Après plusieurs années de préparation, le maître, accompagné de l’élève le plus assidu de Chicago, nous ouvre enfin les portes de leur musée auditif. L’attente était-elle à la hauteur ? Analyse.
Saba n’est pas un rappeur comme les autres. Du moins, il se différencie de la plupart de ses pairs qui cèdent aux sirènes des auditeurs et auditrices impatient·es chaque vendredi. Lui, c’est un artisan dans toute la noblesse du terme : il bâtit sa carrière petit à petit avec des projets lourds de sens, taillés sur mesure pour survivre à l’épreuve du temps. En effet, trois ans nous séparent de son excellent dernier opus, Few Good Things.
Trois années qui lui auront servi à promouvoir le projet mais également à penser à la suite de sa carrière. En parallèle, l’éminent producteur No ID, le parrain du hip hop de Chicago comme certains aiment le nommer, n’a pas chômé. Depuis la décennie précédente, il est à la tête de son label ARTium Recordings composé de diverses pépites telles que Ogi et Jordan Ward mais aussi de talents confirmés avec Jhené Aiko mais également Snoh Aalegra dont il a joué un rôle essentiel dans son album Temporary Highs in the Violet Skies.
Certains de sa trempe auraient pu s’endormir sur leurs lauriers, écumer tous les podcasts possibles et imaginables pour expliquer leurs (nombreux) succès passés sans en créer d’autres mais ce serait mal le connaître !
Déjà lauréat d’un Grammy en 2010 pour avoir composé le tube Run This Town, il recrée l’exploit en 2024 grâce à sa contribution sur le génial SCIENTISTS & ENGINEERS de Killer Mike.
Qu’est-ce qui peut lier le très discret Saba à l’un des producteurs les plus importants que le hip hop ait pu avoir ? Sur le papier, cela peut être intriguant mais au fond, tout les prédestinait à se rencontrer.
No ID my mentor, now let the story begin
On était obligés de commencer avec cette phrase désormais culte empruntée à Kanye West sur Big Brother. Pourtant, elle semble autant résonner auprès de Yeezy qu’auprès de Saba, deux faces d’une même pièce en quelque sorte. Si nous n’avons rien vu venir depuis des années, c’est parce que tout se préparait en coulisses.
En effet, leur histoire commune ne date pas d’hier et a tout l’apanage des grandes créations artistiques. No ID a d’abord connu le père de Saba, (lui-même musicien) avant de connaître son fils. Au fil des ans, ce dernier fait ses gammes, crée ses premières compositions ainsi que ses premiers projets dont le désormais classique CARE FOR ME en 2018, l’année de leur premier contact concret. Peu de temps avant la sortie de cet album, le producteur a un objectif en tête : le signer.
Pour lui, c’est simple : “ Il y a des artistes que tu as envie de développer car ils possèdent en eux une richesse culturelle” (Source : Conférence Ableton, 2016).
En qualité de vice-président exécutif au sein du label Capitol Records, il va approcher le jeune prodige de Chicago qui, à l’inverse, est plutôt tourné vers l’indépendance. Pari risqué mais pari assumé : là où certains auraient sauté sur l’occasion pour travailler avec une légende du domaine, Saba, lui reste fidèle à ses convictions de liberté artistique. Pour autant, la porte est loin d’être fermée à condition que la collaboration se fasse de façon plus authentique, loin des contrats superficiels de l’industrie qui pourraient aliéner sa créativité.
Maintenant, faisons une avance rapide jusqu’en 2022. Saba part en tournée pour défendre son album Few Good Things sur scène. Quant à No ID, il est libéré de son contrat de vice-président et n’officie désormais qu’en tant que producteur. Tous les feux sont au vert pour collaborer n’est-ce pas ? En tout cas, nos deux amis l’entendent de cette oreille ! L’engouement est à la hauteur du défi que Saba doit relever: ce ne sont pas moins de cent beats que l’artiste doit analyser tout en voyageant à travers le pays.
Si certains appelleront ça un cadeau tombé du ciel ou un cadeau empoisonné, pour Saba il s’agit d’une occasion rêvée malgré son emploi du temps capricieux : “ Lorsque je parlais à No ID durant cette période, il m’a envoyé un pack d’instrus. J’avais l’impression qu’il me provoquait. Ce n’est pas tout le monde qui a accès à une centaine de beats de la part d’une des plus grandes figures du hip hop. Étant originaire de Chicago, ça signifiait tellement pour moi. Je devais être à la hauteur. Ça m’était complètement égal de partir en tournée, je devais prouver que j’allais faire le job.” (Source: FLOOD Magazine, 2025).
