Iconoclaste, exubérant, insaisissable et acharné, les mots ne manquent pas lorsque l’on parle de « l’artiste connu autrefois sous le nom de Prince », l’un des nombreux surnoms de Prince Rogers Nelson. Trois ans après sa disparition, son héritage dans les principaux genres pour lesquels il a oeuvré, la pop et le R&B se porte à merveille. Entre les mains d’artistes pétris de talent comme Blood Orange, Miguel, Frank Ocean et bien évidemment sa fan inconditionnelle, Janelle Monáe, la flamme pourpre a toujours belle allure. Le rap, quant à lui, ne demeure pas en reste. Nous nous sommes donc interrogé sur la relation qu’entretenait Prince avec le rap et de quelles manières les rappeurs ont été inspirés par l’auteur de « Purple Rain ».
En 1987, Prince enregistre le virulent « Dead On It », où il clame haut et fort ce qu’il pense des rappeurs, en chipant leur phrasé pour mieux les attaquer :
« Riding in my Thunderbird on the freeway
I turned on my radio to hear some music play
I got a silly rapper talking silly shit instead
And the only good rapper is one that’s dead on it »
Un peu plus loin dans ce même morceau, il va au bout de sa pensée et lâche : « See the rapper’s problem usually stem from being tone deaf ». Vous l’aurez bien compris, on ne peut pas dire que Prince était friand du rap de la première heure. Pour tenter de comprendre cette réaction pour le moins épidermique, il faut tout d’abord se replacer dans le contexte de sa carrière. À la fin des années 80, Prince sort d’un phénoménal marathon discographique avec lequel il domina de la tête et des épaules toute l’industrie musicale, avec comme point d’orgue le triomphe de Purple Rain en 1984.
Un tel règne ne pouvait guère durer très longtemps. C’est justement à cette époque de fin d’hégémonie princière que coïncide le lent mais certain avènement du rap. Les propositions toujours aussi farfelues et provocantes de Prince ne pouvait plus s’éterniser lorsqu’un groupe comme Public Enemy squattait le haut des charts. L’époque avait changé et il n’était plus au goût du jour. L’artiste devait alors revoir sa formule sans pour autant se dénaturer. Pour se relancer, Prince décida de rafraîchir le Minneapolis sound. Ce style dosant savamment funk, pop, glam rock et new wave dont il était le pionnier; en accueillant à bras ouvert la déferlante rap et new jack swing qui s’abattait alors aux États-Unis.
Ainsi, dès 1990 il s’entoure d’une toute nouvelle formation musicale ouverte à des sonorités inexplorées, les New Power Generation. C’est avec ce groupe résolument dans l’ère du temps et emporté par le rappeur Tony M., que l’homme au symbole imprononçable opère un virage casse gueule. Et pour cause ! Boudé par nombre de ses fans, cette période représente une des phases les plus compliquées de son parcours. Outre l’affrontement contre Warner Bros. au sujet de son contrat qui fera couler beaucoup d’encre, on reproche à Prince d’avoir retourné sa veste et d’avoir cédé à la tendance. Une partie de son public de l’époque considère cette tournure opportuniste, maladroite et manquant cruellement d’inspiration.
Si les albums qui résultent de cette époque sont effectivement en dents de scie, ils réservent tout de même leur lot de réjouissance. Ainsi comment ne pas être enthousiasmé par le flow ravageur un brin daté du Kid sur le bien nommé « The Flow » ? Et comment ne pas rester bouche bée face à sa verve tonitruante sur l’égo trip venu d’ailleurs intitulé « My Name Is Prince » ? The Purple One n’était ni un rappeur très technique ni très innovant mais son incomparable sens du groove le rendait magnétique. Et ce n’est pas « Sexy M.F. » tiré du sous estimé Love Symbol (1992), dont les titres précédemment nommés y figurent également, qui va démentir l’argument. Où sur une rythmique funk ensorcelante dont lui seul détient le secret, Prince dégaine un flow nonchalant mais incisif. Cette synthèse parfaite entre new jack swing acidulé et son esthétique baroque ne représentera hélas qu’un épisode isolé dans son cheminement artistique. À l’exception de quelques rares morceaux, Prince délaissera les beats éclatants et autres scratches dès la seconde moitié des années 90 pour explorer d’autres contrées musicales.
