La pochette est on ne peut plus claire : dans ce projet court comme un disque hardcore (9 morceaux bien ramassés s’étalant sur à peine 18 minutes), Rico Nasty se transforme en Kali, la déesse hindoue de la destruction, dont le troisième œil ou glande pinéale, siège de l’âme et de la connaissance de soi, laisse place à une gueule béante prête à arracher la tête du quidam qui oserait croiser son chemin.
Le fil conducteur de ce projet fort attendu est expliqué de manière très claire dans le très touchant « Sell Out » (« The expression of anger is a form of rejuvenation / I’m screaming inside of my head in hopes that I’m easing the pain »). Mais avant d’atteindre cette connaissance de soi et cette prise de recul, l’album, comme toute crise de colère, commence par un défoulement gratuit, bête et méchant. Dans la même veine que « Sandy », « Guap (Lalala) » et quelques autres morceaux disséminés au cours de ces derniers mois, Rico convoque sur les morceaux « Cold » et « Cheat Code » son alter égo démoniaque, Trap Lavigne, pour déverser avec des relents nu-metal sa haine envers ses rivaux qui valent, semble-t-il, beaucoup moins qu’elle. L’atmosphère oppressante et saturée qui oppresse l’auditeur à la suite de ses aboiements spasmodiques est encore renforcée par les ad-libs hurlés et les beats cruellement écartelés par le fidèle Kenny Beats.
Heureusement pour les nerfs délicats de l’auditeur, la tonalité générale de l’album s’apaisera graduellement au fur et à mesure que les morceaux s’enchaîneront. Sur le très réussi « Hatin », Rico détourne à sa sauce (elle voue un culte à l’assaisonnement très pimenté Old Bay) le sample et le refrain de l’illustre « Dirty Off Your Shoulder » de Jay-Z pour inciter les jeunes femmes qui l’écoutent à s’émanciper de la cooptation masculine :
If you feelin’ like a boss bitch, go’n /Go to the club, leave that nigga at home /If you got your own shit, you ain’t ever gotta listen to him, girl /Niggas be hatin’ on bitches
Mais elle n’abandonne pas pour autant son goût irrévérencieux du bon mot aussi absurde qu’hilarant (« Yeah, I got bitches on my dick and I ain’t even got a dick ») qu’elle démontrera ensuite à merveille dans le très libidineux « Big Titties » en featuring avec le duo d’Atlanta Earthgang. Pendant que Johnny Venus et Doctur Dot y parlent de leurs prouesses sexuelles (« Dive in the pussy headfirst, I’m a lifeguard » s’écrie avec vantardise ce dernier), Rico traite de sa doctrine de la Bick Dick Energy, prônant la persévérance et la confiance en soi (« You wonder why your life suck, it’s because you ain’t focused »).
Après l’interlude de « Nasty World » qui rappelle la télé poubelle du Sick, Sad, World présente dans la série d’animation Daria, le morceau « Relative » se consacre exclusivement aux haters de la rappeuse du Maryland et se clôture par un sample d’une émission à portée éducative traitant de la crise d’adolescence (« She does a lot of daydreaming, imagining herself as the extrovert that she is not. She goes over and over little events in her life, reliving the successes and suffering through her failures all over again »). Ces propos peuvent bien évidemment s’appliquer à la situation de Mary Kelly, l’identité civile de Rico Nasty, qui vécut une fin d’adolescence particulièrement difficile : à seulement 17 ans, elle apprit coup sur coup que d’une part, Brandon, son petit ami d’alors, venait de décéder d’une intoxication à la codéine et que, d’autre part, elle portait l’enfant de ce dernier, un petit Cameron aujourd’hui âgé de 5 ans. Aujourd’hui encore, Rico s’inquiète de ne pas être suffisamment présente aux côtés de ce dernier à cause de ses longues tournées loin de sa famille.
Le morceau « Mood » qui enchaîne avec la fin de l’album déçoit quelque peu. En effet, à l’inverse d’une collaboration habituelle, c’est Rico qui doit s’adapter à une production taillée pour son invité, le jeune texan Splurge, en compensant dans un échange d’une-deux le flow nonchalant et apathique de ce dernier par les saillies verbales qu’on lui connaît :
I got the sauce, so they stuck like some glue/If she want beef, we gon’ shoot out the roof
L’univers musical de Splurge étant encore trop étriqué et cadenassé pour se plier à l’exercice du featuring, ce morceau se présente aisément comme le moins réussi de l’album.
Enfin, l’album se termine en beauté avec les très réussis « Sell Out » et « Again » qui lui permettent de troquer son masque de Trap Lavigne pour celui plus mélodieux et sensible de son autre alter ego, Taco Bella. Ainsi, sur Sell Out, qui rappelle les productions R&B des années 2000, Rico réussit un exercice d’introspection touchant qui illustre la délivrance cathartique que lui procure sa musique :
People hated me so I flipped it/ And turned my emotions to something y’all could sing to/ ‘Cause some of y’all have been through the same shit I’ve been through
Quant au morceau final, « Again », il s’agit un formidable hymne à la résilience (« Don’t like to talk about growing up, because I had it rough/ But you know good and well I’m not the one to put your pity on ») qui rentre en résonance avec le choix de son propre blaze, adopté en guise de réponse à une insulte lancée par un de ses camarades de lycée qui souhaitait simultanément faire référence à ses origines (sa mère est portoricaine) et à son hygiène corporelle alors apparemment négligée.
En définitive, Rico Nasty semble partager beaucoup de points communs avec la reine des vampires Marceline Abadeer, un personnage fougueux et radical qui, même s’il aime à se montrer acariâtre et antipathique pour se protéger de ses détracteurs, cache en fait un cœur d’artichaut timide et sensible qui se libère plus facilement de ses angoisses et de ses doutes à travers sa musique. À l’exception qu’évidemment, contrairement à la protagoniste d’Adventure Time, Rico troquerait le ketchup pour l’assaisonnement Old Bay lorsqu’elle mangerait ses frites !
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