Il aura fallu un peu plus de temps que d’habitude au duo Run The Jewels pour nous offrir la suite de leurs aventures. Une attente interminable pour les fans qui prend fin dans un contexte sanitaire et social très particulier… Retour sur un album qui va bien au-delà de la musique et marquera sans aucun doute cette année 2020.
Killer Mike et El-P, épisode 4… ou devrait-on plutôt dire épisode 5. En effet, c’est bien en 2012 que l’aventure a véritablement commencé pour les deux artistes lorsque El-P a produit en intégralité l’album R.A.P. Music de Killer Mike. Une première collaboration sur laquelle le producteur new-yorkais ne signait qu’une seule petite apparition au micro sur l’incandescent « Butane (Champion’s Anthem) ». Une sorte d’avant-goût très prometteur de leur future association en tant que duo avec déjà tout un univers défini.
Trois projets en commun plus tard, le duo Run The Jewels s’est définitivement imposé comme l’un des groupes les plus influents de la décennie 2010. Et alors que les fans ont eu plus de trois ans depuis leur dernière sortie pour débattre sur laquelle mérite le titre de meilleur projet du duo, voici que débarque un quatrième album qui risque de tout remettre en question…
Sur fond de tensions sociales
C’est dans une période très particulière que sort finalement ce RTJ4. Repoussé pour cause de crise sanitaire, cet album se retrouve donc en plein milieu du mouvement Black Lives Matter déclenché par l’affaire George Floyd. Dans une Amérique bousculée et une nouvelle fois face à ses pires démons, la prise de parole de Killer Mike lors de ces évènements a été précieuse et censée. Le rappeur d’Atlanta a lancé un appel au calme pour éviter tout débordement et toute dégradation inutile dans sa ville. Préférant voir plus loin qu’une simple émeute, il a demandé aux manifestants de se projeter plutôt dans un mouvement de grande ampleur : « il est vraiment temps de s’organiser et de se mobiliser ».
C’est dans ce contexte que parait ce projet sorti avec deux jours d’avance sur la date prévue et accompagné de cette annonce des deux artistes : « Et puis merde, pourquoi attendre. Ce monde est infesté de conneries donc voici quelque chose de brut à écouter pendant que nous traversons tout cela. Prenez soin de vous et restez optimiste, et merci de donner à deux amis la chance d’être entendu par le plus grand nombre et de faire ce qu’ils aiment ».
RTJ4, la suite logique
Il ne faut pas longtemps pour retrouver Killer Mike et El-P là où on les avait quittés fin 2016 avec leur dernier projet en date Run The Jewels 3. Le premier single « yankee and the brave (Ep. 4) », dont le titre est une référence aux équipes de baseball de New-York et Atlanta supportées par nos deux compères, est complètement dans l’ADN de ce à quoi le duo nous avait habitué. Une introduction parfaite, remplie d’énergie, qui laisse présager le meilleur pour la suite. Une sensation qui va vite se confirmer sur les 10 morceaux suivants de la tracklist.
Le premier titre de cet album qui me vient à l’esprit – étant donné le contexte – est bien évidemment « walking in the snow ». Un morceau engagé avec des passages au mic qui trouvent une portée toute symbolique ces derniers jours. Cet extrait du couplet de Killer Mike résume plus que bien la situation actuelle aux USA qui ne cesse de se répéter depuis tant d’années : « And every day on the evening news, they feed you fear for free / And you so numb, you watch the cops choke out a man like me / Until my voice goes from a shriek to whisper, « I can’t breathe » / And you sit there in the house on couch and watch it on TV / The most you give’s a Twitter rant and call it a tragedy ».
A noter sur ce titre, la présence au refrain de Gangsta Boo. L’ex-rappeuse du groupe de Memphis Three 6 Mafia est une proche de RTJ depuis le début et on se souvient encore de sa prestation sur le sulfureux « Love Again (Akinyele Back) » présent sur le deuxième projet du duo. Un hook très minimaliste et efficace qui suffit à faire passer le message principal sous forme de métaphore colorée.
Le morceau suivant « JU$T », en compagnie de Pharrell Williams et Zack de la Rocha (du groupe Rage Against The Machine), garde la même direction revendicative en pointant du doigt le pouvoir néfaste de l’argent. Des dollars qui ont tendance à tout acheter au mépris d’une justice sociale qui passe souvent au second plan, quand elle daigne être prise en compte par certains… Les maux éternels d’une société dont Killer Mike et El-P se sont toujours fait l’écho dans leurs albums et qui occupent encore une place centrale dans cette nouvelle œuvre musicale.
