Jordan Peele est le nouvel enfant chéri d’Hollywood. Après le succès phénomène de Get Out, réflexion sarcastique sur l’Amérique post-Obama, le voici de retour avec une nouvelle création originale, Us. « Us », c’est nous. C’est aussi « U.S », les États-Unis. Autrement dit « nous » pour les créateurs du film. Encore un film en forme de métaphore à peine voilée d’une société américaine en plein doute et en crise identitaire. Une famille afro-américaine sera confrontée à son double maléfique, manteaux rouges et ciseaux prêts à taillader.
Parfaitement ciblé, le film s’appuie sur une bande annonce accrocheuse sortie en fin d’année dernière. Un hit résonne alors dans toutes les têtes : « I Got 5 On It ». Un morceau sorti en 1995 du duo Luniz, originaire d’Oakland, qui sert de support aux premières images du film, comme une sorte d’hymne officiel. Le morceau est déstructuré, modifié, doublé de sonorités discordantes pour coller au ton crescendo de la bande annonce qui bascule dans l’horreur pure. Une méthode qui fait écho aux premières images du film Happy Birthdead sorti deux ans auparavant, et qui se basait sur la même déstructuration du classique « In Da Club » de 50 Cent. Déjà un film Blumhouse, boîte de production du prolifique Jason Blum.
Une manière comme une autre pour un morceau de revivre encore et encore. L’atmosphère du titre de Luniz avait toujours frappé par ses sonorités lugubres qui lui donnaient un aspect presque hypnotique. Un classique du genre qui trouve ici le réceptacle presque rêvé pour renaître au 21ème siècle, au service d’un des nouveaux cinéastes les plus respectés. Un titre aux intentions presque paradoxales tant il confère une énergie positive sur un instumental des plus inquiétants. Tone Capone, le producteur du titre, imaginait déjà à l’époque d’autres vies au morceau… Nous lui avons posé quelque questions sur le film et la renaissance d’un titre mythique.
BACKPACKERZ : Connaissiez-vous le travail de Jordan Peele avant « Us »?
Tone Capone : Oui, je connaissais évidemment le travail de Jordan Peele. Je regarde parfois Key & Peele (série à sketchs créé par Jordan Peele) et j’avais vu son premier film, Get Out (sorti en 2017).
Comment avez-vous pris connaissance de l’utilisation du morceau « I Got 5 On It » dans le film Us ? Est-ce que Jordan Peele vous a contacté directement ?
Un ami m’a envoyé la bande annonce quelques semaines avant sa sortie officielle sur YouTube. C’est là que j’ai découvert qu’ils avaient utilisé notre morceau. Je n’ai pas été préalablement contacté car j’ai un accord de coédition avec Sony. Tout passe par eux.
Comment se passe le système d’autorisation pour l’utilisation du morceau ?
Tout le processus d’autorisation est mené directement par Sony. Ils ont un système en place pour les droits d’utilisation d’une musique pour un contenu visuel, ainsi que pour les frais qui en découlent.
Quand on entend le morceau dans la bande annonce, la seule réaction qui vient en tête est : « Évidemment ! » car la boucle a toujours résonné comme un thème de film d’horreur. Est-ce quelque chose que vous aviez déjà en tête au moment de la composition du morceau?
Je pense que ce morceau a réellement quelque chose d’inquiétant en lui. Mais quand je l’ai fait, j’aimais juste le son des cloches dans la boucle car elles avaient une sorte d’oscillation à basse fréquence. Tout cela a été fait de manière subconsciente.
C’est d’abord un sample original, ensuite un hymne à la drogue, et maintenant un thème de film d’horreur. Voyez-vous cela comme le parcours idéal d’un sample à travers le temps ? De toujours imaginer quelque chose de différent d’une même boucle.
C’est clairement une aventure incroyable pour ce morceau. C’est toujours difficile à croire que cela dure depuis si longtemps mais je pense sincèrement que la culture mène son propre chemin.
Est-ce important pour vous que le morceau soit utilisé d’une manière aussi concrète, ancré dans la narration du film plutôt que comme simple fond sonore ?