Vous l’aurez compris, rien ne peut le perturber dans sa quête d’excellence, quitte à annoncer aussitôt les prémices de ce projet au détour d’une interview chez Ebro. S’il a confié auprès du magazine Billboard considérer cela comme des “devoirs”, la tâche n’en reste pas moins vertigineuse pour notre étudiant surdoué. Dès le départ, l’idée de sa copie parfaite est claire: il faut convertir cette somme astronomique de joyaux en un diamant brut d’une dizaine de morceaux.
À vouloir impressionner son maître, sera-t-il à la hauteur ?
Le vernissage de l’ego
Nous parlions un peu plus haut de la concision désirée par Saba pour sa nouvelle œuvre et cela n’a rien d’anodin. Initialement, il devait s’agir d’une mixtape afin de mettre l’emphase sur des sujets plus légers sans avoir la cohésion organique d’un album.
Bien qu’il fasse partie du cercle très fermé des rappeurs “conscients” de sa génération, l’artiste a à coeur de montrer que la musique qu’il affectionne est autant récréative que réfléchie, quitte à lier ces deux aspects qu’on a souvent tendance à opposer dans l’art : “ En ayant fait CARE FOR ME puis Few Good Things par le passé, j’avais le sentiment d’être presque catalogué (dans mon art) par rapport à la façon dont les gens percevaient les messages que je transmettais. Avec ce projet, c’est comme si je balayais tout ça, je vais élever mon niveau” (Source: BET, 2025).
Monté à bloc, on comprend pourquoi l’idée de mixtape a pu l’habiter. Il a besoin d’un terrain de jeu assez large pour qu’il puisse s’amuser voire gonfler les pectoraux. Pour ce faire, rien de mieux que de dévoiler les fruits de sa gymnastique musicale. Les premiers morceaux intitulés “Back in Office” et “hue.man nature” sont dévoilés en 2023 pour prendre la température et autant dire que le micro est brûlant.
Toujours au premier rang, l’élève modèle signale ses intentions avec une forme olympique et un esprit conquérant comme ici dans la première chanson nommée :
“This is for the amateurs, this is where the master rap
Some of them not amateurs, but next to me, they sound like that”
Outre le retour de Saba, nous constatons surtout une excellente connexion avec No ID à travers ces deux premières chansons qui ne sont en réalité qu’un simple échauffement : “Beaucoup de morceaux qui ont été initialement pensés pour faire partie du projet ont finalement été écartés. Je suis vraiment tranquille et heureux de la direction prise.” (Source: BET, 2025).
En donnant l’impression d’être délesté de tout poids qu’il avait auparavant (deuil, connexion à ses origines…), il s’épanouit dans ce format libre. Celui-ci lui permet de démontrer sa diversité avec une plume incisive sur des compositions plus lumineuses qui s’inscrivent dans la pure tradition musicale de la ville du vent. Cela s’illustre par des morceaux courts, idoines pour l’exercice de style.
On pense notamment à “Stop Playing with Me” dont le nom atteste du caractère compétitif insufflé dans ce projet (et qu’on aurait aisément pu entendre sur un album de Common) ou encore à “Acts 1.5” où le rappeur estime la valeur de son art. Sans surprise, de la haute qualité estampillée de la mention “classique” en devenir :
“That is high fashion, high art, high talk
You should notepad or voice memo when I start
(…)
My record so good, if I lose, about damn time
But that’ll never happen, every verse is a classic”
De la démonstration, certes, mais il ne s’agit pas que de ça. Si la plupart d’entre elles sont réussies comme celles citées plus haut, on regrettera l’anecdotique “Stomping’” qu’on aurait remplacé volontiers par le single hors projet “hue.man nature” dont on parlait précédemment.
Toutefois, l’œuvre n’est pas uniquement parsemée de chansons excédant les deux minutes. Pas de compromis en ce qui concerne le temps moyen d’écoute d’un·e auditeur·ice puisque nous avons aussi des morceaux à la durée plus classique.
Parmi ceux-là, on retiendra d’abord le sublime “Woes of the world” marqué par de très lourdes basses quasi aériennes propices à l’éloge de la créativité.
L’autre point fort est “Westside Bound Pt. 4”, dont les cuivres triomphants rappellent le travail effectué sur Coloring Book par son collègue Chance the Rapper. Dans la même lancée, nous avons aussi l’explosif “Breakdown” qui brille par le sample magistral de “I Get Lonely” de Janet Jackson.
Ce type de production, pourtant peu évidente à la lumière de sa caractéristique évolutive, colle parfaitement à la volonté de l’artiste, à savoir montrer l’étendue de son talent au micro grâce à un flow continu et fluide. Cependant, au fil de l’écoute, on se rend compte que le croquis de la mixtape s’estompe peu à peu pour laisser s’esquisser un album.
