Dès leur premier album, Diamond Life en 1984, et le succès fulgurant qui s’en est suivi, le groupe Sade (oui, Sade c’est avant tout un groupe) a toujours fasciné le monde du rap. Chose étonnante lorsque l’on sait que leur musique est synonyme de quiétude et de romances contrariées, soit l’exact opposé des préoccupations de bon nombre de rappeurs. Et pourtant on ne compte plus le nombre de MC’s citant la chanteuse britannique d’origine nigériane comme une source d’inspiration majeure.
Alors qu’elle vient de fêter ses 60 ans en janvier dernier et après de nombreuses années passées à l’écart des spotlights, le retour d’Helen Folasade Adu sur le devant de la scène semble se profiler. Ce qui a le don de particulièrement ravir une grande part de la scène rap actuelle, tous horizons confondus. Quelles sont donc les raisons de cette fascination quasi amoureuse qu’entretiennent les rappeurs pour Sade ? Pourquoi la diva au timbre satiné a-t-elle autant imprégnée le rap ?
« Soft and warm, a quiet storm / Quiet as when flowers talk at break of dawn /A power source of tender force / generating and radiating »
S’il fallait qualifier le style Sade, ces quelques mots susurrés en introduction du titre iconique « Quiet Storm » du non moins iconique Smokey Robinson seraient les plus représentatifs et évocateurs. Douceur et chaleur, c’est exactement ce que dégage l’univers musical élaboré par Sade et ses hommes de mains. Tout au long de sa carrière, la mystérieuse Venus de la soul n’a cessé de construire une identité sonore semblable à celle d’une tempête silencieuse. Derrière cet oxymore se cache un sous genre de la soul né sur les ondes radiophoniques au milieu des années 70.
Caractérisé par son ambiance nocturne particulièrement apaisante, le quiet storm était un rendez-vous hebdomadaire sur la radio locale de Washington D.C, WHUR, avant que le concept ne s’étende progressivement sur l’ensemble des postes du territoire américain au vu de son succès fulgurant. Le principe de l’émission était simple : programmer 4 heures des meilleurs slow jams de l’époque afin d’installer une ambiance intime chez les auditeurs et plus si affinités. Ces ballades romantiques downtempo que les plus insensibles qualifient de « mielleuses » connaissaient alors un véritable âge d’or avec des artistes en plein état de grâce tels que Luther Vandross, Anita Baker sans oublier le grand Marvin Gaye.
Avec le temps, le quiet storm a fini par s’affranchir des codes du slow jam classique et est devenu à son tour, un genre à part entière. Bien que son existence puisse être contestée par certains, le quiet storm possède bel et bien une identité propre. Il invoque tout un imaginaire sonore où règne une atmosphère sensuelle cotonneuse. Et sur ce terrain, la créativité de Sade a toujours fait des merveilles.
Que ce soit les nappes de synthé ensorcelantes de « Love Is Stronger Than Pride », les ondulations de voix sur le cathartique « War of the Hearts » ou bien encore le saxophone de Stuart Matthewman voguant avec délicatesse sur « Mermaid », tout est mis en oeuvre pour dépeindre la tumultueuse vie intérieure de la chanteuse sur des compositions au calme trompeur. C’est grâce à cette signature inimitable perfectionnée au fil des années que Sade est parvenue à se hisser au panthéon des plus grandes voix de la soul.
Comme nous le savons tous, la relation entre la soul et le rap c’est une histoire d’amour de longue date. Depuis toujours les rappeurs et surtout les producteurs s’amusent à fouiller de fond en comble le répertoire de la musique afro-américaine (jazz, soul et funk) à la recherche de la pépite rare à sampler. Lorsque Sade a débarqué de nulle part en 84, personne ne se doutait encore que sa musique allait être un alléchant catalogue dans lequel les artistes rap les plus hardcores iraient piocher. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, c’est effectivement le gangsta rap qui s’est chargé de remodeler à sa sauce les balades douces amères de la belle Sade.
