Ces cinq dernières années ont été très productives pour Sameer Ahmad. La précision de son écriture et son univers musical ont fait du montpelliérain un rappeur de référence pour les amoureux des textes ciselés. Dans son nouveau projet, il endosse le rôle d’Ezekiel, un alter ego qui vient compléter le personnage de Jovontae, figure centrale de la première partie d’Un Amour Suprême sortie en 2017. Un nouvel opus qui donne aussi lieu à des nouveautés sur le plan musical. Sameer Ahmad trouve ainsi le moyen de se réinventer en gardant en place les éléments qui font de lui un artiste en marge de ses pairs. Confinement oblige, nous avons joint Sameer Ahmad par téléphone juste avant la première phase de déconfinement.
BACKPACKERZ : Ce nouveau projet sous le nom d’Ezekiel EP fait suite à la première partie que tu as sorti en 2017. Qu’est-ce qui t’a amené à créer ces alter-egos plus jeunes que toi ?
Sameer Ahmad : J’ai toujours voulu faire partie d’un groupe, quelque chose à la Outkast, A Tribe Called Quest, une sorte de binôme complémentaire. Mais je crois que je suis trop associable, ou exigeant, je ne sais pas. J’ai toujours fait les choses par moi même. Et donc je me suis dit que si j’avais 20 ans aujourd’hui, avec la génération actuelle, j’aurais pu trouver quelqu’un avec qui faire ce groupe. Parce qu’à l’époque où j’avais 20 ans c’était différent, tout le monde était dans un style de rap, d’ambiance. Si on s’était appelé « Un Amour Suprême » dans les années 2000, c’était mort! (rires).
Le nom des projets renvoie au célèbre album A Love Supreme de John Coltrane (1965). Est-ce aussi en référence à cet album que tu as choisi de donner le même titre à tous les morceaux ?
Oui c’est ça. Surtout sur le dernier, je voulais vraiment le faire comme je le sentais. Un morceau, ça peut aussi bien durer une minute que dix minutes. Un Amour Suprême, c’est un double projet très instinctif. Je me laisse plus aller dans la forme, notamment sur le dernier. Sur un album que je fais sous le nom « Sameer Ahmad », c’est plus général, il y a différentes couleurs de son. Là je prends une couleur et je la décline sur tous les titres. Ce sont des types de projets que je réalise en un mois, un mois et demi sur une idée seulement.
Quand tu dis plus instinctif, c’est une manière de dire que tu reviens moins sur tes textes par exemple ?
Oui voilà, je ne reviens pas sur mes textes et la plupart des morceaux sont enregistrés en une prise.
Comment définirais-tu la différence entre ces deux alter-egos: Jovontae et Ezekiel ?
Je pense que c’est quelque chose de très classique, une sorte de Ying-Yang. Face à une situation, il y en a un qui va toujours faire un pas de côté: c’est Jovontae, qui est plutôt dans l’amour posé, et l’autre, Ezekiel, qui va être dans l’amour irrationnel et passionné. Il y en a un qui réfléchit avec le cœur et le deuxième qui réfléchit vraiment avec les tripes.
C’est vrai qu’on ressent ce côté un peu plus romantique chez Jovontae.
Oui, je voulais que ce soit complémentaire. J’aurais bien aimé créer ce genre de duo. Par exemple, j’aimais bien ça dans Outkast : Andre 3000 très lunaire et Big Boi très terre à terre. Je trouvais ça extraordinaire.
Les clips que tu as sortis, que ce soit pour Jovontae ou pour Ezekiel, renvoient à la culture skate. Quelle a été l’influence de cette culture pour toi ?
