Au début, dans Spectre, je m’étais interdit de faire des références mais au final j’en ai quand même fait un peu car c’est en moi. On a fait donc de nombreux tests avec Lucas Matichard (photographe au sein de la 75ème Session, notamment à la réalisation de la cover de Adios Bahamas de Népal), il n’y a pas de symboliques particulières si ce n’est que j’aimerais bien avoir des super pouvoirs.”
Un album intitulé Spectre, évoquant ainsi pas mal de symbolique à lui tout seul. L’occasion de demander à son auteur quelques clés de lecture quant à la signification de ce titre : “La vraie symbolique, c’est que quand tu fais un album où tu parles de toi, c’est très orgueilleux de croire que tu ne parles uniquement de toi et d’une manière exhaustive. En réalité, la trace que tu laisses, c’est une emprunte nébuleuse qui définit qui tu as voulu être au moment où tu en as parlé. Ça n’aura de valeur que le temps de l’album et ça laissera uniquement une trace comme celle que peut laisser un spectre.”
La rupture est aussi et essentiellement le travail d’écriture de l’artiste. Finies les images et histoires fantastiques, Sheldon nous offre ici un style épuré et introspectif. Dans une courte vidéo annonçant le projet, l’artiste nous explique avoir ressenti le besoin de parler de lui d’une manière plus frontale. Sheldon nous explique le cheminement qui l’a poussé à réaliser un tel travail: “J’essaie de prendre les moments de créations comme ils viennent. C’est un vrai plaisir de faire des albums, donc j’essaie d’écouter mes envies. Au moment de faire Lune Noire ou RPG, je n’étais pas contre l’idée de parler de moi mais j’ai plutôt attendu que ça soit le bon moment, d’être pertinent dans mon propos, avoir suffisamment de choses à dire pour que cela serve à quelque chose. D’un autre côté, il y avait une demande de la part de mes auditeurs qui avaient envie de quelque chose de plus immersif, de savoir davantage sur qui je suis. J’ai voulu aussi attendre de ne pas avoir que des choses tristes ou mélancoliques à dire, je voulais des éléments solaires également.”
« Avec Sheldon on se connaissait depuis de nombreuses années tout en ne se voyant que de manière épisodique. Notre véritable rencontre s’est faite lorsqu’il m’a demandé de produire et de mixer son album. C’était une grande aventure autour de plusieurs résidences, trois-quatre mois en tout pour faire des prods, écrire les textes. Nous avons énormément échangé, confronté nos points de vues. C’est ce que j’ai préféré dans cette expérience, de pouvoir rencontrer d’autres beatmakers notamment Epektase qui a lui aussi beaucoup travaillé sur l’album. J’ai toujours été fan de sa musique, je trouve qu’il a une patte, une façon de faire unique. Je suis admiratif de ce qu’il a déjà accompli et ma mission était donc d’apporter quelque chose de neuf tout en gardant intact son identité et sa force. Avec du recul on est très content de ce qu’on a pu tirer tous ensemble dans cet album.«
Une nouvelle approche donc qui nécessite de nouveaux angles d’attaques pour aborder son écriture même si Sheldon ne semble pas partir de sujets particuliers pour élaborer son projet, un des thèmes central de l’album semble être la forme de mal être que ressent l’artiste vis à vis de certains codes établis par notre société comme décris dans “Fumée”, “Spectre”, “Feu Rouge” ou encore « Quasar ». Cependant, Sheldon tempère : “Je n’ai pas pris de thèmes particuliers, j’ai écrit comme ça me traverse, après c’est vrai que quand tu évoques plusieurs fois un thème c’est que c’est quelque chose qui te travaille. Sur le décalage que j’évoque, je ne pense pas être le seul bien au contraire, c’est au final quelque chose de tellement banal. Enfant, ado ça peut être compliqué car tu construis une armure pour te protéger. J’ai essayé de ne pas être pleurnicheur sur l’album, le truc c’est de dire que ces choses qui me touchent peuvent toucher d’autres et que lorsque j’ai ressenti cela autour de mes 14 ans, j’ai pu engloutir énormément de musique grâce aux MP3 et c’est ce qui m’a soigné à ce moment, écouter des gens qui décrivaient ce qui n’allait pas chez eux. J’essaie de reproduire cet acte d’artisanat, plutôt que de faire de cette solitude une souffrance autant en faire une force, en faire un terreau fertile à la créativité ou autre.”
Difficile donc de ne pas imaginer que cet album a eu une valeur thérapeutique pour l’artiste. Sheldon détaille pour nous: “Tous les albums que je fais me libèrent d’un poids. Si je mets juste de côté la part de satisfaction d’avoir créé un objet d’art, ça me fait en effet beaucoup de bien, d’autant quand on a une tribune pour écouter. Beaucoup font ça devant leur miroir donc je suis conscient d’être un privilégié et de le dire devant un public. Je ne voudrais jamais arriver à la fin d’un disque et en être content, ce jour-là j’arrête la musique.”
