En effet, Effendi servait à désigner les gens de lettres ou savants aux temps de l’empire ottoman. Une appellation qui colle avec justesse au personnage de Sameer. Par cette première référence, Sameer invite l’auditeur dans une œuvre remplie de légendes multiculturelles et de voyages. Le rappeur livre peut-être avec Effendi son travail le plus abouti avec un approfondissement de son univers et une musicalité encore plus travaillée. De plus, on y découvre à travers de nombreux doubles-sens toute une façon de penser. Effendi tient ainsi un rôle moralisateur allant bien au-delà du simple bonheur de la musique.
Il est toujours difficile d’en apprendre sur le parcours de Sameer Ahmad. Les polysémies orchestrées par ce dernier empêchant parfois l’auditeur de s’imprégner de son histoire. Un jeu se met alors souvent en place afin de comprendre au mieux ce que le rappeur tente de transmettre. Effendi perpétue cette tradition en racontant cette fois-ci plus en détail la vie de Sameer. L’album sonne comme un voyage autobiographique, partant d’un triste constat de jeunesse pour finir sur une note positive.
Sameer tient dans ses paroles un arsenal de souvenirs qu’il dissimule tout au long de l’album. “Nora Miao” tend à décrire sa jeunesse et sa vision de vie brouillée par le cannabis. Il s’identifie comme un jeune rôdeur et qualifie cette période d’averse ou il est resté au sec. Sa nostalgie semble aussi s’accorder avec ses références musicales lorsqu’il parle de ses peines de gosses sur “Sikaru”.
On connaît aussi Sameer comme un grand fan de skate bien qu’il fût forcé d’arrêter avant la trentaine cette pratique. Cette passion, qu’il met en avant dans le titre “Matriochka”, symbolise de façon logique son adolescence et son amour de la liberté. Pour expliquer cela, il utilise des extraits du film “Mid90 s” de Jonah Hill où l’on entend un jeune skateur parlé de sa relation avec sa discipline. L’époque où se déroule le film rappelle aussi la golden era du hip-hop. Une période que Sameer affectionne beaucoup au vu des références rapologiques présentes dans l’album.
S’échapper du quotidien par le skate relève ainsi de la philosophie libératrice du rappeur. Le type présent sur la cover en est aussi la représentation. La voiture et les couleurs chaudes de la typographie invitent l’auditeur dans un voyage vers la spiritualité. Sameer semble en effet parfaitement détendu dans sa vie actuelle. Il est sur la voie de Siddharta et se sent toujours plus cool avec le temps. Son attitude zen la pousse même à se comparer à Diogène. Une comparaison qui nous laisse penser que Sameer est parvenu à produire une musique totalement en marge de ce que l’on trouve actuellement dans le rap français.
C’est par cette liberté que Sameer parvient à se mettre à l’abri de ses doutes. Effendi tient ainsi un visage très positif allant presque à l’encontre de perdants magnifiques, le premier projet de Sameer sorti en 2014.
Le côté ego-trip de Sameer est parsemé de références étonnantes. On se rappelle de sa comparaison avec Nina Simone sur le projet “Un Amour Suprême” qui montre à quel point le rappeur sait jouer avec les doubles sens pour mettre en avant sa propre personne. Effendi revêt davantage ce style en puisant des comparaisons osées comme celle avec Diogène cité plus haut.
On remarque cependant que Sameer glisse une certaine colère dans ce projet, notamment en s’adressant à certains détracteurs connus dans son existence. Le rappeur ne se contente plus de juste mettre en avant ses techniques de paroliers. Il lie dorénavant ses expériences avec son ego-trip. Le refrain de Diogène par exemple énumère sa volonté d’écarter un homme de son soleil. On comprend par là que de nombreux énergumènes on noircit la vie de Sameer et qu’il tend à s’extirper de son passé.
Un passage de “Pazuzu” nous éclaire aussi sur un passage douloureux de la vie amicale du rappeur. On y découvre de façon subtile comment l’un de ses amis l’a trahi pour une escort-girl. Puis on comprend comment à la suite de cet événement le rappeur s’est endurci mentalement. Cette notion de rester debout et de devenir le meilleur complète ainsi la quête de spiritualité présente dans l’album. L’album est ainsi autant revanchard que spirituel.
Si la mairie de Paris a l’idée un jour de fonder un musée de Hip-Hop, il faudrait sans hésitation que Sameer en soit le directeur artistique. Effendi est en effet tellement bourré de références qu’on pourrait y apprendre l’histoire du rap sans même avoir ouvert un livre. On reconnaît d’abord les nombreuses références faites aux années 90. On peut citer les mentions de Guru et son Jazzmatazz et le premier album de 2pac nommé 2pacalypse. Et même retrouver le classique “Shook Ones pt. 2” de Mobb Deep et une référence subtile à Old Dirty Bastard. Au-delà de la old school, Sameer fait également plaisir aux fans de coke rap avec un placement pour Freddie Gibbs et sa fameuse nomination aux Grammy Awards.
Mais l’apport vraiment conséquent en cultures dans Effendi se situe dans le rock. Sameer semble être un nostalgique de cette période bénite de la musique. Ainsi la teinte rétro qui vit à travers l’album prend davantage de sens avec ces références. Il cite notamment Iggy Pop et Jim Morrison comme exemple et se compare au côté séducteur de Phil Collins. Il fait même des parallèles de son parcours avec celui de Mick Jagger et Keith Richard.
Moins présentes dans les textes, les références cinématographiques forment pourtant l’unité de l’album. La quasi-totalité des titres de Effendi est mise en relation avec le grand écran et Sameer joue avec ces annotations pour raconter ses histoires. On pense d’abord à « Nora Miao » qui fut une star du cinéma chinois au 20ème siècle et qui personnifie l’amour de Sameer au sein de ce titre. On retrouve ensuite l’identité western de la cover avec « Vera Cruz », un célèbre long métrage abordant la révolution mexicaine. « Siddharta » vient compléter cette liste avec pour particularité d’être un vrai parallèle avec la vie de Sameer.
L’autre grand argument que Sameer propose avec sa musique est sa capacité à se réinventer à chaque fois. Les deux volets de Un Amour Suprême nous avaient conviés dans un paradis planant tandis que Apaches signait un virage vers un son plus New-Yorkais. Le Montpelliérain, sans non plus être un grand innovateur, à toujours fait preuve de minimalisme dans sa musique et Effendi n’échappe pas à cette règle.
L’album est dans son homogénéité teinté d’un cadre jazz mais explore également des sonorités inhabituelles dans l’hexagone. On retrouve une influence g-funk avec “Siddharta”, des sonorités chinoises sur “Sikaru” et même un sample de la voix de Travis Scott sur “Diogène”.
Au-delà de ces fulgurances, c’est une invitation dans un western des années 60 que nous découvrons à l’écoute de Effendi. “Matriochka” semble avoir été produit dans les trente glorieuses avec son filtre radio et on ne parle pas de “Nora Miao” qui nous plonge dans un café jazz. L’épopée du rappeur est ensuite figurée par “Vera Cruz” qui avec son interminable trompette transporte l’auditeur sur la route 66. Fini sont donc les temps secs et froids de Apaches. Effendi est là et son épopée proclame une fois de plus Sameer comme roi des perdants.
Brillant dans les bas-fonds du rap français depuis presque vingt ans, Sameer semble rajeunir avec l’âge. En proposant avec Effendi une œuvre à la fois littéraire et cinématographique, il reste l’un des rares rappeurs français à vraiment prendre des risques et à se détacher de ses contemporains.
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