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Senbeï et Tōitsu : Unifier à l’ère de la distanciation sociale

En ces temps peu reluisants où les humains sont ballotés entre confinements, couvre-feux et liberté sous tutelle, les solutions pour conserver un relatif semblant de santé mentale sont à compter sur les doigts d’une main récurée au gel hydro alcoolique.

Bien que réputée pour sa capacité à se réinventer constamment, on constate, pour la Culture, comme pour tout autre secteur d’ailleurs, que lorsque la foudre vous tombe sur la tête sans interruption depuis bientôt un an, il devient compliqué de s’en servir pour concevoir des solutions innovantes, si ce n’est pérennes. À l’image de l’industrie musicale où des solutions palliatives ont été – timidement –développées avec une augmentation significative des offres de concerts en ligne ou en jauge réduite.

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Un temps infâme pour les tourneurs, mais bien plus auspicieux pour les producteurs. Les artistes, enfermés malgré eux, ont du temps pour produire du nouveau contenu. Et cela peut donner des idées à certains…

Créer un album avec 500 fans pour les nuls

Début du premier confinement. Pour Senbeï, qui, jusqu’alors, enchaînait les dates depuis plus de dix ans avec la rigoureuse régularité d’un addict au crack, impossible de rester à se tourner les pouces. Entre deux parties de Mario Kart, la composition d’une bande originale pour un documentaire sur le judoka Français Teddy Riner, et celle d’une pub pour la marque à la pomme lui vient l’idée de réaliser un simple et unique morceau collaboratif avec l’aide de sa fan-base. « J’ai lancé un appel sur mes réseaux sociaux en demandant aux gens d’envoyer des samples, des choses qu’ils aimaient et pour les musiciens, d’envoyer des riffs, même enregistrés avec un téléphone, je m’en foutais… L’idée était de faire quelque chose avec ce que j’avais».

Il se retrouve alors submergé de messages en tout genre et énormément de matière sonore. « Avec tout ce que j’avais, je me suis dit que je pouvais faire bien plus qu’un simple morceau. Rien qu’avec ce que j’avais récupéré via ma page Facebook, j’avais déjà de la matière pour trois ou quatre morceaux».

Devant l’engouement suscité, il crée un groupe privé sur ce même réseau social qu’il administre afin de centraliser mais aussi de cadrer le projet. « Lorsque j’ai commencé à faire le groupe, les gens étaient super chauds et je passais trois heures par jour à trier les posts du groupe. J’avais ma manière de faire : je mettais des favoris sur les posts que j’aimais bien et j’effaçais au fur et à mesure. Du coup, j’étais obligé d’expliquer aux gens que je n’effaçais pas leurs posts parce que je leur voulais du mal, mais parce que c’était ma façon de trier. Mais d’un côté, c’était cool parce que quand tu commences un album, c’est ce que tu fais aussi : tu passes du temps à réfléchir, à digger, à écouter plein de trucs et c’était le même taf dans le fond».

J’ai essayé de voir ce que je pouvais le plus laisser faire aux gens tout en gardant la main sur mon boulot.

La tête sur les épaules | © Cassandre Magagnini

La maîtrise des cinq (cents) éléments

Forcément que de travailler avec un large panel de personnes venant d’horizons tout aussi différents nécessite une attention de tous les instants. « J’ai eu cette contrainte où il y a des gens qui sont musiciens mais qui n’ont pas la technique ou qui sont amateurs et qui s’enregistrent en plus avec leur portable et qui ne savent pas l’importance d’aller en studio…».

Et, comme toujours dans les groupes élargis, il y a des choix à faire lorsque l’on se retrouve en position de chef d’orchestre. « Le truc, c’est que je n’ai pas été ce qu’on appelle un « chef d’orchestre »,  j’ai plus été un dictateur dans la méthode de travail ! (rires). Ce que je veux dire, c’est que je n’ai pas donné la voix à tout le monde non plus. Par exemple, j’ai reçu des trucs, pour moi c’était rédhibitoire : des trucs de didjeridoo, et même le sitar au début, je ne voulais pas. Après ça a trouvé du sens dans le morceau en question (ndlr : « You’re Fine»)».

