Tout auditeur de rap underground a certainement vu passer au moins une fois le nom de Roc Marciano. Depuis son couplet sur « The Heist » de Busta Rhymes (aux côtés de Raekwon et Ghostface Killah), à son ancien groupe The U.N., aux albums de GZA ou De La Soul, le rappeur originaire de Long Island (qui vit désormais à Los Angeles) a prouvé à maintes reprises qu’il faisait partie des meilleurs rappeurs actuels. Devenu un véritable pilier du rap underground new-yorkais, Rakeem Myer a écumé les albums de ses pairs ces dernières années en étant invité sur un nombre incroyable de morceaux. Focus sur celui dont le rap underground s’arrache les services.
La musique de Roc Marci est héritière du gangsta rap, mais bien loin d’une critique de la société, il s’applique à faire l’éloge de son mode de vie dans un style qui pourrait être qualifié de « rap mafieux« . Inspiré des plus grands albums du genre tels que Reasonnable Doubt ou Only Built 4 Cuban Linx, violence et argent sont au coeur de la musique de Roc Marci.
Si Tupac trouvait que « le proxénétisme n’est pas facile », pas sûr que Roc Marciano soit de cet avis. Il dépeint avec une aisance déconcertante son train de vie de pimp, ce même style qui l’habite à la fois dans le style et dans le rap, ce qui n’est pas sans rappeler Ice-T à ses premières heures. Mais c’est quoi exactement un « train de vie de pimp » ? À peu près tout ce dont les rappeurs rêvent : textile de choix pour un style inimitable, depuis son premier album solo Marcberg en 2010, Roc Marci expose sa « gigolo wardrobe » (« Riding Around ») faite de vestes en croco, de ceintures en cuir, de chaînes diamantées et de lunettes Cartier en citant pléthore de marques de hautes coutures, ou de bijoutiers telles que Gucci, Versace, Rolex, Ralph Lauren, Calvin Klein, Prada, Fendi… Mais il n’y a pas que l’habit qui fait le proxénète, comme il l’explique sur « Flash Gordon »: « Far from fictitious the cars attract the bitches ».
« Lamborghini dreams, Nissan nightmares » (« Emeralds »), voilà comment Roc Marciano définit ses goûts en terme d’automobiles et là encore il n’y va pas de main morte sur le name dropping, qu’il s’agisse de voitures de sport ou bien de modèles de collection tout droit sortis de films Blaxploitation, la gamme complète y passe : Mercedes, BMW, Buick, Porsche, Aston Martin, Range Rover, Rolls Royce, Plymouth, Maserati, Maybach, Cadillac… Cette exposition de produits de luxe n’est qu’un moyen pour Roc Marciano de faire de l’ego trip en montrant sa supériorité financière et lyricale par la même occasion.
« Get money out a bitch out the corner like a ATM » (« Here I Am »). Comme il n’y a pas de pimp sans prostituées, Roc Marciano accorde une place particulière aux plaisirs sexuels et aux femmes au physique attrayant, ces « young Kate Mosses » (« Raw Deal »), dans ses morceaux. Pas toujours romantique mais souvent poétique, le rappeur de Hempstead (New York) décrit les moments relaxants qu’il passe aux côtés de jeunes femmes dans son jacuzzi ou sur son sofa « On a platter, she gagged on the bladder / I smeared her mascara and flashed to Nevada » (soit ‘gag’ : s’étouffer avec / ‘bladder’ : vessie ; on vous laisse en tirer les conclusions que vous voulez), ou encore « Roll a doobie in the jacuzzi after the movie / She asked to do me, I replied ‘absolutely’ ».
Ce lifestyle de pimp, inspiré des films afro-américains des années 70-80 est aussi visible à travers les influences musicales soul et funk qu’il cite dans ses morceaux (Teddy Pendergrass, The Spinners, Rick James, Barry White, Gladys Knight….), ainsi que dans ses références cinématographiques, constituées de films de gangster et période Blaxploitation. Ces artistes et ces films on les retrouvera parfois dans des interludes ou dans les samples de ses productions, sur des titres plutôt smooth à l’image de « The Man » ou « Here I Am ».
Mais la musique de Roc Marciano est à double tranchant. Derrière cet aspect épicurien, matérialiste qui présente le rappeur comme une personne qui aime s’adonner à des plaisirs fugaces à toute heure de la journée, se cache une facette un peu moins rose. Le rap de Marciano dégage une violence extrême dans ce qu’il donne à voir.
L’aspect violent du rappeur se trouve, pour commencer, dans le pseudonyme qu’il a choisi. Roc Marciano (qu’on peut aussi retrouver sous la forme « Rock Marciano » ou « Rocky Marciano » sur des projets antérieurs à Marcberg), renvoie à un célèbre boxeur américain des années 50, invaincu pendant toute sa carrière. En quelque sorte, Roc Marci a lui choisi de « boxer avec les mots » (tch tch t’as vu). Les rimes sont ses poings, ce avec quoi il cloue l’auditeur au sol, chaque couplet se terminant par un K.O. systématique.