The breath in me is weaponry
Une charge brutale et continue contre les leaders de notre monde qui se prolonge notamment sur « goonies vs. E.T ». Dans ce titre, le duo revient sur quelques enjeux majeurs de notre société comme la prise de conscience environnementale ou encore le rôle de certains médias dans la manipulation d’informations. Quelques passages bien sentis sont à relever comme « Fuck y’all got, another planet on stash? / Far from the fact of the flames of our trash? » (El-P) et « Now I understand that woke folk be playin’ / Ain’t no revolution that’s televised and digitized / You’ve been hypnotized and Twitter-ized by silly guys / Cues to the evenin’ news, make sure you ill-advised » (Killer Mike).
Messages et hommages
Retour à présent sur le single clipé « ooh la la » qui ne se contente pas seulement de sampler le morceau « DWYCK » de Gang Starr, puisqu’il y invite également DJ Premier et Greg Nice. Déjà présent en featuring sur le titre de 1994, Greg du groupe Nice & Smooth fait une apparition sur le refrain quand Preemo, lui, fait bien évidemment parler ses platines. Un résultat entrainant qui multiplie les références à la scène old school, de ODB à Jeru the Damaja, en faisant des détours par Ricky Martin et le Joker. Pour résumer, un morceau qui rentre dans la tête, rien d’étonnant donc que ce titre ait été choisi comme porte-drapeau de ce projet.
« pulling the pin » est un autre grand moment de cet opus, l’association de l’activiste et chanteuse Mavis Staples avec Josh Homme (du groupe Queens of the Stone Age) est des plus improbables sur le papier. Et pourtant, tout ce beau monde nous offre un espace d’expression militant condensé dans ce passage de miss Staples : « There’s a grenade in my heart and the pin is in their palm ».
Every cage built needs an occupant
Autre guest de ce projet, 2 Chainz. Celui qu’on a découvert il y a une quinzaine d’année avec le duo Playaz Circle apparait en toute fin du très bon morceau « out of sight ». Une production complètement démente qui revisite à sa façon les codes de la old school avec encore une fois la présence de scratchs comme héritage principal. Les trois rappeurs s’en donnent à cœur joie dans une atmosphère très freestyle qui devient vite addictive. Le titre suivant sur la tracklist, « holy calamafuck », est lui marqué par une performance bluffante au micro d’El-P dans la deuxième partie de ce morceau ! Le producteur et rappeur n’a plus rien à envier à son compère dans cet exercice, mais j’y reviendrai un peu plus tard.
Sur « the ground below », le duo sample brillamment le titre « Ether » du groupe britannique Gang of Four. Une ambiance post-apocalyptique, ou plutôt punk-apocalyptique, dans laquelle la revendication est toujours au rendez-vous : « Not a holy man, but I’m moral in my perverseness / So I support the sex workers unionizing their services ». Et pour conclure, « a few words for the firing squad (radiation) » était certainement une évidence pour refermer cet album. Rien de mieux en effet qu’un saxophone pour donner une note finale particulière, tout en créant en conclusion une boucle Yankee and the Brave qui permet de se relancer l’album sans réelle coupure.
Derrière ce déluge d’éloges, il faut bien une petite critique pour contrebalancer le tout. Elle se portera sur les refrains, pas aussi fournis et mémorables que les couplets de leurs auteurs. Une réflexion qui touche en définitive toute la mouvance actuelle, sauf que certains dans le rap game n’ont même pas des couplets dignes de ce nom pour compenser ce manque… Au final, le rap continue d’évoluer et de se métamorphoser, et peut être qu’après la disparition du troisième couplet, nous verrons bientôt celle du refrain…
Le meilleur album du duo ?
En conclusion, El-P et Killer Mike répondent une nouvelle fois présent au rendez-vous et la différence entre les deux MC’s n’est plus qu’un lointain souvenir. Le producteur et rappeur de Brooklyn a su, ces dernières années, véritablement se hisser au niveau de son camarade d’Atlanta avec une présence au micro désormais équivalente. Les deux ont toujours fait la paire mais sont aujourd’hui complètement indissociables. L’alchimie n’a jamais été aussi parfaite et porte ce RTJ4 de bout en bout avec un casting de productions qui frôle le sans faute.
Comme annoncé en début de chronique, ce nouvel album du duo est un sérieux prétendant au titre de meilleur projet de leur carrière. Le temps aura le dernier mot, mais en ce qui concerne cette année 2020, on n’a pas encore entendu plus convainquant pour l’instant ! L’alliance parfaite de ce que l’on avait besoin d’entendre musicalement et politiquement en cette période troublée…