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Roc Marciano – Mt. Marci

@James Law

2010-2020. Dix ans après la claque Marcberg, Roc Marciano est de retour avec son huitième album, le cinquième, déjà, depuis 2017. Une accélération soudaine qui pourrait laisser à penser que le rappeur new-yorkais sort des albums à tour de bras, minimisant de fait la qualité des projets. Le bruit court que la recette s’épuise, que les couplets se ressemblent, que la vague Griselda a tout emporté de son héritage grimey et minimaliste. On ne peut pas nier que les sommets que représentent Marcberg et Reloaded (sans doute ce que New York a sorti de plus puissant cette décennie) ne seront surement plus atteints, mais il ne faudrait pas réduire les récentes sorties du rappeur à des ersatz de ses premiers chefs d’œuvre. Marciano a créé une marque, lui offrant une influence non négligeable dont il a clairement conscience en sortant ses projets d’abord sur son site personnel, à des prix peu attractifs, avant de les mettre à disposition sur les plateformes de streaming. Une manière de tirer son épingle du jeu et de faire perdurer le mythe d’albums conçus dans le plus pur esprit artisanal, de tirer profit d’un culte d’initiés en recherche de quelques réminiscences d’un son new-yorkais disparu.

Ce n’est pas une grande nouvelle mais Marciano aime jouer avec les mots. Dans la grande lignée de ses ainés new-yorkais, le rappeur développe un univers presque à la frontière du désuet sur son nom de scène, déjà inspiré du célèbre boxeur Rocky Marciano. Marci Beaucoup, Marcielago, et maintenant Mt. Marci, du nom du plus haut sommet de l’état de New York (Mont Marcy) culminant à près de 1630 mètres. Une manière amusée de replacer l’église au milieu du village. Le rappeur de Long Island voit grand et confie la direction artistique et visuelle à Josué Thomas et son label ART THAT KILLS au sein de sa marque « Gallery Dept. », version chic et contemporaine de pièces vintages. Une rencontre qui tombe sous le coup de l’évidence tant le rappeur a construit son univers sur un fantasme absolu pour les années 70, entre samples abrupts et références assenées dans chaque couplet ou presque. Ce nouvel opus n’y échappe pas et plonge l’auditeur dans la bulle mentale de son auteur :

Anyways, the story you’re about to see isn’t true, but it isn’t false either

semble nous prévenir la voix féminine sur la première piste du projet (« Allegories »). Entre fantasme et précision du détail, l’univers de Marciano s’est toujours trouvé comme coincé dans une faille temporelle, entre l’idée d’un New York révolu, celui des macs et des rues crades dépeintes par David Simon dans The Deuce, et la capacité à reproduire un schéma de morceau à l’infini, dans un élan de pragmatisme et de productivité qui frôle l’indécence.

Il n’est pas anodin de voir dans la grande qualité de ce nouveau projet la main mise de Marciano sur la production, à l’exception du morceau éponyme produit par Jake One, ce qui ne lui était plus arrivé depuis plusieurs années. Le talent de digger de Marciano n’étant plus à prouver, ce travail semble pour lui la meilleure manière de construire l’univers de chaque projet, les saillies verbales s’adaptant aux ambiances trouvées ici et là dans d’obscures plages sonores des années 70, comme tirés de vieux films de blaxploitation (« Broadway Billy »).

Marciano personnifie le fantasme du rappeur-beatmaker à son meilleur, celui dont les rimes ne peuvent être considérées à part des boucles découpées. Il est toujours frappant d’écouter la qualité sonore des projets de Marciano, tant les boucles semblent sorties telles quelles du vinyle, encore étouffées, contrariées par un découpage souvent dissonant (« Steel Vagina ») qui laisse toute l’amplitude au rappeur de rebondir, décélérer, et apposer sa nonchalance. Il en ressort pourtant une puissance quasi mystique dans les choix d’instruments mis en avant, les voix d’église comme sur le sublime « Butterfly Effect ». Son attrait pour les boucles dissonantes le laissent également souvent sur la brèche de l’expérimental, qui réussit ici à percer sans toucher à la cohérence globale, comme sur la guitare folle de « Covid Cough » ou le minimalisme glauque de « Wicked Days ».

Marciano retrouve sur cet opus les moments de grâce qui ont fait son succès, quand l’alchimie de sa voix et sa virtuosité à empiler les références en rimes internes rencontrent la boucle parfaite, celle qui semble résumer New York en trois accords.  « Wheat 40’s » est un exemple frappant de ce qui sépare Marciano de ses concurrents, la nonchalance au service du wordplay ingénieux, celui qui raconte autant le fantasme des rues sordides que sa propre démythification:  « I’m not tryna play the hero role/ Cuz the hero ain’t shit but meat on a gyro roll ». Le sens de la métaphore et un humour subtilement dosé sont autant de forces et de contrepoints au cynisme désabusé de sa figure de gangster au cœur froid.

Marciano use de références très précises, augmentant de fait la crédibilité de son egotrip consumériste en se donnant de nombreuses possibilités de jouer sur les consonances multiples créés (« The Gore-Tex boots’ waterproof, the Yacht Master Rolex nautical »). Ses projets se placent souvent sous la figure de légendes urbaines, dont la mémoire collective résonne aussi bien chez les truands que dans les galeries mondaines. L’art, et le rap en particulier, l’ayant prouvé : le chemin n’est jamais très long entre les deux univers.

Jean-Michel Basquiat dans « Downtown’ 81 » – Edo Bertoglio

« Basquiat, Downtown’ 81 » glisse le rappeur à la fin du morceau éponyme, référence directe au film culte d’Edo Bertoglio sur le bouillonnement culturel du New York du début des années 80 et l’entrée en jeu d’un jeune Basquiat encore méconnu, sans domicile fixe, à la recherche d’une reconnaissance artistique. Une manière pour Marciano de rendre hommage à la culture underground de sa ville, aux fondations concrètes d’un mouvement qui aboutira, par des branches bâtardes, à l’émergence de la culture hip hop. Le rappeur récupère aussi le mythe d’un film qui aura mis près de 20 ans à aboutir, contrarié à l’époque par des difficultés financières, profitant de l’aura de la mort de Basquiat pour être enfin diffusé au festival de Cannes 2000. Un projet maudit, sur la figure d’un désormais fantôme, qui devient pour beaucoup l’instantané d’une époque, celle d’un New York révolu alors en pleine mutation artistique. Des bas-fonds au culte arty, comme le cœur de l’œuvre de Marciano qui, depuis dix ans, est passé du statut de musique de niche à véritable institution pour toute une catégorie de rappeurs. Le fantôme de Basquiat en convoque un autre, plus récent, à travers le prisme d’un numéro devenu magique, le 81. Comme le nombre de points scorés par Kobe Bryant un soir de janvier il y a maintenant presque 15 ans. Un nombre record qui l’aura fait passer à la postérité. From downtown, 81.  

Benjamin Boyer

Essaie depuis 2007 de déchiffrer les écrits de Lupe Fiasco. Ex-groupie de Kanye West, ex-pirate repenti sur Apple Music. Internet lui a pris trop de temps.

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