Grâce à un name-dropping conséquent d’armes à feu en pagaille et d’accessoires en tout genre, Rakeem Myer met au service de sa musique un véritable arsenal lyrical : Mac 10, Mac 11, Tec 9, 9mm, Colt 45, 357 Magnum, Uzi, fusils à pompe, frein de bouche, silencieux, cache flamme, scotch sur la crosse, balles à tête creuse… Les drums percutants qu’on retrouve sur des titres tels que « Pop » ou « Pistolier » sont autant de chargeurs qui se vident sur toute personne qui oserait écouter. Ne se contentant pas que des mots, Marci exhibe parfois fièrement des armes à feu sur son compte Instagram, renforçant ainsi l’image de gangster, street criminal qui entoure son personnage.
Pourquoi toutes ces mentions aux flingues et autres gros calibres ? Pas juste pour étaler un peu de culture ou nous faire penser qu’il travaille à mi-temps dans une armurerie. Non, cela va de paire avec l’autre activité qui occupe la plus grande partie des morceaux de Roc Marciano, à savoir, la vente de drogues. « Movin’ white », « sniff the Chris Mullin », etc… ses albums regorgent de métaphores en tout genre autour de la cocaïne ou du crack, des clients, crackheads qu’il sert : « the fiends form lines to taste » (« We Ill »). S’il évoque la drogue dans son sens propre la plupart du temps, certaines métaphores peuvent faire figure d’analogie entre sa musique, véritable addiction pour ses fans, et des substances illicites. C’est notamment le cas sur l’introduction du titre « History »: « The peddling of dope is a business and business methods are used, including the ‘free sample’ to bring in new customer« .
Quoi qu’il en soit, cette omniprésence de la drogue reflète une réalité qu’a vécu Marciano en grandissant, qui est celle des quartiers noirs de New York ravagés par le crack dans les années 70-80. Ces crackheads, plusieurs membres de sa famille en faisaient partie: « Crack tore the fam apart but / It paid for my first apartment » (« Pray 4 Me »). En fin de compte, Roc Marci est-il un pimp, un gangster ou un dealer ? Ce dernier traite cette question sur son dernier opus Rosebudd’s Revenge en ouvrant l’album par les mots suivants (sur une piste d’ailleurs intitulée « Move Dope ») :
« All these rappers out here, rapping about the whores, they got that from the pimps, (…), they’re not pimps. Rappers are rappers, pimps are pimps, dope dealers are dope dealers, whores are whores, so the real shit is the real shit. »
On comprend bien que Roc Marciano est un peu tout ça à la fois, tout en étant the real shit. Mais il y a bien une chose qui relie toutes ces activités, ainsi que son activité en tant que rappeur : l’amour du billet vert. Ce besoin constant d’avoir de l’argent n’est qu’un leitmotiv dans le rap depuis « Paid in Full » et même avant, ce n’est donc pas sur ce sujet que Marciano viendra bousculer les codes du rap. Mais Roc Marci ne clame jamais qu’il fait des millions grâce à sa musique. Ce n’est pour lui qu’une activité complémentaire, un petit supplément qui lui permet d’extérioriser, comme il le dit si bien « this is not a hobby, this is a therapy ».
Poussant cette violence à son paroxysme, le thème de la mort est omniprésent dans la musique de Rakeem Myer. Les paroles en sont bien sûr l’expression directe et explicite, mais cela se ressent en grande partie grâce aux productions qu’il choisit sur ses albums. Certains beats, composés de longues boucles épurées de toutes fioritures ou artifices musicaux, et de drums en filigrane, sonnent comme une maladie lente, rongeant le cerveau de l’auditeur au fil des écoutes. Difficile de ne pas ressentir une sorte de malaise à l’écoute de morceaux tels que « Tek to a Mack », « Death Parade » ou « Thug’s Prayer », dont les paroles funestes et les instrumentaux sinistres vous plongent dans un état d’esprit tout sauf joyeux.
La mort qu’évoque bien souvent Roc Marciano est aussi celle de ses amis, celle de son père, événement qui semble avoir grandement marqué le rappeur au point qu’il porte cette souffrance jusque dans sa chair telle une pierre tombale humaine « my late father’s name in the chest engraved » (« Death Parade »). Il ponctue également le titre « Pray 4 Me » de la phrase « My father is dying ».
Après avoir détaillé le fond, vous me direz que Roc Marciano n’est qu’un artiste sans originalité, archétype du rappeur cliché dont Biggie Smalls dirait « Money, hoes and clothes, all a nigga knows ». Seulement voilà, le rap (et la poésie de façon plus large) ne s’arrête pas seulement à ce qu’on dit, ce qui est beau c’est comment on le dit. C’est bien là que Roc Marci se démarque de ses pairs. Résumer un de ses couplets à « salopes, drogues, et thunes », ce serait un peu comme synthétiser Le dormeur du val par « On croit que c’est un soldat qui dort mais non, il est mort ». Bref, trêve de plaisanteries, revenons-en au vrai sujet.
