Ils sont peu, ceux qui peuvent se targuer d’avoir enregistré avec le légendaire Madlib. Sur cette liste figure Freddie Gibbs. Pourtant à l’origine, rien n’aurait pu présager que celui qui a émergé de l’underground il y a quelques années puisse collaborer avec le mythique producteur californien. Mais impossible n’est pas Freddie Gibbs. C’est quand on jette un œil sur son parcours et que l’on réalise d’où il vient que cette phrase résonne réellement. Retour sur la carrière de celui qui est passé du statut de petit gangster de l’Indiana à l’un des rappeurs indépendants les plus respectés.
Le lent mais irrémédiable déclin que l’industrie américaine connaît depuis les années 70 a violemment impacté la « Manufacturing Belt », cette zone qui s’étend du Wisconsin à l’Etat de New York en passant entre autre par l’Illinois ou le Michigan et qui s’était érigée depuis le début du siècle passé en fleuron industriel du pays. L’exemple qui revient le plus régulièrement pour illustrer la chute de celle qui est depuis devenue depuis la « Rust Belt » (ceinture de la rouille en anglais) est celui de Détroit. La capitale du Michigan, berceau des Pistons, de GMC et de la Motown, est une des villes les plus durement frappées par la récession économique et sa chute soudaine l’a érigé en symbole de la brutalité de la crise que connaissent de nombreuses agglomérations américaines.
Parmi elles, il en existe une qui a elle aussi subi de plein fouet la débâcle du secteur industriel US. Située à environ 350 kilomètres de Motor City, en pleine banlieue de l’agglomération chicagoane, Gary est la deuxième ville qui a perdu le plus d’habitants dans la zone depuis 2000, juste derrière Détroit.
Fondée en 1906 par la Corporation américaine de l’acier, Gary connaît son apogée dans les années 50, où environ 200 000 personnes habitent dans la florissante ville de l’Indiana. Mais alors que l’industrie de l’acier entame son déclin, Gary connaît d’importantes transformations démographiques : sa population chute de plus de 55% entre 1960 et 2014, tandis qu’elle est touchée par le phénomène du « white flight », à savoir le départ des classes moyennes blanches vers d’autres agglomérations. Avec une population majoritairement pauvre (22% des familles vivant sous le seuil de pauvreté) et sans perspective, et des équipements publics qui tombent en désuétude faute de financement, la ville sombre irrémédiablement et elle vient s’ajouter à la grandissante catégorie des « villes fantômes » américaines. De la bouche même de Gibbs, Gary est « désolée, dévastée, comme une zone de guerre. C’est un véritable mini-Détroit ! ».
De par sa situation catastrophique, la ville est immanquablement marquée par les deux fléaux que sont la violence et la drogue. À tel point, qu’elle est fréquemment citée depuis les années 80 comme l’une des 10 villes les plus violentes des États-Unis. L’introduction du morceau « Lay it Down » à ce sujet est plus qu’explicite (de 0:07 à 0:21 dans la vidéo ci-dessous):
C’est dans ce contexte peu favorable que naît en 1982 Fredrick Tipton, plus connu aujourd’hui sous le pseudonyme de Freddie Gibbs. Né d’une jeune mère de 20 ans et ainé de trois frères, le petit Freddie grandit en même temps que ses oncles qui entament eux leur adolescence en se tournant vers le banditisme. « Il n’y avait aucune opportunité pour les gamins de Gary. Et quand tu manques d’opportunités, tu n’as d’autres choix que de te tourner vers d’autres choses » explique à ce sujet Gibbs. Il est très vite fasciné par le mode de vie de ceux qu’il considère comme ses modèles et aspire ainsi à leur ressembler.
Le jeune Fredrick se retrouve donc à vendre de la verte dès ses 12 ans, pour s’acheter sa première paire de baskets. Comme il le souligne lui même « « Les Nickel and Dimes (ndla: argot pour designer les petits sachets de marijuana) ont été mon ticket d’entrée dans la vraie vie». Il passe par la suite à la drogue devenue reine dans les ghettos américains depuis les années 80, le crack, et entame ainsi réellement sa « carrière » dans le milieu.
Pourtant Fredrick a en parallèle d’autres aspirations : passionné de sport, il se rêve à être drafté en NBA ou en NFL. Plutôt doué pour le Foot US, il arrive même à obtenir une bourse universitaire pour intégrer l’équipe de l’université de Ball State. Mais malheureusement, comme d’autres célèbres rappeurs (Schoolboy Q, Guilty Simpson), il se fera rapidement exclure. La faute à cette “putain de vie de rue ”, qui faisait partie intégrante de son être et qui l’a ainsi inévitablement rattrapé.
