Nous avons donc pris le temps avec lui de chercher à comprendre l’origine de cette inspiration, les mécanismes articulant sa discographie, le choix des productions mais aussi des invités et des thématiques abordées. Comme à chaque fois, Scylla prend le temps de détailler ses réponses pour mieux livrer à ses auditeurs les clés de lecture d’une oeuvre à la fois complexe et universelle. Echange avec une des plus belles plumes que le rap francophone a la chance de compter dans ses rangs.
BACKPACKERZ : Commençons par le timing de création de cet album : il a été écrit après Pleine Lune ?
Scylla : Après la sortie de Pleine Lune, j’ai eu une envie subite de revenir aux “sources”. Envie de rapper ! Me laisser aller. M’amuser. J’ai commencé par écrire deux-trois titres puis tout s’est enchaîné très vite. Tout a été écrit à Bruxelles.
L’ambiance générale de l’album est à la fois plus musclée mais aussi moins mystique et cérébrale que tes albums passés… Pourquoi cette volonté ?
Ce n’était pas une envie de montrer mes muscles ! Je pense que c’est dû au projet avec Sofiane, pour lequel je me suis volontairement mis dans une bulle d’ultra-sensibilité. J’ai donc ensuite éprouvé le besoin de combiner cette sensibilité à de la force et de la détermination. BX Vice est un album que je pourrais résumer en quelques mots-clefs : laisser-aller, spontanéité, amusement.
J’ai voulu revenir avec quelque chose de moins sombre, moins cérébral. Je ne voulais pas d’un Abysses 2. À chaque époque son état d’être : au moment où je suis arrivé dans le rap en solo, j’avais plutôt la réputation d’être un technicien, un kickeur de freestyles face à la caméra. C’est à cette même époque que j’ai reçu une série de propositions de maisons de disque françaises, que j’ai refusées pour privilégier une démarche purement indépendante. Ça a commencé à décoller pour moi. Je me suis retrouvé sur des scènes où je voyais des milliers de personnes chanter mes paroles, et les plus mémorisées étaient souvent les plus “hardcores”. Je me suis alors remis en question, et s’en est suivie une période de recherche de sens. En a résulté l’album Abysses, avec son côté plus sombre et torturé, même si l’objectif artistique était d’utiliser l’obscurité comme support pour mieux faire jaillir la lumière, pour qu’elle se révèle plus clairement. Ça n’a peut-être pas toujours été compris comme ça.
Dans la période qui a suivi Abysses, j’ai trouvé une série de réponses à mes questions, je me suis senti plus léger, j’ai commencé à développer une véritable passion pour la spiritualité, toutes traditions confondues, ainsi que pour la philosophie. Ce sont des domaines de connaissances tellement incroyables ! C’est alors qu’est arrivé l’album Masque de chair, qui est beaucoup plus mystique, spirituel. C’est en quelque sorte la victoire de l’Esprit sur la noirceur des profondeurs abyssales. Et enfin, Pleine Lune, qui lui est dans l’émotion pure.
Où que j’aille, je suis toujours Bruxellois, que je le veuille ou non.
Dans l’album BX Vice, la thématique la plus récurrente est finalement l’affirmation de la liberté individuelle et de l’identité singulière : « NVM » (“Arrêtez tous de me dire ce qu’il faut être. Allez tous niquer vos maîtres !”), « Hollywood », « Madame X », « La plume qui me prend », « Toujours », « Bx Vice », ….
En toute franchise, si mon art est globalement plus positif ces derniers temps, c’est que je n’en peux plus d’être catégorisé artiste “sombre”. Ça n’a jamais été mon objectif. En plus, j’ai pris goût à ne jamais frapper deux fois au même endroit, comme la foudre. Surprendre ! C’est devenu un vice ! (rires)
Qu’est-ce que cela fait de ne plus être avec Sofiane, tant vous êtes complémentaires. Ça n’a pas été trop dur de s’y remettre seul ?
Au contraire. J’adore travailler avec Sofiane, combiner nos énergies créatrices. Mais en vrai, j’ai toujours eu un tempérament très solitaire dans la création, au moment de l’écriture en tous cas. Ça m’a donc fait du bien de me remettre en tête-à-tête avec moi-même ! Partir dans des énergies qui m’avaient manquées ces dernier temps.