L’usage des termes « génie » et « visionnaire » est plus que galvaudé de nos jours, mais les employer pour évoquer Prince devient alors de l’euphémisme. Il était l’incarnation même de l’artiste suffisamment téméraire, mégalo dirons certains, pour partager ses idées extravagantes aux yeux du monde, envers et contre tous. En plus de sa personnalité haute en couleur, ses choix de production inhabituels ont eux aussi révolutionnés à plus d’un titre le paysage musical. Tour à tour foisonnant d’idées comme sur « Let’s Pretend We’re Married » et minimaliste au possible sur son tube iconique « Kiss », sa créativité était sans limite. Grâce à cet état d’esprit insatiable d’expérimentations, il a été l’un des précurseurs dans la démocratisation de la fameuse Roland TR-808, soit la boîte à rythmes préférées de vos rappeurs préférés.
Et c’est ainsi que des générations de futurs beatmakers biberonnés au son de Prince se sont emparés de ses codes. Parmi eux, on peut citer la belle brochette californienne : Dr. Dre, DJ Quik et Dâm-Funk. Séparément, ils ont réinvesti l’électro-funk cher à leur icône au travers de samples et d’hybridations en tous genres, dont le g-funk est un descendant certain. Comme l’atteste l’un des succès majeur de Quik, « Safe + Sound», samplant avec ingéniosité un motif de « I Wanna Be Your Lover ».
D’autres géniaux bidouilleurs de sons se sont encore plus inscrits dans la directe lignée de Prince, en se plaçant à la lisière du rap, du r’n’b et de la pop. Je veux naturellement parler du duo The Neptunes et de Timbaland. Originaire d’un no music’s land au même titre que Minneapolis avant l’éclosion de Prince, ces geeks de studio ont façonné l’identité sonore de la Virginie à base de mélanges mutants.
Timbo avec son bounce synthétique parsemé de touches improbables (la mythique flûte orientale sur « Big Pimpin’ » de Jay-Z et UGK), Pharrell et Chad Hugo avec leur funk revu et corrigé à l’ère digitale. À l’instar de Prince, ils ont mixé une quantité astronomique d’influences diverses et variées pour aboutir à une musique aussi singulière que terriblement efficace. Mais le parallèle ne s’arrête pas au simple stade de l’appropriation. Dans un entretien accordé à Clash Magazine en septembre dernier, Pharrell révèle qu’il était à deux doigts de collaborer avec l’interprète de Sign o’ the Times. En effet, on y apprend que « Frontin’ », son premier classique solo sortit en 2004 en duo avec Hova, avait été conçu originellement sur mesure pour Prince :
« to be clear and to be honest, songs that I ended up putting out by myself were always songs that I wrote for other people. I made ‘Frontin’ for Prince (…) And imagine if Prince had sung ‘Frontin’? I mean, come on! »
Parmi la pléthore de rappeurs ayant été inspiré de près ou de loin par His Royal Badness (un autre de ses multiples sobriquets), on compte trois figures majeures se dégageant distinctement. La première, loin d’être la plus évidente, est Jeffery Lamar Williams alias Young Thug. Mis à part leurs modulations vocales imprévisibles et leur voix de falsetto, les rapprochements sur le plan strictement musical sont assez maigres voire inexistants entre les deux virtuoses. Il faut donc élargir les perspectives pour entrevoir des similitudes.
Le trappeur d’Atlanta cultive depuis de nombreuses années, on le sait bien, une affection toute particulière pour le travestissement et l’ambiguïté sexuelle. Il a cette volonté commune avec Prince d’user de son image pour déconstruire les stéréotypes de l’hyper-masculinité. Chose d’autant plus ardue pour lui dans un genre aux codes aussi viriliste que la trap. Mais cela ne le brime pas pour autant. Young Thug n’a aucun complexe à amener cette ouverture d’esprit chez les gangsters. Il l’affirmait déjà en 2016 lors d’une campagne publicitaire pour Calvin Klein :
“In my world, you can be a gangsta with a dress or you can be a gangsta with baggy pants. I feel like there’s no such thing as gender.”
Ce refus de distinction des genres fait donc partie intégrante de l’identité des deux artistes. Prince a ouvert la voie à toute une génération d’artistes ne rentrant pas dans les cases à accepter leur part d’excentricité, et dont Young Thug fait assurément partie. Difficile d’imaginer le rappeur caméléon posant avec une robe à frou-frou mauve (tiens donc!) sur la cover de Jeffery, sans le coup de pouce initié des années auparavant par Prince et son look androgyne.