Tipton se fraye un chemin dans le milieu, se bâtit une solide réputation et commence alors à fréquenter de plus près les barons de la drogue locaux. Ces derniers se retrouvent souvent en studio d’enregistrement, car ils sont les seuls à pouvoir s’offrir ce genre d’établissement. C’est en s’y rendant que Freddie, la vingtaine tout juste, commence à s’intéresser véritablement au rap.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ses motivations sont pour le moins singulières. En effet, de ses propres mots, il en est venu à rapper parce qu’il s’ennuyait et qu’il n’avait rien d’autre à faire. Et quand il a été confronté au niveau plus que faiblard des rappeurs locaux de passage en studio, son esprit de compétition se charge du reste. S’estimant largement au-dessus de la mêlée, Fredrick lâche quelques freestyles de haute volée en studio qui impressionne les gens présents. C’est le déclic. On est en 2004, et le jeune gangster de Gary prend une décision qui va changer sa vie : il va désormais se consacrer sérieusement au rap.
Et il se trouve que l’investissement de Tipton n’était pas vain, puisqu’il se bâtit assez vite une petite réputation à l’échelle régionale (ce qui se révèle plutôt aisé au vu de la quasi non-existence de scène locale). Il commence même à percer au-delà de sa région grâce aux deux volumes de sa mixtape “Full Metal Jackit: The Mixtape » qu’il sort en 2004. À tel point qu’il se fait repérer par le célèbre label Interscope, qui le signe en 2006. Tout semble décidément bien parti pour Freddie, qui enregistre même très vite un album.
Sauf que voila, comme beaucoup d’autres avant lui, un changement de dirigeant au sein du label l’amène à se faire lourder manu militari, et ce, à peine un an après la signature de son contrat. Le tout sans avoir pu sortir quoi que ce soit sur Interscope. Retour à la case départ pour Freddie qui rendosse dans la foulée son rôle de pharmacien de rue. Après avoir traversé une dépression et vendu tellement de dope qu’il aurait pu légitimement postuler à la citoyenneté colombienne, il refait surface quelques années plus tard dans le milieu du rap, seul et en indé. Et, à bien y réfléchir, rien ne semble plus dans le cours des choses que de le voir revenir par ces voies là. Pour bien le comprendre, il est essentiel de revenir en détail sur l’influence que le fait de grandir à Gary a eu sur la carrière de Tipton.
Avant de connaître le succès et de s’établir comme le King Of The Pop, Michael Jackson a grandi avec sa famille dans la ville de… Gary. Quand sa carrière décolle et qu’il quitte la ville de l’Indiana, c’est encore la florissante cité qui profite pleinement de l’industrie de l’acier. Mais quand il revient des années plus tard au plus fort de sa notoriété pour distribuer du KFC à ses habitants, ce n’est plus du tout le même endroit qu’il retrouve.
Et Fredrick Tipton est le pur produit de ce Gary qui vit désormais à l’ère du crack. Cet environnement a eu un impact déterminant sur la personnalité du rappeur, et donc par truchement dans sa musique mais aussi ses choix de carrière.
Le premier aspect de l’influence de Gary sur la musique de Gibbs, c’est l’omniprésence de la vie de rue qu’il a expérimenté. Pleinement conscient de la fascination qu’exerce le mode de vie gangster et donc son potentiel commercial, Gibbs s’est naturellement tourné vers le gangsta rap. Le pseudonyme qu’il choisi, Freddie Gibbs, illustre d’ailleurs parfaitement son lien avec le banditisme : il est tiré du personnage du film de blaxploitation Black Caesar, Tommie Gibbs, jeune gangster de Harlem qui arrive à prendre la tête de la mafia avant de chuter par la faute des conspirations de ses adversaires. Un classique. Et qui joue le Tomme Gibbs en question? Fred Williamson, ancien joueur de NFL, reconverti en acteur et qui à grandi à… Gary.
Freddie Gibbs se distingue néanmoins de bon nombre d’autres gangsta rappers sur un point : il ne glorifie en rien ce dont il parle. Certes, il assume totalement et est fier d’avoir réussi à s’en sortir, mais il reste aussi pleinement lucide sur ce que représente son mode de vie d’antan. Ainsi, lorsqu’on lui demande s’il fait la promotion du crack à travers sa musique, il répond pragmatiquement :
“Nan, fumer du crack n’est pas cool. Mais c’est une indéniable réalité »
Gibbs se contente simplement de dépeindre cet univers qu’il connait si bien, sans détour, avec la froideur même qui caractérise le milieu. La description qu’il fait du banditisme qui a été son mode de vie pendant si longtemps est donc aussi sordide qu’elle est réaliste. De ses propres mots, Gibbs porte le flambeau du gansta rap, pas seulement pour représenter Gary, mais aussi « parce qu’il fait partie des derniers vrais thugs du rap ».