« Donc il y a eu des trucs où j’ai dit non, et puis il y a aussi eu des gens qui ont posté des trucs à côté de la plaque. Alors qu’il y en avait certains qui postaient des riffs en sachant que ça me plairait. Je n’ai pas pu donner la parole à tout le monde mais j’ai essayé de leur en donner un peu en leur faisant faire d’autres trucs : comme pour les vidéos ou la pochette. Il y a aussi eu des gens qui ont participé à l’administratif du groupe. Des gens traduisaient systématiquement mes posts en anglais. Donc chacun a participé à sa manière quelque part».

Et comme dans toute bonne démocratie dictatoriale, chaque décision est soumise à un vote, à condition bien sûr que le vote reflète l’envie du dirigeant. « Pour la pochette, j’avais fait un sondage avec deux propositions : une avec ma tête recréée à partir de toutes les photos des gens ou soit ma tête avec tous les noms des gens. Mais pour cette dernière proposition, je trouvais ça moche. On avait fait quelques tests et ça ne m’avait pas convaincu. Ça faisait remerciements sur la cover. J’ai un peu influencé les gens et du coup tout le monde a uploadé sa petite photo. C’est un gars du groupe et aussi un pote qui a fait le montage. Il a aussi fait le clip de « Naoned » qu’il a monté à partir de vidéos que les gens m’ont envoyé».

L’artwork, réalisée avec les visages des fans, et la tracklist

Mais alors devant cet album ultra-collaboratif jusqu’au bout du sample, la question se pose forcément, quid de la patte du chef d’orchestre, Senbeï sama ? « Tout l’album n’est pas uniquement fait avec le son des gens ! J’ai incorporé mes choses aussi. J’ai fait mes drums, mes synthés, mes basses… ».

Faire une bonne sauce avec les bons (et moins bons) produits du terroir

Quelque chose surprend à l’écoute de Tōitsu : la qualité de la plupart des instruments enregistrés, si ce n’est tous, est indéniable. Si certaines prises de son ont été réalisées dans des bonnes conditions, rendant le mixage forcément un peu plus aisé, d’autres ont traversé des tempêtes de reverb’ de pièces affreuses et autres bourrasques d’encodage douteuses avant d’arriver dans la boîte de travail de Senbeï. « Avec la pauvreté de certaines prises de son – pas des musiciens – tu dois contrebalancer avec d’autres choses. Tu peux prendre un son dégueulasse sur Youtube, si derrière tu arrives à pimper autour, tu peux effacer ce qu’il manque dans le sample ». Il cite un exemple: « Pour « Naoned », c’est une musicienne qui chante et qui joue du ukulélé et qui s’est enregistrée avec son portable dans une pièce avec une acoustique dégueu’. La contrainte étant que le rendu soit bon, il fallait que je le fasse. Il y a des outils numériques pour enlever une reverb’ dégueulasse. Mais c’est un autre taf…».

Habitué à mixer mais aussi à finaliser tous ses projets lui-même, il décide cependant, et pour la première fois, de déléguer la partie mastering de l’album à Alexis Bardinet de chez Globe Audio (à Bordeaux) « tout simplement parce qu’on me l’a proposé. Parce qu’un master dans un vrai studio, ça coûte un bras. Je ne ferai jamais mixer mes projets ailleurs parce que ça coûte encore plus cher et je considère que ça fait partie du boulot d’un producteur ‘autonome’. J’ai des potes qui ne mixent pas leurs prods. Moi je ne peux pas ne pas mixer mes prods, car ça fait partie de mon travail de création. Quand je travaille et que j’incorpore un kick, je le mixe tout de suite – en le réajustant dès que j’ajoute d’autres sons bien sûr. Je travaille de telle sorte que lorsque je finis une compo, elle est quasiment déjà mixée. J’ai toujours travaillé comme ça. Mais j’ai appris énormément de trucs que je ne maîtrisais pas du tout en mastering au contact d’Alexis».

