Bien qu’elle n’ait aucune origine gitane ni même d’attache avec l’Andalousie, Rosalía Vila Tobella est sans conteste la porte-étendard du flamenco 2.0. Avec un premier essai remarqué sortit début 2017 (Los Ángeles) la jeune Barcelonaise de 25 ans remet le couvert et poursuit sa modernisation du flamenco dans un nouveau geste rempli d’ardeur. Alors que son dernier LP s’inscrivait dans la pure tradition de la musique andalouse, tout en la remettant au gout du jour, cette fois-ci le dépoussiérage est total !
En effet, la fougueuse chanteuse passe la vitesse supérieure et embrasse entièrement son désir d’hybridation musicale avec ce projet unique en son genre. Pour mettre au monde cet album, la Catalane s’est librement inspirée du roman occitan « Flamenca », datant du XIII° siècle et racontant l’histoire d’un triangle amoureux entre un grand seigneur jaloux, une épouse maltraitée et l’amant de cette dernière.
Faisant d’El Mal Querer (que l’on pourrait traduire comme « le mauvais amour ») un album conceptuel et expérimental explorant sous toutes les coutures la toxicité d’une relation amoureuse. Tout au long des onze pistes et sous forme de chapitres, elle nous invite dans un voyage sentimental où chaque morceau explore les différents états de cette liaison néfaste. Ce récit débute avec éclat lorsque résonnent les premiers sons de « palmas » issu de son tube surprise « MALAMENTE (Capitulo 1: Augurio) ». Ces claquements de mains propres aux chanteuses et danseuses de flamenco et si représentatifs du genre, remplacent les habituels hi-hats de la trap dans ce morceau à l’accent résolument hip-hop et contemporain. Que ce soit par la posture « thug » qu’elle affiche fièrement dans ses clips ou bien par le soupçon trap qu’elle distille intelligemment dans ses productions, la brune ténébreuse relève le pari fou de mélanger coutume ancestrale et « musique urbaine », pour un résultat détonant. Ce qui n’a pas manqué de séduire le grand public, en attestent les 36 millions de vues au compteur du flamboyant visuel de « MALAMENTE ». C’est d’ailleurs avec ce morceau qu’elle est passée d’artiste nationale reconnue à véritable phénomène mondial.
Pour en arriver à un tel niveau d’audace artistique, elle s’est entourée de la fine fleur de la scène espagnole. Co-producteur aux côtés de Rosalía, El Guincho, fameux compositeur originaire des Canaries, réputé pour son travail dans l’électro où se croisent sans entrave rythmes tropicaux et riffs psychédéliques, fait ici des merveilles. Son sens aigu de la mélodie combiné à ses frasques expérimentales se font entendre sur chacune des 30 minutes qui composent El Mal Querer. L’autre artisan majeur dans la richesse et le succès de cet opus, c’est la star montante du rap ibère, C. Tangana. Crédité sur pas moins de huit morceaux en tant que co-auteur, le rappeur madrilène et la Barcelonaise ont trouvé ensemble le juste dosage entre l’habillage catchy du rap (via la présence d’auto-tune et dans une moindre mesure d’ad-libs) et l’expression cathartique du flamenco. Mais ce qui est véritablement affolant avec cet objet d’exception, c’est que même dans ses excentricités les plus folles (qui peuvent paraitre rebutantes), l’ensemble conserve un calibrage très pop. Le titre « DE AQUÍ NO SALES », le plus expérimental de tout l’album, est constitué exclusivement de bruits de moteurs, d’accélérations et de dérapages en tout genre dans une première partie avant d’évoluer vers un mash-up vocal enivrant.
Ainsi, on est inévitablement interpellé par le morceau dans un premier temps, on se questionne sur ce que l’on est en train d’écouter puis très vite l’aspect accrocheur et entraînant qu’on trouvait sur les précédents morceaux revient à la charge. Parfois déroutante mais toujours séduisante, la musique de Rosalía ne laisse pas insensible.
Récompensée par deux trophées sur la scène des Latin Grammys à Las Vegas ce mois-ci, le succès de la jeune femme ne cesse de s’étendre en dehors des frontières de son pays. Avec son amour, sa passion et son respect pour ses racines et tout l’héritage musical qu’elle convoque, Rosalía a su conquérir le monde en très peu de temps. La superstar reggaeton J Balvin l’a invité sur son dernier album, l’homme de tous les fronts Pharrell Williams s’apprête à lâcher un nouveau tube à ses côtés et même l’iconique cinéaste Pedro Almodovar lui a attribué un rôle dans son prochain film. Bref, tous sont tombés sous le charme de la Barcelonaise.
Cependant, sa sincérité criante ne fait pas l’unanimité et a même déclenchée une controverse assez virulente dans son pays natal. Le problème en question : le milieu très conservateur du flamenco, plus précisément le peuple gitan l’accuse d’appropriation culturelle et de dénaturer leur art ancestral afin de plaire à une audience internationale. Si cet argument est compréhensible, il fait également preuve d’une certaine mauvaise foi voire même d’une vision très statique vis à vis du genre, peu enclin à l’évolution. Car c’est là que réside la prouesse de Rosalía, en plus de rendre hommage de la plus belle des manières à cette culture, elle innove et l’amène sur un tout nouveau terrain. Elle s’est très justement expliquée sur cette « polémique » lors d’un entretien avec le journal « El Mundo » :
J’ai étudié le flamenco pendant des années, je le respecte plus que tout (…) Le flamenco n’est pas la propriété des gitans. Il n’est la propriété de personne.
En réinterprétant à sa manière la version du « Cry Me A River » de Justin Timberlake sur le morceau phare de l’album, « BAGDAD », elle fait involontairement taire tous ses commentaires et détracteurs. Dès les premières notes, la mélodie employée nous renvoie immédiatement au tube mielleux originel avant qu’elle ne prenne une toute autre direction au cours du morceau; et que s’exprime pleinement l’identité musicale de Rosalía, balayant ainsi le sample d’un revers de la main.
Allier la musique pop et traditionnelle sans complexe et en s’adressant à tout le monde, c’est finalement ce dont il s’agit sur ce projet. Il est suffisamment rare d’assister à un mariage pareil alors mieux vaut ne pas cracher dans la soupe quand il est exécuté avec autant de considération et de créativité.
Envoûtant comme un conte, entêtant comme le son des palmas et aussi gracieux que le geste du torero, le mauvais amour de Rosalía dynamite la musique hispanophone et lui offre, à n’en pas douter, sa pierre angulaire moderne.
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