Gary a aussi eu un impact assez singulier dans la musique de Gibbs. Du fait de l’absence quasi-totale de scène rap locale, il n’y existe pas d’identité musicale propre. Gibbs a du créer son propre son et il a pris pour cela toute ses libertés. Ses inspirations sont aussi nombreuses que diverses. Il cite, entre autres : Goodie Mob, Scarface, Geto Boys, 50 Cent, UGK, Ghostface Killah, Ice Cube ou encore 8Ball & MJG. Rien de surprenant alors de retrouver dans sa musique des sonorités aussi diverses que du boom-bap de la côte est, du gangsta rap de la côte Ouest ou encore du bon vieux dirty south des familles. Et c’est ce qui lui a permis de collaborer avec des producteurs aussi différents que Just Blaze, Cardo, The Alchemist, Cookin Soul ou encore la J.U.S.T.I.C.E. League et des MCs comme Jadakiss, Jay Rock, Juicy J, Currensy et Danny Brown. Il y a à boire et à manger dans le catalogue de Gibbs : Tu veux un gros banger aux sonorités trap ? Déguste en pleine face son single « BFK « . T’es plus dans un mood G-funk ? Pas de problème, mets-toi bien avec son « Breaking Bad ». Le père Gibbs a tout ce qu’il faut dans sa hotte et saura satisfaire tout le monde.
Ce fait d’avoir tracé son propre chemin a apporté deux choses à Gibbs. D’une part, cela le pousse à constamment innover. Comme il l’expliquait au Tucson Weekly, il ne pouvait se permettre de simplement émuler ce qui marchait, Gary étant un trop petit « marché » pour se démarquer de la masse. Pour s’en sortir, il était condamné à sans cesse innover. Et ceci, il en a fait son motto pour l’ensemble de sa carrière. Au point même qu’il s’est récemment mis à chanter sur certains de ses morceaux. Oui, tout arrive. Et cette recherche constante d’innovation lui a apporté une indéniable versatilité qui se révèle un véritable atout. Comme il le clame lui même,
Tout terrain le Freddie.
L’influence de Gary ne se retrouve pas seulement dans la musique de Gibbs, mais aussi et surtout dans la gestion de sa carrière. Freddie a toujours du tracer son chemin en solo, que ce soit dans le milieu de la dope ou celui du rap. Venant d’une petite ville inexistante sur la carte du hip-hop US. Comme il le dit : « tout ce que j’ai obtenu dans le game, j’ai du aller le chercher par moi-même ». C’est quand il n’a à se reposer sur personne que Freddie se sent bien et qu’il est capable d’avancer. Un épisode dans sa carrière illustre parfaitement cela.
Reprenons le fil de celle-ci quelques années après où on l’avait laissé. On est en 2011. Freddie s’est bien remis de l’épisode Interscope et recommence à faire parler de lui grâce aux 2 mixtapes qu’il a sorti en 2009, The miseducation of Freddie Gibbs et midwestgangstaboxframecadillacmuzik . Intéressé par le bonhomme, Young Jeezy se rapproche de lui et le fait signer sur son label, CTE Records, en 2011. La collaboration semble bien se passer, Freddie apparaissant régulièrement en featuring au côté du Snowman. Pourtant, fin 2012, c’est le « drame » : Gibbs déclare qu’il quitte CTE. Et bien qu’il annonce n’avoir aucun grief à l’encontre de Jeezy, le beef qui s’ensuivra entre les deux et qui se poursuit encore aujourd’hui montre bien que la fin de l’histoire entre Gibbs et CTE ne s’est pas fait sans heurt. Qu’en est-il des raisons réelles de la rupture entre les deux parties ? Encore aujourd’hui, elles ne sont pas connues. Gibbs a bien avancé sur Hot97 que ce serait des divergences de point de vue qui en seraient à l’origine, Gibbs étant plus underground alors que Jeezy serait mainstream. Mais tout cela semble un peu fumeux. La vérité, c’est que Freddie n’est pas fait pour être sous la coupe d’un label. Il n’est fait que pour dépendre d’une seule personne : lui-même.