Quels sont les critères qui nous permettent d’avancer cette hypothèse ? Une cohérence artistique et un fil conducteur peut-être moins évident que dans ses précédents travaux, mais solide malgré tout. En partant de ce postulat, la visée première desdits morceaux succincts déguise en réalité une intégration d’interludes bienvenus permettant une expérience d’écoute plus agréable. Mention spéciale à l’interlude hypnotique aux accents neo-soul “Reciprocity” interprété par Ibeyi.
On ajoute à ça une valeur accordée aux thématiques et nous obtenons autre chose : “Lorsque je pensais au format mixtape, en ayant tous ces morceaux, je me disais que c’était une excellente mixtape! L’objectif n’a pas changé, je voulais toujours conserver cette énergie dévastatrice où je disais tout ce que je voulais sans me prendre la tête. Mais je voulais également des chansons avec lesquelles je pouvais vivre, grandir avec. Je pense que la présence de ces chansons est la raison pour laquelle tout a changé.” (Source: Billboard, 2025).
Vous l’aurez compris, l’heure de la récréation est finie.
La grande image
Dans la pleine continuité de la chanson “an interlude Called “Circus” (issue de son précédent album) qui célébrait l’appréciation des instants fugaces, ce nouvel opus semble s’inscrire dans une approche similaire. À titre de comparaison, là où Few Good Things avait un regard nostalgique et mélancolique dans le rétroviseur, cet album propose une vision plus optimiste de l’avenir.
Afin de donner plus d’épaisseur à cette thématique, toute la direction artistique du projet s’est axée autour du monde de la photographie. Le tandem n’a pas fait les choses à moitié : plus qu’un simple penchant pour le huitième art, ils ont tous deux assisté à des cours de cette discipline qui exige un savoir-faire pour capturer l’éphémère et le convertir en éternel.
Comment le transposer en musique ? Cette question peut-être complexe mais elle relève pourtant de l’évidence dans cette œuvre. À la lumière des titres des chansons ainsi que des sujets présents, on constate que l’accent a également été mis sur un autre art : celui de la conversation.
En effet, le dialogue n’a rien d’anodin d’autant plus qu’il s’agit d’une œuvre collaborative. La discussion, au-delà de l’acte langagier, recèle aussi en elle une source foisonnante d’idées qui découlent d’un processus intimiste quasi thérapeutique. Cela doit sans doute être la “formule No ID” puisqu’il n’en n’est pas à son coup d’essai. On se souvient de son travail avec Jay-Z sur 4:44, qui avait autant la forme d’un album que d’un mea-culpa envers Beyoncé.
C’est donc en connaissance de cause que Saba sait auprès de qui il se confie : “Être au studio et partager librement des moments de ta vie est quelque chose auquel tu dois te sentir suffisamment en confiance pour te lancer. La relation producteur / artiste transcende même le cadre du studio. C’est un autre niveau de confiance: lorsque tu rentres dans ce lieu, tu dois accéder à ce degré de connexion sans avoir de doutes. Tu dois être toi-même.” (Source: Billboard, 2025).
En se basant sur cette vision, Saba a toutes les clés en main pour définir ce qu’est une photographie musicale. Bien qu’il ait déjà réussi à le faire par le passé sur le morceau “2012”, il a désormais les compétences requises pour établir une collection de marque-pages mélodiques opérant ainsi comme des capsules temporelles qui correspondent à un univers, à un sujet précis. À cet égard, c’est dans ce concept fourmillant de détails et de sujets diversifiés que l’on retrouve finalement l’aspect mixtape cher à Saba lorsque l’idée du projet n’était encore qu’embryonnaire.
De ce fait, nous avons des chansons aux convictions marquées et engagées qui figurent parmi les clés de voûte du disque : “head.rap” et “How to Impress God”.
Le premier morceau se joint à ceux déjà créés par Tyler, The Creator (“I Killed You”) ou Solange (“Don’t Touch My Hair”) puisqu’il célèbre avec panache et finesse la beauté des cheveux afro devenus politiques malgré eux.
Le second morceau se dirige dans un registre plus contemplatif. Illustré par une plongée dans les pensées de l’artiste, ce dernier s’en remet à Dieu afin d’évaluer la façon dont il doit savourer ses succès tout en les acceptant avec humilité.
Ces fameuses victoires n’ont rien d’un hasard puisqu’elles sont obtenues grâce au fruit de son dur labeur explicité dans la superbe introduction soulful qu’est “Every Painting Has a Price”.
Placer ce morceau au début de l’album est très ingénieux car il autorise Saba à mettre en exergue la valeur du travail artistique qui relève de la patience, du sacrifice mais aussi de la discrétion, quitte à s’éclipser quelques années au grand dam des auditeur·ices.
