Le projet, équivalent musical d’un voyage spirituel, est une tentative audacieuse de faire confluer deux Afriques, et plus largement deux mondes, par le prisme de la réflexion identitaire. Du Hip-Hop en trame principale, on y distingue également de la Soul, du Jazz, du Funk, du R&B, et d’autres synthèses de musiques traditionnelles locales.
Return to Oneself,
Return to the Motherland,
Return to the mind,
Return to everything,
Return
« The Return »
Sampa The Great – Quatre syllabes pour un nom composé qui sonne comme le titre honorifique qu’un peuple pourrait donner à sa souveraine guerrière, ou ne serait-ce pas plutôt à une guerrière souveraine ? C’est surtout un nom qui sied comme un charme à une poétesse désirant juste être « la meilleure version d’elle-même », quitte à l’inscrire jusque dans son propre nom pour être sûre de ne jamais l’oublier. Dans tous les cas, on ne tombe pas loin de notre première supposition.
En 2015, The Great Mixtape, la révèle aux yeux d’un public scotché par sa palette vocale, technique et musicale élargie ; capable de dispenser un rap corrosif, technique, et sombre et d’embrayer sur un chant ténu, tenu, et tout en retenue. Deux ans plus tard, rebelote avec l’excellent Birds and The BEE9 ; un travail encore plus abouti s’apparentant à un véritable album tant la direction artistique semble calibrée. Pour ce travail, elle recevra le prestigieux Australian Music Price de 2017 accompagné de la sympathique somme de 30.000$.
Nous voilà rendus deux ans plus tard, en 2019. The Return est le fruit de près d’un an et demi de travail fait de rencontres et de pérégrinations entre l’Australie et la Zambie ; entre racines profondes, remises en question et place de l’africanité dans un monde où les frontières tendent à s’effacer.
Sampa Tembo incarne à l’échelle de l’individu l’impact socio-culturel qu’a pu avoir le processus de mondialisation sur les populations, en l’occurrence celles issues des pays de l’Afrique subsaharienne, ex tiers-monde et nouveaux « États en déliquescence » : naissance en Zambie, jeunesse et éducation au Botswana, choc culturel et binge-watching d’humanités déviantes sur la côte Ouest des Etats-Unis, obtention du diplôme d’Ingénieur du Son et installation en Australie.
Une image vaut mille mots. La photographie faisant office de cover-art de l’album interpelle autant par sa composition que par son symbolisme. On peut y déceler un témoignage de l’inexorable avènement du monde globalisé – uni en façade – au détriment de ses populations indigènes et de leurs identités foisonnantes. Tout cela, bien évidemment, au nom de cet éminent progrès aux griffes rétractables.
Physically displaced
And Spiritually erased
Unceded space
This is a war about face
Physically sentenced us
Spiritual exodus
« Mwana »
L’image de cet homme vêtu de sa tenue traditionnelle Bemba, se tenant droit en posture d’attente, dos à l’objectif et face au mur, doit résonner en chacun de nous. L’autochtone sans-visage soulève cette terrifiante perspective d’extinction imminente qui pend au nez des tribus millénaires au profit de la masse occidentalisée, menée au bâton par quelques tribuns faussaires et sans-âmes, pères des vrais (consommateurs) sauvages.
Si une image équivaut à mille mots, alors avec un clip à 24 images par seconde on pourrait rédiger l’histoire des peuples sur plusieurs volumes.
Le morceau clippé « OMG » est une mise en image réussie de cette idée. Il se base sur l’impossible cohabitation de deux mondes se croisant à un instant t dans l’histoire de l’Humanité. Et ça a le mérite de créer un joyeux bordel : du split-screen en veux-tu en voilà ; de la mélasse de qualité léché UHD avec du SD plus ‘rétro’ ; au format 4:3 s’alterne du 16:10 ; enfin aux tenues traditionnelles de Sampa et de ses parents dans le salon familial, contrastent celles plus colorées, voire complètement plus barrées fièrement arborées par la jeunesse zambienne, éminents représentants et héritiers de ce Nouveau Monde. Cette vitrine flamboyante donne directement sur l’autel de la diversité dans lequel bourgeonne les identités.
Le morceau en question, énergisant, est produit par Kwes Darko (artisan créateur d’ambiances de Slowthai). Le producteur britannique fait partie des nombreux collaborateurs ayant participé et gravité autour du projet.
Le voyage, aussi bien géographique que spirituel, est synonyme de rencontre(s). Sampa s’est ainsi attachée les services de profils diversifiés, tous plus éminents les uns que les autres.
Alejandro Abapo plus connu sous le pseudonyme de Silentjay est l’un des principaux maître-d’oeuvre. En plus de sortir des albums de jazz fusion incroyables, de suivre Sampa sur ses tournées avec son synthé’, sa basse et son mac, la liste des contributions sur l’album du natif de Melbourne est aussi (*accent Australien) unbelievable. L’homme n’a de silencieux que le nom. Il produit (douze morceaux sur ce projet), arrange, programme, mixe, joue de la clarinette, du saxophone, de la basse, d’à peu près toutes les déclinaisons de pianos existantes (Fender Rhodes, Roland Juno 6, Wurlitzer, Clavinet) et se paye même le luxe de venir fanfaronner sur plusieurs refrains, dont les excellents « Grass is Greener » et « Brand New », avec une justesse et une assise à faire rage-quit quelques élèves de The Voice.