Comme son homonyme boxeur invaincu, Roc Marciano domine les autres rappeurs sur le terrain de l’écriture. Bien loin de vouloir impressionner l’auditeur par un débit rapide, le rappeur de Long Island prend son temps pour articuler chaque syllabe de chaque mot, accentuant ainsi les liens entre les différentes rimes et consonances. Malgré ce flow difficilement accrocheur au premier abord, Roc Marciano incarne vraiment la force tranquille : pas de couplets énervés, pas de cris dans le micro, seulement les mots qui coulent, flottent sur l’instrumental pour une efficacité maximum. Il travaille généralement ses rimes sur plusieurs syllabes (deux, trois, et plus si affinité) et avec des formulations très courtes, faisant parfois abstraction du classique sujet / verbe / complément. Ainsi ses textes ne souffrent pas de longs passages très descriptifs et rébarbatifs, Roc Marciano se contente d’aller droit à l’essentiel, voyez plutôt :
Lobby Loiterer, soiled brown walley like a foreigner
Cocaine boiler, warrior
Waldorf Astoria, loyal employer, arroz con pollo
Goya, got D like a Hoya
Got a lotta Tom Sawyer, I take a whore then exploit her
Stay sharp can’t avoid her, run me down like Jackie Joyner
Khaki colored Caddy for ya, rap performer, smash on ya1982 – « Thug Poets » (feat. Roc Marciano & Havoc)
Parfois difficilement compréhensible, l’enchaînement des mots fonctionne comme des diapositives, des sortes de flash. L’auditeur associe mentalement chaque mot à sa représentation.
Comme mentionné précédemment, le rap de Roc Marci est très imagé grâce à un name-dropping riche et varié puisant dans tous les domaines (musique, cinéma, littérature, politique, personnages historiques….). Ces références, il les utilise aussi à des fins stylistiques pour construire toutes sortes de métaphores, comparaisons, antithèses en jouant sur le double sens des mots. Ce double sens provient généralement de l’opposition entre la première acception du terme dans le langage courant et sa signification en argot. « 44 bulldog, no time to raise puppies » ; « Two biscuits like it’s time for tea ». Ce goût pour la fine écriture, Marciano le partage avec Ka, l’un de ses amis le plus proches et l’un des rares rappeurs à être invité sur ses albums. Il y a une véritable alchimie entre les deux poètes, aussi bien dans le fond que dans la forme, bien que le rap de Ka soit moins stéréotypé.
Si le rap de Roc Marciano reste assez particulier dans la forme comme dans le fond, celui-ci n’est pas pour autant le premier à s’exprimer à la façon d’un gangster ou d’un pimp. Ses influences dans le rap, ils les doit à Raekwon, le Jay-Z des premières heures, Kool G Rap, et il assume cela jusque dans ses lyrics: « My hustle: can’t knock it » (« Deeper »). Ce qui fait toute sa force, c’est la façon dont il a remis ce style au goût du jour en y ajoutant son flow et sa technique, reconnaissables parmi tant d’autres.
En revisitant ce rap mafieux, Roc Marci a également donné naissance, ou du moins fortement inspiré toute une vague de rappeurs new-yorkais pour la plupart. On pourrait notamment citer des Hus Kingpin, Westside Gunn & Conway, Willie The Kid, Tha God Fahim… On retrouve chez ces artistes underground, des lyrics et des instrumentaux qui ne sont pas sans rappeler la musique de Rakeem Myer.
Mais l’héritage de Roc Marciano passe aussi par la reconnaissance de ses pairs. Loin d’être l’artiste qui a une grande exposition médiatique, il s’est tout de même attiré les louanges de Busta Rhymes, GZA, De La Soul, et il aurait même été au coeur de débats entre Questlove et Jay-Z. Cette reconnaissance dans le milieu l’a amené à collaborer avec quelques pointures que sont Inspectah Deck, Vinnie Paz, Prodigy… mais aussi des producteurs de choix comme Alchemist, Q-Tip, Pete Rock, Large Professor.
C’est sans conteste qu’on peut affirmer aujourd’hui que Roc Marciano laissera une trace indélébile dans le rap underground. S’efforçant sans cesse de s’améliorer en terme de production et d’écriture, il semblerait que le MC de Hempstead n’a pas fini de nous impressionner.
Pour les gens avides de découverte, qui souhaiteraient se pencher sur le cas de Roc Marciano, on ne saurait que trop vous recommander d’écouter ses albums Marcberg (2010), Reloaded (2012) et Rosebudd’s Revenge (2017). Mais pour encore plus de plaisir, nous vous avons concocté une petite playlist composée de couplets posés en featuring sur d’autres projets.
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