Pour paraphraser le grand Thierry Henry : “Le temps n’a pas le temps pour le temps”. Certains auraient préféré voir l’ancien joueur d’Arsenal s’écarter de la philosophie de comptoir, pourtant cela n’a jamais aussi bien correspondu à une situation. À croire que Henry avait un coup d’avance. En effet, bien que le temps soit un luxe nécessaire pour la créativité, il y a aussi un prix qui peut coûter très cher à mesure que les minutes s’égrènent: celui de la vie.
Il avait déjà fait état de ce problème dans CARE FOR ME ou encore dans “Make Believe” issu de son précédent opus :
“Some people I want to be proud of me (Yeah)
Ain’t walkin’ this earth and that shatters me (Yeah)”
Néanmoins, ce poids qui le hantait autrefois s’est aujourd’hui transformé en une quiétude symbolisée par la fierté de son héritage. Saba ne marche jamais seul, l’art est une affaire de famille qui le galvanise et le porte à chaque instant afin de tutoyer les sommets. C’est de cette énergie qui l’habite dont il fait part dans le super “Westside Bound Pt. 4” :
“But I think y’all need the beginnin’ (Ayy)
So follow along because I wrote this song to serve as a brief family history
See, I’m from a long line of musicians (Ay)
On the West side of Chicago, we different
That’s why everything I do got intention”
Certes, il est la pierre angulaire de son œuvre. Cependant lorsqu’on y prête attention, ses êtres chers gravitent autour de lui à travers certains détails subtils mais suffisamment importants pour être relevés et appréciés à leur juste valeur.
On pense particulièrement à la collaboration avec son oncle (et accessoirement mentor) Tommy Skillfinger malheureusement décédé durant le processus de création du projet. Ce n’est pas sa voix que l’on entend mais bel et bien sa composition qu’il a envoyée à Saba peu de temps avant son trépas. Grâce aux touches finales apportées par les drums de No ID (rappelant par ailleurs celles du morceau “XXX” de Kendrick Lamar), le touchant “BIG PICTURE” devient une sorte de relais générationnel où l’on voit Saba transgresser les lois du réel pour créer une conversation artistique d’un mentor à un autre.
Au regard du titre, il y emploie le champ lexical de la photographie pour développer un instantané de son esprit et rappeler qu’il suffit d’un peu de recul afin d’analyser les choses :
“They triеd to empty the clip, we had shots left up in the roll
I polaroid every word of mine, took my time with
You could be below the climate, wouldn’t be polarizing
Sometimes to see inside the lens you gotta go behind it
And I’m reminded”
Son frère Joseph Chilliams et sa cousine Jean Deaux ont eux aussi répondu à l’appel familial avec de très bonnes prestations sur “30secchop”.
En revanche, la définition de la famille est plurielle puisqu’il y a celle du sang mais également celle du coeur.
Nous retrouvons des figures récurrentes de son entourage et de la scène de Chicago telles que Smino, MFnMelo, Eryn Allen Kane et BJ The Chicago Kid, toutes et tous responsables d’excellentes performances.
À cela s’ajoutent les légendes Kelly Rowland et Raphael Saadiq qui, le temps d’un morceau, apportent leur expérience et leur talent inégalé.
Toutes ces personnalités se côtoient dans la tracklist et donnent l’impression d’une gigantesque réunion où les membres se croisent pour créer une belle photo de famille. Plus que jamais, Saba est entouré de ses proches qui lui permettent de développer son auto-portrait. Un portrait coloré et pas en argentique cette fois-ci.
À l’instar de l’intitulé de l’album, la portée commerciale sera certainement assez privée. Sur cet opus, il ne va pas peut-être pas aller conquérir de nouveaux fans mais il ravira sans aucun doute sa fanbase actuelle. Pour autant, le projet est ambitieux puisqu’avec cette collaboration avec l’illustre No ID, Saba produit son travail le plus chicago-esque et s’inscrit pleinement dans l’héritage musical créé par certaines légendes de la ville du vent.
Souvent en quête de repères par le passé, le MC n’a jamais semblé être autant en paix et à la hauteur de ce que la vie lui réservait dans ce disque touchant et lumineux. À ce propos, No ID confiait quelques années auparavant que la meilleure sensation pour un producteur est “d’aider un artiste à se trouver soi-même”. (Source : Conférence Ableton, 2016).
Nous pouvons affirmer sans sourciller qu’il s’agit ici d’une franche réussite. La création d’une œuvre comme celle-ci devait certainement faire partie de sa bucket list. En tout cas, nous avons d’ores et déjà hâte de voir la prochaine case qu’il va cocher.