Saucé de bonnes surprises

L’album débute en douceur avec un solo de piano. Ce « Prélude » n’aurait d’ailleurs probablement jamais vu le jour sans l’obstination d’un jeune fan. « C’est Kevin, un petit gars de Marseille qui est arrivé un peu après la bataille.  La tracklist était bouclée : j’avais déjà onze ou douze morceaux et puis il poste une vidéo de lui en train d’improviser, mais je ne réponds pas. À ce moment-là, j’étais submergé de messages. Et puis comme l’album était presque terminé, je ne faisais plus vraiment attention aux nouvelles sollicitations. Et puis un jour, j’ai fini par aller écouter tous ses trucs, et puis j’hallucine: « Putain, mais ça déboîte ! ». Je lui réponds qu’il y a un potentiel de dingue. Du coup, je lui ai demandé de faire une impro’ de ce morceau-là et c’est devenu l’intro de l’album. Il fait aussi quelques accords sur « On Lockdown ». Il m’a aidé à faire le refrain de « Tōitsu » aussi. Je lui avais envoyé quelques accords sur un orgue, et il a tout réarrangé. Tout ce qu’on entend, la partie plus ‘orchestrale’, c’est lui qui a retravaillé ces pistes».

La « tête » sur les épaules | © Cassandre Magagnini

Je lui demande également si c’est toujours ce même jeune pianiste Kevin qui joue sur « Issho », le morceau conclusif contenant, au passage, des samples du film Totoro.  « Oui, c’est lui et Isa. Ce sont les deux personnes les plus présentes sur l’album. Même si Isa était là depuis le début et a fait trop de trucs. Elle joue du violoncelle sur trois ou quatre morceaux. Pour ce dernier morceau, je voulais les mettre tous les deux en avant pour les remercier de tout ce qu’ils avaient fait et de tout ce qu’ils m’ont apporté… J’ai passé des heures et des heures à parler avec eux pendant ces quatre mois».

Les condiments à spitter et à scratcher pour relever le plat

L’album, composé principalement de morceaux instrumentaux, reçoit aussi des invités de marque sur quatre morceaux comme Miscellaneous, du groupe tourangeau Chill Bump. On retrouve aussi Youthstar, et des deejays de renoms à la pelle : DJ Netik, DJ Nixon, DJ Kentaro, mais aussi un autre habitué de la popote sonore à Senbeï : Yoshi Di Original, qui vient découper le beat du morceau éponyme que l’on pourrait qualifier d’anthem de l’album: « Tōitsu ». « Il y a une anecdote rigolote sur ce morceau. Au début, je voulais faire un morceau un peu speed et j’ai commencé à faire une instru’ avec un sample de classique que quelqu’un m’avait envoyé. Ça faisait un peu penser à du Busdriver dans l’esprit. Je l’ai envoyé à Yoshi et il me dit : « Ah c’est chaud, le BPM va trop vite… ». Du coup, on est parti sur « Tōitsu » avec le sample d’un dessin animé japonais d’un gars qui joue du shamisen et j’ai descendu un peu le BPM pour Yoshi ! Mais à la base le morceau part d’un échec de sa part ! (rires) ».

On voit également apparaître sur ce morceau un super « saïan » bien connu ; un nom que le public n’avait plus trop vu ou entendu ses dernières années au grand dam de nombreux quarantenaires aficionados de rap français…  « J’ai donc commencé à construire le morceau avec le shamisen du sample, qu’on a finalement viré. On a ré-enregistré un vrai joueur en direct d’un studio à Tokyo dans lequel j’avais déjà bossé. Après, je cherchais d’autres gars pour faire un bon gros track. Et j’ai pensé à Bezah Miyagi qui fait partie de La Méthode, un groupe qui n’existe plus. Je cherchais un troisième, et Bezah m’a dit : « Ah ben si tu veux, il y a Specta ! » Je n’aurais jamais pensé à ça. Après, on a plein de potes en commun : Yoshi est un très bon pote à Specta. Et je connais bien Gaïden aussi. Specta est leur mentor à tous et il pose beaucoup avec eux en plus. De base c’était donc carrément faisable. Alors on a lancé une conversation groupée. Specta… il est incroyable ce mec. Il est d’une humilité, il m’a choqué. Déjà rien que de parler avec lui… Moi j’écoutais le Saïan Supa Crew quand j’étais gamin, ça me choquait déjà et lui, il était là sur la convers’ : « Ouais, j’sais pas. J’arrive pas à écrire, j’vais pas faire un truc bien… » Il ne voulait pas au début. Toujours est-il qu’il a fait son truc sur le track et que c’était mortel ! ».