Alors, j’ai découvert le skate dans les années 1990. Je sais qu’en France ce n’est pas très populaire… C’est vu comme un sport sympa, un peu comme le tennis, là où dans les années 1990 aux États-Unis, c’était vraiment un sport de rue. Certains disaient que c’était presque la cinquième discipline du hip hop. Les meilleurs moments de ma vie, je les ai vécus quand je faisais du skate, mais malheureusement c’est très exigeant physiquement… A partir de 25-26 ans, ça devient compliqué. Contrairement à la musique où l’âge n’a pas d’importance. Le skate m’a énormément inspiré en terme de style, de flow. C’est une culture très riche musicalement. J’ai découvert la musique grâce au skate : le rap, le rock des années 1970, le reggae, le jazz, la soul… J’ai tout découvert via le skate. J’écoutais que des merdes à la radio avant, et à travers le skate à 15-16 ans, j’ai découvert les Doors, Smif-N-Wessun, même les classiques comme Led Zeppelin, Pink Floyd…
Il y a un aspect très américanisé dans ton rap, via les références que tu places régulièrement dans tes morceaux.
C’est parce que pour moi le pays du divertissement, ce sont les États-Unis. Comme l’Angleterre est le pays du football, la France le pays de la gastronomie ou de la mode. Mais pour moi, la France ne sait pas produire du divertissement, ce n’est pas un pays de divertissement. Donc la référence pour le divertissement, ça reste les États-Unis. Je dis ça mais mon réalisateur préféré est européen… Mais parce que Sergio Leone, il fantasme une idée du divertissement et c’est aussi ce que j’essaie de faire dans ma musique. Le Far West pour Sergio Leone, c’est une chimère, une époque qu’il n’a pas vécu, où il n’est pas allé mais qu’il fantasme. Pour moi, c’est pareil avec le rap américain, c’est mon Far West à moi.
A chaque fois que tu fais ces différentes références cinématographiques, littéraires ou musicales, ce n’est pas quelque chose de direct. Cela demande à l’auditeur une certaine aptitude à les comprendre, les discerner.
Pour moi, il faut qu’il y ait un aspect ludique, un peu comme dans les films de Tarantino. Quand tu comprends une ses références, tu es content, tu as l’impression d’être connecté avec lui. Mais même si tu ne la saisis pas, ça ne t’empêche pas d’apprécier le film. De cette même façon, j’aime bien créer un lien avec l’auditeur, essayer de le flatter parce qu’il a compris quelque chose. Personnellement, j’aime bien être flatté en tant qu’auditeur ou spectateur, me sentir connecté.
Il y a un côté très naturel dans ton écriture, tout en gardant une certaine précision. Quel est ton processus de création ?
Ce ne sont pas des textes que j’écris de façon très organisée du genre: premier couplet, puis refrain, etc. Quand je conçois un morceau, que ce soit avec Skeez, Pumashan, ou autre, il n’y a pas l’instru ni le texte, donc on se donne une ligne directrice avec des mots clés, et on construit le texte et l’instru ensemble. On fait vraiment la musique et le texte en même temps. Je n’ai jamais réussi à écrire sur des beats qu’on m’a envoyé. C’est pour ça que je ne travaille qu’avec Skeez, Nabil, Pumashan parce qu’on habite proche les uns des autres, donc ça va vite pour faire des morceaux.
Tu joues aussi souvent avec les expressions idiomatiques dans tes textes, par exemple quand tu dis: « Je suis à deux doigts d’en avoir douze » sur Perdants Magnifiques (2014). Ce sont des choses qui te viennent instinctivement ?
Je pense que c’est quelque chose qui vient du fait que le français n’est pas ma langue maternelle. En fait, au départ, il y a plusieurs mots que je voyais différemment, comme « adieu », que j’imaginais à la base en deux mots, ou même « bonjour ». Et donc quand j’écris et que j’arrive à lâcher prise, j’arrive à retrouver cet esprit un peu « naïf » mais qui en dit plus. C’est quelque chose qui me divertit de jouer avec les mots comme ça.
Aujourd’hui il y a une culture du régressif.
Il n’y a qu’un seul featuring sur ce nouveau projet, ce qui ne déroge pas à tes habitudes. Est-ce un choix assumé ou simplement un manque d’opportunités ?