On retrouve l’une des pépites du label Californien Stones Throw en la personne de Jonwayne venu amener son expertise et sa clairvoyance sur le mixage de plusieurs titres. Il y a aussi le duo de producteurs Londoniens Blue Lab Beats ou encore Perrin Moss, batteur et percussionniste du groupe Australien Hiatus Kaiyote ; groupe qui a traumatisé une génération entière de jazzeux avec leur son signature et leur approche révolutionnaire du rythme.
La tête pensante du titre « Nakamarra » produit ici trois morceaux. « Dare To Fly » emprunte au funk nigérian des 70s un peu de sa rythmique et beaucoup de sa gratte. Qui de mieux que la Sud-Africaine et punk dans l’âme Ecca Vendal pour venir ciseler le refrain de ce cocktail d’influences ?
Sampa n’est pas ingrate et va même recruter jusque dans sa propre maisonnée, quitte à monter une dynastie par inadvertance. Pour « Mwana », le morceau d’ouverture, sa maman et sa petite soeur Mwanje, yin de son yang à la voix satinée et à la vibe Solange-esque (dont on risque de reparler très vite), viennent agrémenter le morceau de leur soul et de leur présence vocale en interprétant des chants en anglais et en bemba, leur langue maternelle.
D’autres invités, un poil moins connus certes, viennent apporter leur pierre à l’édifice. Ainsi, on découvre le jeune rappeur énergique originaire du Soudan du Sud Krown sur deux morceaux. On redécouvre le rappeur, chanteur et producteur originaire de Brooklyn Whosane sur trois. Le Londonien Boadi et sa voix porteuse ravit nos tympans avec ses Won It All jubilatoires scandés sur le morceau élévation conclusif « Made Us Better ».
Released the spirit of the ego and just let go
The many mountains climbed I heard the echo
« Made Us Better »
Avec tous ces intervenants d’horizons différents, le projet n’aurait pas pu être autre chose qu’une tentative de fusion de genres et de styles. Ce travail à priori titanesque ne pouvant véritablement trouver son origine qu’au fin fond d’un esprit hardi, adepte de challenge mais aussi de renouveau. Qui dit renouveau, dit remise en question. Qui dit remise en question dit errances. Et quoi de plus représentatif de l’errance que le voyage ?
Sur The Return, Sampa ne ménage pas ses efforts. Elle démontre une fois encore sa propension à émettre de l’énergie sous toutes ses formes.
La trame narrative de l’album se formalise avec plusieurs passages parlés, disséminés sur les dix-neuf pistes de The Return. Il s’agit de courts messages téléphoniques laissés par des proches inquiets de ne pas avoir de nouvelles de leur Sampa nationale, en route pour devenir l’une des nouvelles porte-étendard de la musique ; de celle qui se distingue par son âme. Sampa, d’une petite voix de grande voyageuse, leur répond sur l’avant-dernier morceau de l’album « Don’t Give Up » : un manifeste d’espoir fait de langueur en featuring avec le collectif d’artistes Mandarin Dreams basés à Melbourne.
Sur le métronomique « Time’s Up », Sampa et Krown s’allient dans leur verve allant jusqu’à entrelacer leurs couplets pour défendre la « black excellence » et dénoncer cette tendance devenue marque de fabrique d’une industrie cherchant constamment à se ré-approprier, voire à siphonner sans vergogne, les codes et les cultures issus de l’Afrique.
« Diamonds in the Ruff », sur le thème des faux-semblants de la vraie vie, et « Summer », sur celui de la résilience, sont des morceaux empruntant au R&B son style laidback et offrent une respiration bienvenue au milieu de l’album. La soul de « Heaven », avec Whosane au refrain, constitue un des vrais diamants de l’album. Sampa y consigne une découverte primordiale : moi et moi seule possède les clés de mon monde.
Cause inner peace be the new success
And I guess ’cause I figured I’m blessed
‘Cause I breath before death
« Heaven »
Cette pensée se synthétise, se concrétise plutôt, avec l’excellent morceau éponyme aux nombreux breaks, « The Return ». Les énergies multiples s’écharpent et se marient pendant neuf minutes pour rappeler que nous ne sommes que poussière d’étoile. On y entend, pêle-mêle, de l’orgue connoté gospel, un pupitre de cordes lacées, une gratte en piquée funk, des refrains groovy de Thando et Whosane, du spoken-word déposé sur de l’ambient, ou encore des chœurs d’hommes ténors n’étant pas sans rappeler, dans l’intention, certains chants traditionnels issus de tribus d’Afrique Australe.
Comprendre et intégrer l’Universalité de, et dans la multiplicité, c’est atteindre une nouvelle forme : la forme finale. Sa forme finale. Avant de faire retour au sans-forme.
Au final, Sampa délivre un album épars à la frontière des genres et contenant son lot de pépites. À l’aube des années 20, The Return a le mérite de tenter une approche musicale synthétique. Sampa pourrait presque se vanter d’aller faire du pied à une certaine forme d’avant-garde. Saluons la démarche – toujours sinueuse – de recherche d’esthétique nouvelle sur la base d’éléments d’anciennes.
Cela annonce aussi le fait qu’il faut dès à présent compter sur l’Afrique dans cette industrie musicale globalisée. Un continent qui compte enfin, serait-on tenté de dire, briller de son propre chef aux yeux du reste du monde. Et rien que pour cela, Sampa The Great mérite amplement son nom de souveraine guerrière, ou ne serait-ce pas plutôt de guerrière souveraine ?
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