Sheldon choisit même de distiller quelques conseils de vie comme dans le titre ”Passage” où l’artiste passe de l’introspection à quelque chose de plus macro en poussant ses auditeurs à à se recentrer sur les choses essentielles de la vie et faire relativiser le rôle de chacun sur cette terre comme il nous l’explique: “C’est une histoire de moment dans la vie. J’approche des trente ans, je vois pas mal de potes dans mon entourage avoir des enfants et d’autres potes partir trop tôt. C’est un moment pour prendre conscience que ce qui est réellement important dans notre existence c’est de faire son passage correctement, honnêtement. »
« C’est un des meilleurs paroliers du rap francophone. Il arrive à être très technique et faire de beaux jeux de mots le tout toujours accompagné de beaucoup d’émotion. Ce n’est pas évident de toujours trouver cette équilibre dans les mots comme il sait le faire. J’ai toujours été fan des flows nonchalants, des flows cainri à la Prodigy, c’est un des seuls à faire cela, j’ai un grand respect pour Sheldon c’est un grand monsieur.«
Dans ce titre, mais également tout au long de l’album, Sheldon évoque le sujet de la paternité qui semble occuper de plus en plus ses pensées : “C’est aussi lié à mon âge, c’est une envie, ça n’a pas toujours été le cas. C’est la dualité d’avoir d’un côté très envie de faire des enfants et de leur transmettre des choses et d’un autre côté de savoir quel monde va t-on leur laisser en terme de mode de communication ou autre. Si je prends cette responsabilité d’amener un enfant dans ce monde, je dois vraiment me poser ces questions avant. J’ai eu la chance d’être un enfant voulu, d’être un enfant auquel on a fait attention et donc je mets un point d’honneur à être à mon tour un bon parent.” Pour faire un enfant il faut être deux. Cette première étape, Sheldon semble l’avoir accompli si l’on en croit le titre “Mon Amoureuse”, véritable déclaration à celle qui partage aujourd’hui sa vie.
L’album alterne titres introspectifs et morceaux plus légers. “Valise” qui sonne comme une outro plus solaire n’est en réalité par le dernier titre du projet dont la place a été réservée au titre “Caverne”, véritable morceau fleuve où l’artiste distille quelques conseils bien trouvés. Sheldon revient sur le rôle de ce titre dans le projet: “L’album propose pas mal de changements d’états. A partir du moment où Caverne était écrit il n’y avait pas le choix, soit il était en outro soit il n’était pas dans l’album. C’est un morceau lourd, ce qui peut être un peu pénible dans un album de rap. J’ai longuement hésité à le mettre car il est assez obscur, dénonciateur, presque engagé et c’est compliqué pour moi. On est en 2021, ça ne va pas en terme de misogynie, en terme d’homophobie. On arrive à stocker des Teras de données sur des trucs qui font la taille d’un ongle mais nous entendons encore des discours contre l’homosexualité ou on voit que les femmes continuent d’être moins payées que les hommes. Il n’y a rien qui va là-dedans mais c’est compliqué de donner des leçons. C’est pour ça que je m’adresse à moi-même comme je le fais souvent dans ma vie de tous les jours. Il faut d’abord essayer de savoir pour soi avant de savoir pour les autres.”
Ce titre exploite l’allégorie de la caverne de Platon en guise d’ossature au texte. Sur ce choix, Sheldon nous explique : “Tu peux t’appuyer sur quelque chose qui est plus grand que toi mais même si tu ne connais pas la référence tu peux tout de même comprendre. Je trouve cette allégorie tellement juste, elle permet de brasser pleins de sujets. C’est un morceau un peu fourre-tout qui permet de rendre peut-être un peu plus digeste le message. Je ne prends pas beaucoup de risques avec ce titre mais c’était important pour moi d’avoir ce titre et de ne pas faire que des titres nombrilistes.”
L’occasion d’un tel projet est ici toute trouvée pour que Sheldon puisse convier des artistes qui comptent énormément pour lui comme Zinée, artiste bourrée de talent que l’horloger de la 7-5 accompagne depuis un moment maintenant. Une rencontre aussi importante pour Zinée qu’elle ne le fut poru Sheldon : “Dans tout ce que je fais, ça ne peut pas être que dans un sens. J’ai choisi un métier d’échange, où tu es obligé de donner autant que tu donnes. C’est ma petite sœur à qui j’apporte beaucoup et qui sans s’en rendre compte va m’apporter énormément en trois minutes d’échanges. On fait tout ensemble. Elle est toujours là à mes côtés quand elle a envie d’être là dans un moment créatif. Ce n’est pas qu’une question de bien connaître les gens, c’est parfois aussi beaucoup de feeling.”