L’indépendance comme seule voie possible, mais aussi comme source de motivation. Ne compter que sur soi-même, cela signifie aussi dans la situation de Freddie, partir de rien. Et c’est vraiment là que Freddie Gordie puise sa force. Ce statut d’outsider ayant tout a prouvé lui sied à merveille. Il l’expliquait parfaitement à HiphopDX : « J’aime être sous-coté, car cela signifie qu’il y a aura toujours de la place pour grandir ».
Mais est-ce que Freddie est encore considéré dans le milieu comme cet outsider inconnu venant de son Midwest paumé ? À vrai dire, Plus vraiment. Depuis la sortie de Piñata, son album collaboratif avec Madlib, en 2014, le rappeur de Gary a pris une toute autre envergure. Tout d’abord musicalement. Comme il l’admet lui-même, travailler avec le Beat Konducta l’a aidé à amené son son dans une nouvelle dimension et a dans le même temps fait de lui un meilleur MC. Mais c’est surtout en terme de reconnaissance que Piñata marque un tournant. Véritable succès critique, c’est aussi la première fois que Gibbs truste les différents top tens des charts US.
Maintenant qu’il n’a plus tout à prouver, mais plutôt qu’il doit assumer son nouveau statut de confirmé, est-ce que Freddie est aussi à son aise ? Son dernier album, Shadow of a Doubt, laisse à penser qu’il a plutôt bien digéré l’après-Piñata . Retournant à des sonorités proches de ce qu’il faisait avant, il expérimente dans le même temps et avec un certain succès de nouvelles choses qui apportent une touche de fraicheur bienvenue. Côté lyrics, cela tourne toujours bien évidemment autant autour de la dope, mais un titre comme « Freddie Gordy » montre une facette plus personnelle et introspective du rappeur de Gary. Gibbs ne tourne pas en rond, évolue, et ce n’est pas pour déplaire. Les critiques ne s’y sont d’ailleurs pas trompées et ont globalement bien accueilli l’album.
Alors, à quoi peut-on s’attendre pour l’avenir de Gibbs ? Côté musique, le bonhomme semble confiant, comme il le confiait au Tucson Weekly.
De belles promesses donc. A voir comment elles se concrétiseront. Peut-être avec la suite annoncée de Piñata, le bien-nommé Bandana. Pour l’instant aucune date annoncée, mais les fans piaffent déjà d’impatience. En attendant, Gibbs ne se contente pas de sa propre carrière d’artiste et monte tranquillement son business à côté, toujours en indé bien sur. D’une part, son label, ESGN, qu’il espère bien développer dans les années à venir. Peut-être pas avec des rappeurs, car il trouve cela difficile étant beaucoup trop critique vis-a-vis des autres MCs. Mais il compte bien produire des artistes avec lesquels il a déjà bossé, comme la chanteuse Dana Williams déjà présente sur certains de ses albums, ou le producteur Blair Norf. Et pourquoi pas devenir directeur artistique ? Freddie y pense, mais seulement une fois qu’il en aura fini avec sa propre carrière. Et l’heure de la retraite n’a pas encore sonné pour Gangsta Gibbs.
Enfin, vu que Fredrik Tripton ne serait pas devenu Gangsta Gibbs sans le deal de drogue, c’est tout naturellement qu’il s’est aussi lancé récemment dans le business (légal, cela va de soit) de la Marijuana. Sa variété, la bien-nommée Freddie Kane OG, a été lancée en 2015 et connaît son petit succès. Elle a même été adoubée par Snoop Dogg himself (d’après Gibbs, la plus estimable des appréciations qu’il soit). Avec elle, Freddie va peut-être pouvoir assouvir son véritable rêve qu’il décrivait ainsi à Complex.
C’est tout le mal qu’on te souhaite Freddie ! Et avec ça, on est certain que tu rentreras à jamais dans la légende de Gary. Là où tout à commencé…
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Très très bon article qui nous fait découvrir l'histoire de cet artiste bien trop sous-côté pour l'instant.
Puis un type qui sort un album en collab avec Madlib ne peut être qu'un bon...alors si en plus il en ressort un second....
Merci pour le retour ! Le mec est sous-côté mais on sent qu'il est en train de prendre une envergure certaine depuis Pinata. Y'a qu'a voir comment était la foule au Trabendo pour réaliser que le type monte très clairement.
Pour Bandana, y'a rien de confirmé pour l'instant, les deux restent très évasifs. A voir donc. Mais la combinaison des deux est si efficace qu'il serait dommageable de ne pas voir un second opus.