Comme si la fatalité de ses histoires d’amour faisaient quelque part écho au mode de vie impitoyable des mecs du hood. Au-delà du simple fait qu’ils soient sensibles à son univers musical, il y a une connexion incontestable qui s’est établie entre ces deux entités si opposées de prime abord. Tout comme la chanteuse britannique, les gangsta rappeurs partagent une certaine vision de la vie inamovible, empreint de spleen et de résignation.
Parmi ces rappeurs sensibles à la noirceur des thèmes abordés par Sade, on compte Freddie « Gangsta » Gibbs, Nipsey Hussle, Curren$y, Snoop Dogg, E-40, Rakim ou encore l’illustre MC de Houston, Z-Ro. Tous ont cités, interpolés ou samplés des morceaux de notre principale intéressée à plusieurs reprises. Résultat des courses, pour la plupart de ces associations il ressort une évidente touche d’élégance, la marque de fabrique de Sade; auxquelles est agrémentée une forte sensation de gravité, voir même de sagesse chez certains (Freddie Gibbs sur « Crushed Glass »). Qu’il s’agisse de prélever quelques notes de son timbre chaleureux ou bien un échantillon de ses instrumentales mélancoliques; il flotte sur ces morceaux toute l’aura si particulière et magnétique de l’auteure-interprète originaire d’Ibadan.
Autre tendance remarquée, cette fois-ci à un stade beaucoup plus modeste et underground, celui des hommages rendus à Sade sur des projets entiers. Ainsi, en 2004 le rappeur californien A-Wax sort Thug Deluxe en réponse au magnum opus de Sade, Love Deluxe paru en 1992. Durant la promotion de cet album, la chanteuse était amenée à expliquer les dessous de son titre, elle répondit avec malice :
“ The idea is that it’s one of the few luxury things that you can’t buy. You can buy any kind of love but you can’t get love deluxe.”
C’est cette même idée appliquée à la street qui guide l’album d’A-Wax. Paranoia, violences, trahisons … Tous les éléments de la vie de gangster sont au rendez-vous et poussés au paroxysme dans ses textes. Devenu un groupe pour la conception de l’album au même titre que Sade, le rappeur de la Bay Area est accompagné d’un guitariste, d’un bassiste et du producteur Lev Berlak qui chapeaute la direction artistique. Concernant cette direction artistique justement, l’auditeur est embarqué dans l’odyssée mentale d’Aaron Dopie, sa véritable identité, alors en plein dans la tourmente suite à sa sortie encore récente de prison.
Si il y a bien un rappeur traumatisé par Sade, c’est Drake. Depuis qu’il accapare l’attention médiatique, c’est à dire une décennie (déjà), Aubrey Graham n’a cessé de rappeler à de nombreuses reprises à quel point il était fan de la chanteuse de « Smooth Operator ». Une des premières évocations publiques de sa fascination pour Sade Adu remonte à l’époque de Thank Me Later, son premier album studio. Interviewé par MTV News en 2010, le 6 God ne tarissait déjà pas d’éloges à son égard:
« To me, Sade is one of the strongest brands out right now, period. Her brand is always protected. (…) The melody she chooses to use and her voice has that dark, sexy feel that a lot of So Far Gone has»
A cela, il rajoutait que son travail l’influence énormément, notamment dans la manière de traiter les harmonies vocales qu’il compare à des sortes de mélodies hantées. Peu surprenant donc qu’il ait tenté, en vain, d’inviter la légende sur ce projet qui lança sa carrière. A défaut de pouvoir collaborer avec l’artiste insulaire, Drake, avec l’aide précieuse de son producteur et acolyte Noah « 40 » Shebib, a poursuivi avec ses albums suivants à la mise en place d’une identité sonore reconnaissable d’entre tous de la même manière que Sade possède un son unique en son genre. C’est ainsi que s’est dessiné la patte Drizzy.
