Difficile d’évoquer un album de rap français ayant marqué ces cinq dernières années sans qu’il y ait, à un moment où un autre, l’ombre planante de l’énigmatique Dojo en arrière plan. Clé de voute du collectif 75ème Session, la liste des contributions de Sheldon aussi bien à la prod que derrière le micro donne le vertige. Celui qui est trop souvent (et à tort!) associé uniquement à l’univers de Sopico a en réalité contribué à façonner les premiers efforts de nombreux artistes qui redéfinissent aujourd’hui le visage du rap français tels que Georgio, le Panama Bende ou encore Tengo John.
C’est logiquement au Dojo que nous donne rendez-vous Sheldon pour s’entretenir sur ses débuts dans le rap, son rôle clé au sein du collectif mais aussi, bien entendu, pour parler mangas et jeux vidéos. Nous passerons donc deux bonnes heures en sa compagnie, visitant ce studio où tant d’artistes sont venus enregistrer des titres ou albums qui en passe de devenir des classiques.
Nous avons eu la chance d’échanger avec tous les acteurs du Dojo puisque Sheldon a pris le temps de nous expliquer en détail le rôle de chacun. Nous reviendrons sur cet échange avec le reste du collectif dans une second interview à paraître prochainement.
BACKPACKERZ: Quel est ton premier souvenir en matière de musique?
Sheldon: « La Complainte de Mandrin », une chanson d’Yves Montand que mon daron me chantait en me portant tout petit. J’écoute toujours ce morceau je l’aime beaucoup. J’ai toujours baigné dans la musique, mes parents en écoutaient beaucoup, y’a avait un studio dans le sous-sol, énormément de disques à la maison, mon beau-père est musicien. Mes premiers souvenirs de musique sont nombreux. J’ai beaucoup écouté de rock avant d’arriver au rap.
Quel a été alors ton premier contact avec la musique ? As-tu une formation musicale ?
J’ai commencé la guitare à 7 ans en commençant par un cursus particulier. J’ai fait peu de conservatoire au final. J’ai eu deux profs, le premier de 7 à 14 ans, le second de 14 à 18 ans même si à cette époque là j’étais beaucoup moins concentré, je commençais à raper, je faisais aussi beaucoup de graffiti. J’ai beaucoup perdu durant cette période. Je ne me considère pas guitariste même si aujourd’hui j’essaye de rattraper le temps perdu.
Quel est l’artiste ou le groupe qui t’a alors donné alors envie de rapper?
Il y a d’abord Sexion d’Assaut ça c’est sûr, parce que c’est le truc fou du moment, ils sont plus dans les schémas de rimes notamment Black M et Lefa. Et ce qui ensuite me convainc définitivement de poursuivre c’est Cas de Conscience, le groupe de Espiiem, Homme de l’Est, L’Etrange et Fils Prodige. Un membre du groupe est grand frère d’un pote à moi, puis je rencontre l’Etrange la première année au Dojo, à qui je dois beaucoup sur le travail d’écriture, sur les chakras, comment voir plus loin que le bout de la rime suivante.
Que préfères-tu faire entre rapper et produire?
Je préfère être un rappeur. Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent, je l’ai fait pour être un rappeur. Si tu me demandes ce que je fais dans la vie, je me présenterais toujours comme un créatif jamais comme un artisan.
Du coup ça ne t’agace pas que ta réputation de producteur précède celle de rappeur?
C’est plutôt flatteur d’autant que j’ai été bien pus productif sur le côté compo que sur le côté rap. Quand un projet sort, je suis plutôt content de l’attente qu’il y a autour et des retombées que j’en reçois. C’est plus compliqué en terme de développement personnel car je ne sais jamais ce que je dois prioriser. Je me retrouve donc à faire des choix, ça peut être compliqué. Ça peut être frustrant et fertile à la fois car, bien sûr qu’il y a des fois où tu as envie d’être en ligne droite sur ton projet, ne penser qu’à toi. Mais tout le temps que je passe à faire autre chose c’est autant de recul que je prends sur ce que je fais pour moi, c’est autant de compétences que j’acquiers dans l’intervalle, des idées, des rencontres, des connexions qui se mettent en place pour m’aider à arranger un morceau etc…
Après les compliments restent des compliments, que je le prenne en tant que rappeur ou producteur pour moi c’est aussi bien. Je n’ai pas la prétention de faire en sorte que tout le monde puisse comprendre mon travail donc la moindre reconnaissance reçue c’est déjà énorme.