Qu’as-tu retenu de cette expérience vécue à deux, avec le recul que tu possèdes à présent ?
Des moments de ouf ! Niveau création. Sofiane est quelqu’un de brillant et de très inspirant artistiquement. Nos tempéraments sont très différents, mais leur combinaison fonctionne à merveille. Et sur scène, cette formule piano-voix, ça me fait vraiment kiffer ! Ça me correspond pleinement cette atmosphère intimiste, qui mise sur la force d’interprétation pure. On ne peut se cacher derrière rien ni personne. C’est complètement différent d’une scène “rap” et c’est une toute autre forme d’intensité.
Parle nous du choix de tes invités sur ce nouvel album…
Je disais que BX Vice était l’album de la spontanéité. Et bien, pour les feats c’est pareil ! Je n’ai rien cherché, ce sont eux qui sont venus à moi. YL, on s’est retrouvé ensemble sur une scène, le feeling est passé humainement, il m’a témoigné énormément de respect, j’ai aimé son état d’esprit, on s’est retrouvé en studio après et bim, le processus était lancé. Jones Cruipy même genre de situation : il m’a demandé un feat, je l’ai donc rencontré, et au final j’ai pris le titre sur mon album, je trouvais que ça faisait sens. Lui aussi transpire BX !
Parlons de l’imagerie attachée à la cover de l’album : l’univers des Yakusa. Qu’est-ce qui t’attire dans ce milieu ?
Rien (sourire). Ce n’est pas la mafia qui m’attire. La photo sur la pochette a été prise lors du tournage du clip “Hollywood” au Japon. C’est sans doute le morceau qui va le plus loin dans la thématique de l’identité, il synthétise donc assez bien l’album. En plus, la Japon a une place importante dans l’imagerie de BX Vice puisque la moitié des clips y ont été tournés. Le côté Yakuza, tatoué, etc. c’est vraiment pour illustrer la liberté. C’est une façon d’envoyer un signal : “je fais ce que je veux, personne ne va rien me dire”. Puis je trouve que cette photo synthétise bien l’énergie de l’album. Comme je le dis dans le titre “Toujours” : “Ici la poésie est toujours persistante (costard, classe, cerisiers du Japon, …), mais la poésie est nerveuse (kendoka à l’arrière, tatouages, petit côté Yakuza, …)”. Enfin, j’aimais l’idée du : où que j’aille (Brésil pour le clip « Ronaldo 9 », Japon pour les clips « NVM » et « Hollywood », …), je suis toujours Bruxellois, que je le veuille ou non.
N’est-ce pas un tacle à peine déguisé envers ceux qui, dans le rap, se créent un personnage pour viser un public et atteindre le plus d’audience possible ?
C’est une sorte de tacle à toute personne qui serait prête à être quelqu’un d’autre, opposé, pour plaire. C’est un avertissement que je me fais aussi à moi-même. Ce n’est pas une leçon de morale ! C’est d’ailleurs moi qui joue différents personnages dans le clip. Mais qui n’est pas confronté à cette problématique en vrai ? Cite-moi un seul exemple. Cette conformité au regard des autres, ce qu’on est prêt à faire pour se sentir aimé ! J’ai simplement ironisé la situation dans le titre “Hollywood”, je me suis mis dans la peau de quelqu’un qui joue de cette situation, qui commence à manipuler les autres en jouant des rôles qui les séduisent, mais qui finit évidemment par se perdre lui-même (d’où la mélancolie du titre).
Côté producteurs, on retrouve des gens avec qui tu as l’habitude de bosser, d’autres non : comment as-tu fonctionné ?