J’aime le fait que le morceau soit utilisé comme un vrai marqueur de temps. Cela marque une vraie trace dans le temps pour moi. L’énergie prend vie dans le film quand la musique surgit.
Avez-vous pris part à la nouvelle version instrumentale du morceau, que l’on peut entendre dans la bande annonce et à la fin du film ?
Non, cela a été fait par Michael Abels, le compositeur du film, qui a fait un travail remarquable. Ils l’ont vraiment ralenti mais ont gardé la tonalité de base, en ajoutant des éléments orchestraux rejoués sur l’originale. J’aime beaucoup cette version. Cela ajoute vraiment quelque chose de neuf au morceau.
Qu’avez-vous pensé du film, du coup ?
Le film est brillant ! Les gens qui ont aimé ce film vont découvrir quelque chose de nouveau à chaque fois qu’ils le reverront. Il fait parti de cette catégorie des films qu’on veut voir plusieurs fois et analyser en détail.
Le morceau intervient dans une scène a priori anodine en voiture mais qui prend une dimension insidieuse par l’action d’un personnage. La boucle hypnotique devient tout d’un coup inquiétante. Cela ressemble à un fantasme de morceau ensoleillé, mais un fantasme vicié. Est-ce la meilleure définition du morceau ?
Je pense que ce morceau a clairement plusieurs facettes. Il colle à un nombre de situations vraiment différentes. Il peut convenir à des moments comiques, mais également à des séquences vraiment inquiétantes. La production est sombre mais le sujet plutôt léger, ce qui lui donne cet assemblage de sentiments opposés.
Le morceau fut un réel succès, près d’un million de ventes sur le territoire américain. Saviez-vous que vous teniez quelque chose de fort à l’époque ?
Quand on a fait le morceau, je savais qu’il était bon mais cela avait clairement dépassé toutes mes attentes. Je savais qu’il avait un gros potentiel, je ne savais juste pas jusqu’où il pourrait aller.
Le film est un carton et redonne au morceau une nouvelle vie. Est-ce une fierté pour vous, 24 ans après ? Avez-vous la sensation que la nouvelle génération découvre le morceau?
La plupart des jeunes ne connaissait effectivement pas le morceau, et aujourd’hui il est fortement en hausse dans les tendances iTunes. Je suis très heureux de partager ce morceau avec de nouvelles personnes à travers le monde. Je pense réellement que ce titre va devenir plus populaire aujourd’hui qu’il le fut au moment de sa sortie.
Vous sentez-vous concerné par ce nouveau cinéma « activiste » afro-américain, symbolisé entre autres par Jordan Peele ? Par cela, pensez-vous que le morceau appartient avant tout à la culture noire américaine?
Quand on fait de la musique, on le fait pour le partager avec le monde entier. Notre art n’existerait pas sans les fans de musique noir ou blanc. Je pense cependant que c’est important qu’ils commencent à reconnaître ces nouveaux cinéastes noirs aux États-Unis. Toutes les couleurs ont quelque chose à offrir.
Certaines personnes résument le rap ou la culture noire à la glorification de la drogue ou aux affaires criminelles. Est-ce un sentiment de fierté de voir que des morceaux de rap font maintenant partie de quelque chose d’autre, à une plus large échelle? Pouviez-vous imaginer ça en 1995 ?
J’ai toujours imaginé les nombreuses possibilités que pourraient avoir ce morceau, dès le départ. La publicité ou les films ont toujours été dans un coin de ma tête. Des sandwichs Subway, des chewing gums Wrigley… L’atmosphère du morceau lui donne d’infinies possibilités.
Dans le film, le morceau est à la même hauteur que Les Dents de la mer ou Thriller en terme de pop culture et de représentation. C’est quelque chose que l’on peut déformer à l’envie, ou imprimer sur un t-shirt. Pensez-vous désormais faire partie de cette pop culture, à votre niveau ?
Oui je le pense sincèrement, avec le recul de près de 25 années de succès avec ce morceau. Je pense qu’il a pris un réel élan grâce à nos amis de la culture du cannabis. C’est un héritage qui continuera à tout jamais.
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