Parle-nous de ton processus créatif..
Je commence souvent pas une production pour écrire un texte. Il y a toujours de la musique en point de départ. Pour ce qui est de la musique à proprement parler, je n’ai pas d’église, ça peut partir d’un sample, d’une composition, je peux aussi travailler avec d’autres producteurs comme pour RPG où c’était la première fois que je déléguais totalement la prod et le mix à Young Coeur.
Pour Lune Noire, je travaille avec des musiciens qui font les arrangements. Donc ça change vraiment en fonction du projet. Young Coeur c’est mon premier stagiaire, donc ça me semblait logique de faire un projet avec lui, je trouve qu’il est monstrueux pour son âge (la vingtaine) et on s’est très vite retrouvé sur l’univers des jeux vidéos d’où notre choix de faire un projet autour de ce thème. Le premier morceau qu’on a fait ensemble c’est « Lige Feu », qui est le nom donné au point de retour dans le jeu Dark Soul. Il y a toujours eu des histoires de mangas et de jeux vidéos dans mes morceaux, ce sont deux univers omniprésents dans mon travail. Lors de mon voyage au Japon j’ai directement eu envie de sortir un projet autour de cette univers. S’il n’y avait pas eu Lune Noire ce projet serait sans doute sorti depuis longtemps. Ce voyage m’a vraiment donné envie de donner une identité numérique à mon travail.
Il y a toujours de la musique en point de départ
C’était ton premier voyage au Japon ? Comment l’as-tu vécu?
Je suis parti faire un voyage de nerd au Japon. Quand tu pars dans cet état d’esprit, il n’y a pas de surprise, je suis parti dix jours à Tokyo acheter des jeux vidéos. Pas de Kyoto, pas de temple que du jeu vidéo ; ce que l’on rêve de faire depuis tout petit : cramer des bornes d’arcades jusqu’à en avoir mal aux yeux, manger des ramens et regarder des bibliothèques de mangas dont on ne peut déchiffrer un mot car nous sommes des occidentaux!
Donc on a fait ça et je suis donc rentré comme un môme de huit ans avec mon sac rempli de cartes Pokemon, de jeux vidéos, de mangas… c’était hyper bien ! Mais je suis rentré très frustré de ne pas avoir fait autre chose au Japon. C’est un pays magnifique mais ça sera une excuse pour y retourner.
L’envie de faire une passerelle entre la musique et le monde des jeux vidéos est donc née ici. Le jeu vidéo est un art majeur de notre époque, ce n’est pas qu’un outil de consommation, il y a énormément de gens qui mettent beaucoup de leur créativité et de leur énergie au service de la création de jeux de qualité, avec des univers vastes et c’était donc ma manière à moi de leur rendre hommage.
Je suis parti faire un voyage de nerd au Japon
Comment expliques-tu cette explosion aujourd’hui autour de l’univers du manga dans le rap?
C’est l’accès. Nous sommes une génération où si tu veux lire des mangas tu peux, ce qui était plus compliqué dix ans en arrière. Notre génération a grandi avec les scans, d’ailleurs le premier graphiste avec qui j’ai bossé sur Lune Noire était le gars qui remplissait les bacs de bulles de Naruto France. Donc c’était lui qui traduisait les scans et tout ça à seulement 13 ans!
