Georgia Anne Muldrow : la panthère du rap US
A Thoughtiverse Unmarred. C’est la sortie du mois de mai qu’il ne fallait pas rater sur LE label indé du moment, Mello Music Group. Un nouveau talent, me demanderez-vous ? Et bien non, pas du tout. A Thoughtiverse Unmarred est le 16è album d’une jeune trentenaire californienne hyper lookée à la coupe afro, au large sourire, et qui compte déjà plus de dix ans de carrière.
Trop méconnue du grand public, Georgia Anne Muldrow a pourtant collaboré avec Madlib et Mos Def, rien de moins. Dans un article du New York Times, Yasiin ose la comparaison avec les icônes Ella Fitzgerald ou Nina Simone : « She’s like religion. It’s heavy, vibrational music. I’ve never heard a human being sing like this. » Artiste hyperactive, Georgia sait tout faire: elle chante, compose, produit, fait ses propres arrangements, dessine ses couv’ d’albums, gère sa com’… Et elle rappe. Et plutôt très bien. Inspirée par son mari, Dudley Perkins, aka. Declaime, qui s’invite pour quelques featurings sur A Thoughtiverse Unmarred, Georgia Anne Muldrow assortit les rimes comme les bracelets qui ornent ses poignets, et enfile les beats comme les bagues ethniques qu’elle porte à tous les doigts.
Une artiste hors-classe
Musicienne hors-catégorie, Georgia Anne Muldrow est la fille de Ronald Muldrow, guitariste de jazz et collaborateur du saxophoniste Eddie Harris. Perfusée à la black music, la californienne bénéficie d’un prestige dans le milieu qui dépasse les frontières du genre. Prêtresse soul, elle est la première femme à signer sur le label Stones Throw, avec qui elle sort en 2006, son premier album Olesi: Fragments of An Earth. Dans la lignée d’une Meshell Ndegeocello ou d’une Erykah Badu, elle livre une oeuvre à l’empreinte nu soul, sur laquelle on s’autorise un beau moment d’émotion tout en langueur, avec le sublime track « Patience » :
Toujours innovante et expérimentale, recherchant sans cesse des sons originaux, Georgia Anne enchaîne les disques, et les collaborations réussies, du featuring avec Bilal sur « More & More » (Owed to Mama Rickie, 2011), ou avec Mos Def sur « Roses » (The Ecstatic, 2009), à la production complète par Madlib de l’album Seeds, sorti en 2012. Sa musique semble toujours empreinte d’un optimisme à l’épreuve du réel, d’une joie musicale clairement non feinte, d’une jubilation artistique toujours renouvelée. Georgia Anne tisse depuis dix ans une toile musicale complexe, expressive, composée avec générosité et ingéniosité, et fédère autour d’elle un cercle d’avertis pour qui sa musique devient pure addiction.
En cette fin de printemps 2015, la panthère du rap US a frappé un grand coup: A Thoughtiverse Unmarred est un petit bijou de Hip-Hop soulful. Jusqu’à présent fidèle à Stones Throw, Georgia Anne prend un tournant musical l’année dernière avec la sortie de Ms. One, son dernier EP, sur son propre label fondé en 2008, SomeOthaShip Connect Records. Sur cinq titres (dix en tout avec les versions instrumentales), elle se lance officiellement, et avec un talent dingue, dans le chant rappé. Pour vous faire une idée, écoutez juste le titre ultra-entraînant « Dollar » à la ligne de guitare funk, ça décoiffe !
Une femme engagée
Au-delà d’une passion incommensurable pour la musique, Georgia Anne Muldrow, c’est aussi un discours. Femme de convictions et d’idées, elle associe, avec beaucoup de profondeur dans ses textes, spiritualité et engagement politique. Inégalités sociales, condition noire, statut des femmes, dénonciation des puissants, pacifisme, ses positions sont celles d’une artiste humaniste qui transpose ses combats en chansons. Passer du chant au rap est donc une démarche logique pour une femme de combat. Le projet A Thoughtiverse Unmarred était prêt depuis longtemps, il sort après les émeutes de Ferguson, après Baltimore… Le track « Great Blacks » résonne comme un écho :
Appelant à la conscience citoyenne, refusant tout recours à la violence, Georgia Anne Muldrow est la sagesse faite femme, à la fois prophète et porte-voix. Elle ne critique pas, elle pousse au dépassement de soi, dans un esprit apaisé, mais conscient et responsable toujours. Le constat est franc, sans langue de bois, comme sur la politique d’Obama dans le morçeau « Child Shot » :
America’s a corporation /
President don’t call the shots /
He only one slot at a table that we ain’t ever gonna get an invitation to attend /
No we not /
Guess we raw enough to send a drone to get a child shot.
Dans les pas des grands hommes et des grandes femmes de l’identité noire, de Martin Luther King à Billie Holiday, elle distille un message de paix. Le nouvel opus est parsemé d’extraits de discours ou dialogues, qui viennent clôturer les tracks et permettent de créer, en les liant les uns aux autres, une unité thématique tout du long. Combinant une soul très seventies, tout en cuivres, à des beats « vintage », rappelant les meilleurs moments du boom-bap new-yorkais revendicatif des nineties (« The Outcome »), A Thoughtiverse Unmarred s’inscrit dans les albums actuels des artistes noirs qui interrogent leur communauté sur la meilleure manière de faire face ensemble à la pauvreté systémique, à la violence policière, à la discrimination quotidienne subie. (Nous évoquions déjà cette thématique sur notre chronique du dernier album de Kendrick Lamar, To Pimp A Butterfly).
Album puissant symbole d’une oeuvre puissante, A Thoughtiverse Unmarred est beaucoup plus qu’une étape pour Georgia Anne Muldrow, c’est un challenge réussi pour une vraie performeuse du son. Une femme à l’aise dans son rap, à l’aise dans son chant, à l’aise dans sa musique. Ca fait un bien fou, c’est l’effet GAM, on aurait eu tort de ne pas vous le faire partager, non ?
Et pour que vous saisissiez l’amour que Georgia Anne Muldrow porte à la musique, on vous laisse en tête à tête. Rien de mieux qu’une belle et courte démonstration live de tout son talent :