Je collabore surtout avec des gens que je connais, des amis, que ce soit LK, Sako, Nakk ou Dany Dan par le passé, mais sinon on ne m’appelle pas et je n’appelle pas non plus. Et puis le rap français c’est trop petit, on se marche tous dessus tellement il y a de monde. J’étais encore un peu enthousiaste à propos du rap français vers 2015 mais maintenant j’ai complètement lâché. Je ne m’y retrouve plus artistiquement, un peu comme dans les années 2000. Il y a des périodes qui sont pour toi et d’autres qui ne le sont pas, voilà tout. Et j’ai remarqué qu’en fait ce n’est pas le rap en lui-même que j’aime, mais plutôt l’intention artistique derrière. Une intention que je peux retrouver dans le rap, dans le blues, dans le rock ou dans le reggae. Donc les nouveautés, je m’en fiche. Ce n’est pas parce que c’est du rap que je vais foncer l’écouter.
Ce sont les nouveautés qui dirigent aujourd’hui le public. La relation entre l’artiste et son public a changé.
Oui! Avant, l’auditeur était auditeur, il recevait. Maintenant l’auditeur veut exister, il veut donner son avis dans les émissions, sur les réseaux, etc. Le journaliste veut exister lui aussi, il n’est plus juste retranscripteur. Et il y a une nouvelle forme de subversion. Écouter quelque chose de hardcore, ce n’est plus être subversif. Aujourd’hui, le subversif, c’est le mauvais goût. Il y a une culture du régressif.
C’est ce que tu as en tête quand tu parles de « pop urbaine et son public de manches » ?
Oui, c’est un peu ça. J’ai moi-même des potes, j’ai l’impression qu’ils ont peur de vieillir. Ils disent aimer tel ou tel artiste parce qu’ils sont terrorisés par le fait que des jeunes de 16 ans ne pourraient pas les comprendre. Personnellement, je préfère passer pour un « vieux con » qu’un « vieux beau » qui veut absolument être dans la tendance. Il y a une sorte de dictature du jeunisme aujourd’hui. Et il y a eu un nivellement par le bas en terme de prise de position je trouve. Tout le monde donne son avis. Mais pour moi, l’avis de chaque auditeur ne se vaut pas. Et tous les auditeurs ne se valent pas. Mais pour revenir à ce problème avec l’âge, j’ai l’impression que c’est quelque chose de très occidental. Je ne le comprends absolument pas. C’est peut-être la peur de la mort, je ne sais pas. Mais l’âge est plus important que l’expérience chez les gens.
Pour conclure la citation précédente, tu termines en disant: « Un Amour Suprême nique la musique de France ».
La France n’a jamais été le pays du divertissement. Par exemple, si tu prends l’exemple du rock, quand Elvis Presley arrive en Angleterre, les Mick Jagger ou les John Lennon s’interrogent avant tout sur les sources du rock. Et à partir de ces sources, il vont extrapoler cette musique jusqu’à donner les Queen, Led Zeppelin, Eric Clapton qui ont tous quelque chose de différent. Alors qu’en France, on s’est contenté de copier ce qui se faisait. Le rap français, pour moi, c’est pareil, ça n’existe pas. C’est un truc qu’on fait comme ça. Même moi, je n’en fais pas un métier. J’en ai vu des gens que le rap a bousillé, rien qu’à Montpellier. Encore une fois, la France c’est trop petit, on se marche dessus. Quand tu rêves d’Amérique dans le Languedoc-Roussillon, c’est compliqué. Aux États-Unis, ça marche parce que c’est grand. C’est incomparable ! Rien que le Texas, c’est plus grand que la France ! Mais c’est pour ça que j’admire Leone. Il n’a pas refait du John Wayne, il a fait de sa vision de l’Amérique quelque chose de grotesque, à sa façon.
Pour continuer cette métaphore liée au cinéma, le rap français serait pour toi ce qu’est Pour une poignée de dollars par rapport à Yojimbo de Kurosawa ?
Exactement. Sauf que Leone l’a fait volontairement, et il y a eu un procès derrière. En France, on fait comme si le reste n’existait pas et tu sais que beaucoup d’auditeurs ne connaissent rien d’autre. Et les auditeurs qui savent vont venir minimiser la chose sous couvert du fait que « c’est du divertissement ». Quand tu en viens à pomper des instrumentaux qui datent d’il y a 3 mois, c’est chaud.
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