C’est ça qu’il faut dire sur notre génération qui est marrant: à 13 ans je lisais des scans qui étaient traduits par des mecs de 13 ans ! C’est une culture immense, quand tu vois le poids que peut avoir une oeuvre comme Scarface dans le rap, tu n’as pas de mal à comprendre qu’une génération entière qui a consommé du Shonen en fasse référence dans sa musique. C’est pour ça que je ne suis pas d’accord avec les critiques qui dénoncent les références trop nombreuses du rap aux mangas. C’est tout à fait normal ça fait partie intégrante de notre vie, on a tous grandi avec ça ! Même si pour ma part j’ai découvert ça assez tard, je mesure d’autant plus l’impact énorme que ces oeuvres ont sur notre intellect.
Le premier graphiste avec qui j’ai bossé sur Lune Noire était le gars qui remplissait les bacs de bulles de Naruto France.
Le rappeur Tiers Monde s’apprête à sortir son manga. C’est une aventure qui te tenterait?
J’ai toujours été un fan de BD et s’il devait y avoir un dilemme qui placerait la musique dans la balance ça serait pour la BD. Donc oui d’autant que j’ai pleins d’idées, peut-être pas niveau dessin mais scénario oui. J’ai hyper envie d’emmener Lune Noire à Angoulême. Après c’est compliqué, ça prend du temps, il faut trouver un éditeur…
J’ai hyper envie d’emmener Lune Noire à Angoulême
Revenons sur le projet RPG, combien de temps ce projet t’a pris?
On l’a fait assez vite, on a commencé en février et c’est sorti en mai donc plutôt rapide vis à vis de mon rythme habituel, on a essayé d’être un peu nerveux. De plus, c’était le premier projet où je n’étais pas à la production donc j’avais une hantise qui était de me rendre envahissant pour le producteur et donc je sentais que si on y allait pas au feeling on allait commencé à pinailler. On a essayé d’être le plus pro possible et de délivrer rapidement d’autant qu’aujourd’hui nous sommes à l’époque du stream où tout va très vite avec des artistes qui sortent 4 projets par an ; donc j’ai essayé d’être un minimum compétitif car j’estime avoir ma partie à jouer. Lune Noire c’est un projet qui me coûte énormément depuis longtemps; et là il y a une sorte de fierté de sortir un projet rapidement.
Comment as-tu choisi les invités?
On a réfléchit le truc comme un projet sur plusieurs volets. Donc on a pensé aux invités comme ça, ODP (l’Ordre Du Périph) c’est la famille, avec un univers faisant énormément référence à la pop culture japonaise et donc c’était coïncident. Après il y a énormément d’artistes pour lesquels c’est aussi coïncident, j’aurais pu faire avec Népal, Sopico… je l’ai fait avec eux parce que ça m’a semblé cool et aussi parce que Young Coeur est le DJ d’ODP. Ce qui est drôle c’est qu’on a déjà pensé aux invités qu’on aimerait avoir pour la suite alors même qu’on a pas les morceaux. Si ça ne tenait qu’à moi je ne ferais que des featurings ! Même si, au final, j’ai énormément de projets solos, j’adore faire de la musique avec les copains. Ici j’étais dans une logique de mettre beaucoup de solos pour ne pas que les auditeurs puissent percevoir ce projet comme une escroquerie composée uniquement de feats.
Si ça ne tenait qu’à moi je ne ferais que des featurings !
Dans quelle mesure t’impliques-tu dans le processus créatif de tes clips? On sent que les visuels sont toujours réfléchis…
Je prends énormément part à la création des clips mais bien sûr je suis aidé, sinon ça ne marcherait jamais. En ce moment je travaille beaucoup avec un gars qui s’appelle Manu, avec qui je bosse tous les visuels de Lune Noire. On a essayé d’être instinctif pour RPG là où pour Lune Noire c’est beaucoup plus réfléchi, « scénarisé ».
Dans RPG, une seule ligne directrice: le jeu vidéo. Dans « Level Up » pourtant, il y a eu débat, je trouvais qu’il y avait trop d’images de Final Fantasy même si j’aime beaucoup ce jeu. Pour autant j’ai laissé Manu très libre de faire ce qu’il avait envie de faire. C’est la chance d’être aussi dans un collectif comme celui-ci, de pouvoir sortir des trucs très rapidement. Là, on a deux autres clips qui vont sortir (« Nagato « est sorti entre temps, NDLR), ce seront des clips plus rap mais dans lesquels je ne suis pas car je n’aime pas trop me montrer.