Encore une fois, spontanéité. Le premier morceau que j’ai écrit c’est “Madame X”, sur une prod de Lionel Soulchildren (à qui l’on doit des titres comme « Le Voile des Mots », « Seconde Souffle », « Vivre », « Qui Suis-Je »,…), assez Mob Deepienne. Ensuite ce fut “La Plume Qui Me Prend”, une prod de Greenfinch (qui avait déjà produit le titre « Chopin »). J’ai aussi mis Greenfinch en binôme avec un jeune beatmaker français du nom de Ysos sur un titre comme « Mufasa », pour apporter quelque chose de nouveau niveau sonorité. Leur binôme a très bien fonctionné ! On retrouve aussi un beatmaker bruxellois qui produit beaucoup pour Hamza, Damso etc, c’est Ponko. On le retrouve sur les titres “NVM” et “Mon Amazone”. On retrouve aussi d’autres beatmakers bruxellois comme Young Veterans (qui ont produit « Ronaldo 9 » ainsi que mixé et réalisé tout l’album) et Soulplayer qui a signé la prod du titre avec YL (et qui avait déjà produit “Faites-Nous Mal Qu’on Se Sente Vivre” et “Cherche” avec Furax). Enfin, sur BX Vice, on retrouve les fameux Katrina Squad (producteurs de SCH, Ninho, …).
Je préfère donc remplir ma fonction d’artiste, en ayant une force de proposition, plutôt que de me soumettre à des attentes virtuelles du public, que tu ne peux de toutes façons pas anticiper
Justement, la prod de « La Plume Qui Me Prend », comme tu le dis, fait penser aux Chevalier du Zodiaque…
J’ai écouté cette prod, je suis parti dessus direct, en deux heures le titre était plié. Ça a glissé tout seul. Spontanéité !
Tu as deux morceaux sur l’album qui traitent de ton travail d’écriture. D’abord « Madame X »qui est une allégorie de ton inspiration, et « La Plume Qui Me Prend ». Sur ce titre, tu reviens sur ta relation à l’écriture. Tu évoques souvent dans tes morceaux ce rapport, a-t-il évoluée avec le temps ?
Au départ, je n’écrivais que pour moi. Quand tu écris sans aucune finalité, si ce n’est de répondre à ton besoin de créer, c’est quand même autre chose que quand tu as un public, un album à envoyer publiquement à des dizaines de milliers de personnes. C’est mon métier. Il y a donc naturellement d’autres considérations qui entrent en compte. L’enjeu est de pouvoir malgré tout garder cette “plume de cœur”, spontanée, cette “plume originelle” (dont je parle dans l’album Abysses). Ici dans BX Vice, je commence l’album en disant que je vais là où « Madame X » me mène. A l’époque de mes freestyles et de “BX Vibes”, les gens m’attendaient sur un album de pur kickage, mais je suis arrivé en contre-pieds avec Abysses. C’est passé ! Ils m’attendaient donc ensuite sur un second album style Abysses, j’ai pris le contre-pied avec Masque de chair, puis avec Pleine Lune. C’est passé ! Maintenant qu’ils se sont habitués au répertoire émotif de Pleine Lune, j’arrive en contre-pied avec BX Vice, mais toujours en restant fidèle à cette plume originelle, c’est la clef, ce qui fait ma singularité en tant qu’artiste. Et vu les retours de ouf que j’ai concernant l’album, il semble que ce soit à nouveau passé (rires) ! En espérant qu’ils prennent goût eux aussi à ces surprises et me fassent confiance dans mes propositions.
D’ailleurs, ton premier single post-Pleine Lune a été « Ronaldo 9 ».
Exactement ! Celui qui prend le plus le contre-pied avec Pleine Lune. C’était pour envoyer un premier signal clair : attendez-vous à quelque chose de différent ! Au début, avec les premiers clips de Pleine Lune (« Solitude », « Voilier », etc), les gens autour de nous exprimaient aussi une forme de doute, de résistance au changement. C’est naturel puisqu’ils s’attendaient à autre chose. Le tout est de ne pas flancher, maintenir un cap artistique, car souvent c’est au bout du processus que les gens se disent “ha d’accord !” Pour ma part, je refuse de me soumettre aux attentes du public, même si je le respecte de ouf. Mais de toute façon, tu ne peux pas connaître leurs attentes, eux-mêmes ne les connaissent pas. Si tu changes, il y en a toujours qui vont critiquer. Mais si tu fais la même chose qu’avant, ils vont dire que c’est toujours pareil… Je préfère donc remplir ma fonction d’artiste, en ayant une force de proposition, plutôt que de me soumettre à des attentes virtuelles du public, que tu ne peux de toute façon pas anticiper.