Des invités issus de l’entourage proche de l’artiste donc, à l’exception peut-être d’Isha, dont la connexion peut sembler à première vue un peu moins évidente. Sheldon nous explique comment est née cette collaboration: “Isha c’est le petit kiff égoïste que je me suis fait. Isha est venu me voir au Dojo à la fin de ma conception de Lune Noire. Je suis ultra fan de tout ce qu’il fait et justement, comme il est dans un registre très ancré dans la réalité, moi je n’ai alors que Lune Noire à lui faire écouter et ça me soûle car j’imagine que ça ne va pas du tout lui parler. Je lui fait écouter les 4-5 premiers titres et ça lui a vraiment plu au point où j’avais l’impression que c’était presque une flatterie. J’étais tellement honoré que j’ai gardé ce truc en tête et je l’ai invité en me disant que je kifferais faire un titre avec lui. Ce que je ne fais vraiment jamais en temps normal. Ce qui peut paraître surprenant, c’est l’angle d’approche du morceau compte tenu des rappeurs que nous sommes respectivement mais je n’avais pas vraiment envie de faire un morceau très sincère avec Isha tellement il excelle déjà dans l’exercice et que le titre “Starting Block” de Limsa existe déjà et que c’est un monument. C’est tellement rare les featurings qui atteignent ce niveau de justesse que je n’avais vraiment pas envie de me mesurer à cela. On s’est donc dit qu’on ferait plutôt un titre rap dans lequel on se fait plaisir.”
Deux artistes qui finalement partagent une même sensibilité au monde et aux humains et dont la proximité semble en réalité logique : “A la fréquence à laquelle je l’écoute dans ma vie c’est sûr qu’il dit des choses qui me parlent énormément. On ressent rarement autant de justesse de la part d’un artiste avec une telle finesse d’écriture, très instinctive. “
« Ce que j’aime chez Sheldon c’est avant tout sa capacité à s’adapter, à aller explorer des choses sur lesquelles on ne l’attend pas forcément et à ce titre l’album Spectre en est le parfait exemple avec le travail réalisé aux côtés de Vidji, Epek et Yung Coeur. Cette intelligence musicale à aller vers des prods surprenantes, à faire un projet complet, en allant toucher plus de gens et sur des sujets variés, à être capable de se dévoiler autant font de ce projet une réussite à plus d’un titre. Je suis contente pour lui, il brille énormément, c’est une personne en or qu’on ne rencontre pas tous les jours dans sa vie, je lui dois énormément et je le remercie énormément pour ça. Le travail qu’il accomplit chaque jour pour nous, sans compter ses heures, jusqu’à que ce soit parfait, tout ça c’est énorme. Je n’ai jamais rencontré une personne avec une telle intelligence musicale, ce que tu as fait c’est vraiment beau.«
Un autre invité brille dans ce projet au cours d’un titre surprenant, à la frontière de la comptine: Damlif, un jeune auteur interprète pour lequel Sheldon vient de réaliser son premier album à venir. Sheldon nous raconte cette rencontre et la création de ce titre: “Damlif m’a beaucoup aidé sur la réalisation de mon album, il est venu avec moi en résidence pour m’aider. Pour le titre “A la mer”, c’est le premier morceau de ma vie que je n’ai pas écris. Damlif a écrit l’intégralité du texte de ce morceau. Je voulais l’inviter sur cet album. J’ai composé la mélodie de ce titre il y a quelque temps. Ca devait d’abord être sur le projet de Zinée mais on a pas réussi à l’intégrer. Damlif m’a dit de lui faire confiance, qu’il allait me revenir avec un texte à mettre sur cette musique. J’avais vraiment envie d’avoir une comptine et je la vis encore plus comme ça puisque je ne l’ai pas écris moi-même.”
Côté musique, deux beatmakers se partagent les prods de cet album (à l’exception du titre “A la mer” réalisé par Sheldon): Vidji et Epektase. Là aussi, une certaine forme de rupture opère puisque ce duo composé est inédit aux côtés de Sheldon qui travailla les deux projets FPS et RPG aux côtés de Yung Coeur. Ce dernier nous énonce les raisons de ce choix : ”Yung Coeur a été là tout au long du processus, il a des arrangements sur l’album qu’il a réalisé. Avec Yung Coeur on fonctionne en binôme depuis toujours. Je ne voulais pas du tout porter cette charge sur cet album donc cela aurait été malhonnête de ma part de lui déléguer toute cette charge. J’avais envie de réaliser un disque autrement, c’était très agréable de découvrir des gens au cours de la réalisation d’un projet. J’avais besoin de trouver des gens en qui j’avais confiance en tant que “moi-même ingé son et mixeur”. J’ai fait l’effort de ne pas intervenir même si bien entendu je continue de donner mon avis, c’est ma musique je le ferai tout le temps.” Un trio nouveau donc, offrant une complémentarité et une technicité payante sur un projet de cette ampleur :”J’ai commencé à bosser sur le projet avec Vidji et en parallèle j’ai commencé à capter Epek et j’ai très vite imaginé un trio sur cet album avec Vidji en tête et Epek et moi en conseil. On est tous ingé sons ainsi que Yung Coeur donc c’est hyper précieux d’avoir autant d’avis de spécialiste sur l’album.”
Sheldon signe ici son projet le plus personnel, le plus touchant et le plus humain. 19 titres d’une intensité rare, offrant une vision à 360 sur l’artiste, ses peurs, ses failles et ses espoirs. Un album précieux qui laissera sans doute une trace bien plus durable dans le paysage rap francophone que celle du spectre, décrite par son auteur.
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