Si d’ailleurs on doit parler de ça, si je participe autant au processus créatif c’est que je n’ai pas envie de faire un truc classique, ça ne m’intéresse pas et je pense que je n’ai pas le profil le plus intéressant pour faire ça. Mon univers est beaucoup plus abstrait et visuel donc je suis plus sensible à une illustration, à un dessin animé qu’une vidéo de moi rappant devant une caméra.
Tous les rappeurs qui ont bossé avec toi sont unanimes sur tes qualités à la fois artistiques mais aussi humaines. En as-tu conscience?
J’ai une maman éducatrice très préoccupée par le bien-être des autres donc je pense que ça fait partie de mon éducation. Ce sont des choses spontanées, cette relation privilégiée que j’ai avec les artistes, je la dois à certaines personnes qui m’ont placé dans ce studio. Cette relation est un consensus de bonnes volontés entre moi qui essaie d’être bienveillant et de faire les choses au max et il y a aussi énormément de gens qui favorisent ces rencontres. J’ai la chance de pouvoir agir positivement sur le parcours des gens à un certain moment et ça j’en tire de la satisfaction et de la fierté tout en étant conscient que c’est un processus commun et qu’encore une fois je ne suis pas seul.
Est-ce qu’il y a des artistes avec qui tu aimerais bosser?
C’est compliqué, car très souvent les artistes qui m’impressionnent le sont justement parce qu’ils font des trucs déjà très forts et donc je ne vois pas forcément ce que je pourrais leur apporter. Lorsque je suis séduis, c’est que je n’ai pas le sentiment que je vais être capable de le faire moi-même. Par exemple, là j’ai travaillé pour Flynt pour son projet qui arrive, tu m’aurais dit il y a un an que j’allais réaliser un track pour Flynt j’aurais rigolé. La connexion s’est fait naturellement car on avait fait un clip pour son dernier projet Itinéraire Bis et depuis on est resté en contact. Il a trouvé interessant ce qu’on faisait et il s’est manifesté pour bosser ensemble. J’ai été énormément touché car c’est un artiste que j’apprécie énormément.
Ce qui est sûr c’est que je me colle énormément de pression sur chaque projet, et si jamais un projet est trop gros pour moi je préfèrerais me retirer immédiatement. J’ai toujours en moi cette peur qu’un jour un journaliste en interview me dise « mais en fait ce son il est naze », ça ça me traumatise même si en vrai ça n’arrive jamais.
Tu m’aurais dit il y a un an que j’allais réaliser un track pour Flynt j’aurais rigolé.
Tu te vois comment dans 10 ans?
Création d’univers fictif au sens large [rire]. J’ai envie de faire pleins de trucs. Un jour je me réveille j’ai envie de faire une BD, le lendemain un livre. La vie m’a prouvé que tu pouvais avoir les surprises les plus incroyables, ce qui est sûr, c’est que je resterai un créatif et mon créneau sera toujours les univers virtuels, les univers de fiction car c’est ce que j’aime : créer des mondes, créer des organigrammes… J’ai toujours été plus fasciné par le côté linguiste de Tolkien que je le côté raconteuse d’histoire de Rowling. J’aime les mecs avec des univers énormes, les mecs avec des caves remplies d’objets formidables donc j’appartiendrais surement à cette catégorie de gens un jour.
C’est ce que j’aime : créer des mondes, créer des organigrammes… J’ai toujours été plus fasciné par le côté linguiste de Tolkien que je le côté raconteuse d’histoire de Rowling
Quels sont tes projet à venir?
Je sors avec Sanka (le backeur de Georgio), un projet 7 titres normalement sur des prods d’un peu tout le monde (le projet est sorti entre temps, NDLR).
BACKPACKERZ remercie Sheldon et tout le collectif de la 75ème pour leur accueil et leur temps lors de cette interview.
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