D’abord des rencontres

Évidemment, avec autant de bouches à nourrir, il n’est pas improbable de voir se développer des histoires à côté de la ‘grande’ histoire. « Ce qui a été une surprise pour moi, c’était la réaction des gens. Je pensais que les gens enverraient leurs trucs puis retourneraient à leur vie… Il y a des amitiés qui se sont créées autour de ce projet et qui sont complètement indépendantes de ce que j’avais en tête au départ : je souhaitais juste faire de la musique. Je n’imaginais pas que les gens s’investiraient de cette façon. J’ai eu des centaines de messages de remerciements de gens pour des raisons que je n’imaginais pas».

 Il y a une vie parallèle à l’album grâce au projet collaboratif.

« Ce n’était pas pour ça que je faisais de la musique à la base. Je peux faire de la musique vénère dans mon coin aussi. Je n’ai pas la prétention d’être un bisounours et je crois que ça s’est passé comme ça parce que beaucoup de gens étaient en galère durant cette période et ça leur a fait un bien fou de se sentir impliqués dans un projet collaboratif comme celui-là. Donc, je me suis battu pour bosser vite et leur donner des résultats rapidement. Tu ne peux pas faire un album en trois mois en temps normal, ça prend beaucoup plus de temps. Donc, je me suis mis dans une position de : « Je bosse pour quelqu’un qui m’a employé » pour ne pas qu’ils se disent : « Putain, il met deux mois pour faire un morceau ».  Je voulais qu’ils vivent le truc à fond sans les à-côtés».

Confinement II : L’Attestation Strikes Back et projets futurs

Plongé en plein sequel du confinement, il apparaît naturel de lui demander si celui-ci l’inspire à se lancer dans un nouveau projet de la même trempe. La réponse est positive. « Je vais lancer un deuxième projet similaire en janvier – car tant qu’on ne tourne pas, je vais continuer à produire. Les gens auront l’expérience du premier pour aller plus à l’essentiel. Ça ira peut-être plus vite. Mais en tout cas, je sais que ça peut bien se passer».

Mais Senbeï semble surtout être lancé dans énormément de projets musicaux différents. « Je finis de mixer mon album avec mon pote pianiste Julien Marchal, avec qui on a sorti un quatre titres pendant le premier confinement d’ailleurs, pour notre groupe SLUMB».

« On bosse aussi sur le prochain Smokey Joe… Ça fait très longtemps qu’on bosse dessus – peut-être deux ans… – mais il y a eu du retard qui a été pris. L’année dernière, on avait commencé à se booster pour le terminer, mais il y a eu l’annonce du confinement alors qu’on voulait le sortir précisément là. Avec notre tourneur, on a décidé de le repousser d’un an. Ça aurait été trop risqué pour nous, car on envisageait une grosse tournée… Je pense qu’on a bien fait. Ça le repousserait à la fin d’année 2021, si on peut tourner. On finit ça tranquillement. On attend de voir ce qu’il va se passer au niveau des salles. On pense qu’il n’y aura pas de concert avant la fin de l’été prochain donc pour nous ça ne sert à rien de sortir un truc avant. Mais ça va être chouette cet album».

Je finis par lui poser la question brûlante, l’unique, celle à laquelle tout mène: plutôt PS5 ou Xbox One X ? « Pas de Xbox, c’est le mal ça. Mais je vais attendre un peu avant d’acheter la PS5, car j’ai quelques trucs à faire avant… Et puis j’achète jamais les consoles quand elles sortent. Je vais attendre au moins un an. Bon ça va m’énerver pour quelques jeux là mais tant pis…».


Remerciements : Nolwenn Migaud et Banzaï Lab

Antonin Lacoste

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