Un autre Lamar a été grandement influencé par Prince, cette fois-ci il s’agit nul autre que de Kendrick Lamar. Peu de gens le savent mais Prince devait figurer au casting cinq étoiles de son chef d’oeuvre de 2015, To Pimp A Butterfly, aux côtés de la remarquable Rapsody sur le titre « Complexion (A Zulu Love) ». Mais pour des raisons de timing, la collaboration n’a jamais pu se concrétiser comme l’explique le rappeur de Compton à l’académie des Grammy Awards :
“Prince heard the record, loved the record and the concept of the record got us to talking. We got to a point where we were just talking in the studio and the more time that passed we realized we weren’t recording anything. We just ran out of time, it’s as simple as that.”
Par ailleurs, il était initialement prévu que Kendrick n’apparaisse même pas sur cette piste. Ce dernier préférait laisser briller la rappeuse de Jamla sur deux couplets et Prince sublimer le refrain. Avec une affiche pareille, on n’ose à peine imaginer le résultat tant le programme paraissait affolant. Lamar récidive l’année suivante en laissant planer le spectre de Prince au dessus de Untitled Unmastered, sa compilation de démos inédites issues des sessions d’enregistrements de l’album précédent. Cette idée de collection de morceaux pris sur le vif s’inspire directement du Black Album. Ce projet avorté du maestro conçu en 1987 et qui ne sortira officiellement qu’en 1994, dans l’indifférence la plus totale. Quelques semaines après la sortie de ce projet surprise, Terrence « Punch » Henderson, le co-directeur de TDE revenait plus en détail sur cette filiation dans une interview pour Billboard :
« As far as untitled, me and Kendrick always talked about doing a sort of Black Album, like how Prince did back in the day ». Il rajoute : « There was no album cover, no song titles, no anything — just tracks he threw out.”
À défaut d’aboutir à quelque chose de concret en studio, on se souviendra encore longtemps de leur époustouflante jam session en 2014 organisée à Paisley Park, le repère du chanteur. Prince y avait convié Kendrick pour une interprétation furieuse de son « What’s My Name ». Ce grand moment a de quoi nourrir nos regrets au vu de l’énergie déployée et de leur alchimie palpable.
Enfin, dernier artiste et non des moindres, puisqu’il est question d’André 3000. Le dandy le plus connu de la galaxie rap ne serait certainement pas celui que l’on connait si Prince n’avait pas existé. Musicien hors pair et multi-instrumentiste, André Benjamin est aussi un être empreint de spiritualité et un amoureux des femmes. Des points évidents sur lesquels il rejoint Prince. La moitié d’Outkast était, au début de sa carrière, très ancré dans la tradition du rap sudiste avant t’entamer une mue libératrice à la fin de la décennie 90.
Ce changement radical de style en aura désemparé plus d’un. En troquant son baggy pour un jean en cuir moulant, André est entré dans une nouvelle ère. Celle où il brouilla constamment les frontières entre chant et rap, entre masculin et féminin, entre profane et sacré. La sortie de The Love Below en 2003, sa partie « solo » du dytique qu’il forme avec Speakerboxxx de son compagnon Big Boi, marquera l’apogée de cette période fantaisiste. Il n’y a qu’à voir la cover de cet album charnel au côté de cette affiche de tournée de Prince, pour comprendre d’où André puisse son imaginaire.
En 2014, 3 Stacks était sortit de son mutisme de près d’une décennie lors de la réunion tant attendu d’OutKast, le temps d’un live à Coachella. Retour qu’il avait effectué quasiment à reculons comme il le rapportait au magazine Rolling Stones : « I really don’t actually get anything from performing.”. Prince en personne lui avait, quelques jours après sa performance mitigée, apporté son soutien indéfectible. D’après les dires d’André, il lui aurait fait part de ses propres expériences scéniques houleuses, l’encourageant ainsi à persévérer pour reconquérir ses fans. Peu d’artistes de cette envergure peuvent se targuer d’une telle classe et bienveillance à l’égard de leurs confrères.
Au même titre que notre sélection qui aurait pu s’étendre de Kanye West à Smino en passant par Anderson .Paak, le génie émanant de la musique de Prince n’a pas fini d’alimenter les artistes rap aux visions aventureuses.
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