Soit une esthétique de playboy solitaire à fleur de peau, bercée par des beats sombres et feutrés. Et dont le classique « Marvin’s Room » serait la définition ultime de ce style, avec ces regrets alcoolisés d’une relation passée sur fond d’instru brumeuse. Mais soyons clair, hormis le fait de placer les histoires de coeur au centre de leur art, l’image véhiculée par Drake est tout l’inverse de ce que représente Sade.
Premièrement, ils sont diamétralement opposés dans leur manière de faire parler d’eux et de s’adresser à leur public. Là où Sade attise et alimente continuellement le mystère depuis plusieurs décennies grâce aux vertus de la discrétion, Drake, lui, joue à fond la carte de l’omniprésence à coups de stratégies marketing plus ou moins bien senties. Deuxièmement, dans le sillage de ce premier argument, l’un vampirise à peu près tous les phénomènes musicaux de son époque, tandis que l’autre fait fi des recettes qui fonctionnent et reste fidèle à sa démarche artistique sincère. On vous laisse deviner qui est qui.
Et enfin, il y a une divergence assez frappante quant à leur thème de prédilection : l’amour avec un grand A. Si pour tous deux les histoires d’amours finissent mal en général, on ne peut pas dire qu’ils le vivent de la même manière. Sur son hit planétaire « Smooth Operator », Sade décrit avec distance un Dom Juan briseur de coeurs dont elle craint de tomber sous le charme :
« He’s laughing with another girl
And playing with another heart
Placing high stakes, making hearts ache
He’s loved in seven languages»
Dans une dimension parallèle, ce séducteur frivole dont parle Sade pourrait très bien être Drake. A la frontière du pervers narcissique sur bon nombre de ses textes, il y évoque une multitude de conquêtes dont le seul but est de tuer son ennui et sa solitude. On retrouve tous les ingrédients de ce personnage mi-lubrique mi-romantique dans ce morceau décidément très important dans sa carrière, « Marvin’s Room » :
« Bitches in my old phone
I should call one and go home
I’ve been in this club too long
The woman that I would try
Is happy with a good guy »
Finalement, leurs différences font d’eux des artistes complémentaires. Drake s’applique à infuser la mystique qui entoure Sade dans son rap de lover un poil macho. Pendant ce temps, Sade, elle, écoute son fils spirituel, comme le révèle un entretien accordé à Life + Times en 2012 et confirme ce que l’on soupçonnait déjà : » Yesterday I was in my car. I listened to Drake’s Take Care (…). It was a good day. »
C’est ainsi que s’est révélé au grand jour leur admiration commune qui aboutira à une rencontre au sommet quelques années plus tard, à l’issu d’un concert du Torontois à Londres, fief de la chanteuse. Ceci dit, on attend toujours impatiemment leur collaboration, qui marquerait seulement le second rapprochement de Sade avec un rappeur après Jay-Z sur le remix du sublime « The Moon and the Sky ». En attendant que ce jour arrive, on peut toujours compter sur les internautes les plus passionnés pour accoucher de ce genre de fantasme comme avec DJ John McSwain alias Vacations qui, au printemps 2017, balançait un EP-mashup « More Love».
Force et vulnérabilité, les maitres mots de leur discographie, se retrouvent au coeur de ce petit mix tout à fait honorable et c’est tout ce qui compte. Pour conclure au sujet de Drake, une ultime anecdote témoignant de son niveau de fétichisme et de démesure. En 2017, il s’est fait tatouer quasiment coup sur coup non pas un mais deux portraits de son icône. Voyez-en un signe du destin ou non mais lorsqu’en 1992, Sade révélait dans un murmure : « I wear it like a tattoo »; il semblerait bien que l’un de ses plus fervents admirateurs l’ait pris au pied de la lettre.
Au bout du compte, l’adoration que vouent les rappeurs pour la plus belle voix d’Angleterre n’est pas si surprenante que cela. L’explication est même aussi simple que ce fameux adage mille fois entendu : les contraires s’attirent.
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