Dans le morceau « Mon Amazone », tu évoques une nouvelle fois ton épouse, cette fois avec beaucoup d’humour. Elle n’aime vraiment pas que tu chantes ?
Non, elle préfère quand ça kicke ! (rires)
Le morceau « BX Vice », qui clôture l’album, rappelle un de tes morceaux les plus classiques. C’était important pour toi de revenir aussi intimement sur ta relation avec ta ville ?
Oui, avec un degré de nuance. “BX Vibes”, c’est l’affirmation de l’identité bruxelloise sans faille. Mais ici, c’est une relation d’amour-haine à la ville. En plus, c’est la première fois que je livre des détails de ma vie. J’ai toujours mis à nu mes sentiments (en essayant d’en faire des titres qui puissent servir aux gens qui rencontrent le même genre de situation), mais jamais ma vie en tant que telle. Ça m’a fait du bien car au final, quand tu es aussi sincère, même si c’est personnel, c’est fédérateur. Je l’ai compris quand j’ai vu le succès du clip et du morceau. Je suis super heureux d’avoir laissé cette trace.
Un mot sur le clip, où l’on retrouve une imagerie forte, avec de nombreux guests. Comment s’est passé la création ?
Pour ce clip, j’ai d’emblée voulu faire un clin d’oeil au clip de “BX Vibes” avec une imagerie en noir et blanc, et en reprenant le même réalisateur, Nicolas Caboche (qui a aussi réalisé « J’réclame » et « Qui suis-je ? »), avec toute l’expérience et les compétences acquises depuis, de nos deux côtés. Nous avons donc relevé le défi ensemble. Il restait à trouver le concept. En réfléchissant avec l’équipe, l’idée d’utiliser une couronne comme objet témoin nous a plu, avec tout le rapport malsain qu’un artiste peut avoir au pouvoir : la couronne passe dans toutes les mains, tout le monde la convoite un peu, mais au final personne ne la garde, elle finit par brûler. C’est aussi une manière de dire qu’à BX il ne peut y avoir aucun roi ! Ou il se fera décapiter très vite (rires).
J’ai tenu à faire figurer des proches qui m’accompagnent depuis longtemps dans cette aventure. Et on tenait aussi à prendre des gens qui soient capables de faire de l’acting face cam. Je tenais enfin à représenter la diversité de BX, pas seulement le côté “street”. Roméo Elvis a immédiatement accepté ma proposition de tourner dans le clip. Le matin même, en vrai, je ne savais même pas exactement ce que je voulais qu’il fasse, je voulais me laisser inspirer sur le moment. Je lui ai alors dit : “bon, gros, en vrai, voilà ce que je vois : toi, torse nu, sous la pluie en train de t’ambiancer en mode “roi fou” avec la couronne ! » Et respect ! Il a joué le jeu à 100%. En deux prises c’était plié, il a été impressionnant et très efficace ! Et bien sûr on retrouve des gens comme Trésor qui était déjà dans « BX Vibes », Lams (mon backeur), les frangins B-lel et Mike Olson (mon régisseur et lui-même rappeur), Gandhi, Isha et les gars de Molenbeek : Sky et l’équipe Guillotine. Et enfin, Sofiane sur son piano, obligé, à qui on a fait faire un fuck !
Une question que revient souvent, et tu vas peut être nous aider à y répondre : estimes-tu faire du rap français ou du rap belge ?
Je fais du rap francophone. Chez nous on n’a pas ce rapport. Je rappe en langue française mais avec toutes mes particularités belges.
Clipper au quatre coins du monde, c’est devenu une habitude non ? C’est ton manager Guillaume Héritier qui a la bougeotte comme ça ?
Au début oui. Mais il m’a vite transmis son vice. Par la suite, c’est moi qui l’ait sans cesse eue ! Je ne viens pas d’un milieu où l’on voyageait beaucoup, alors là, je kiffe. Et c’est aussi un autre signal de liberté.
Est-ce qu’on peut s’attendre à ce que tu gardes ce niveau de productivité pour la suite?
Tout dépend de Madame X ! (rires)
BACKPACKERZ tient à remercier Scylla pour sa disponibilité lors de cet entretien, et à Emmanuel Lartichaux d’avoir rendu cet échange possible.
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