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Pone – Kate & Me

Sa photo de profil sur Facebook arbore un logo, celui reconnaissable de DJ Mehdi lors de sa reconversion chez Ed Banger. Une date, le 13 septembre 2012, un an jour pour jour après la mort du producteur emblématique. Depuis sept ans, Pone n’a jamais changé de photo de profil. Une façon de souligner l’hommage à un ami, tout d’abord, mais surtout à une référence pour tous les producteurs de son époque (les deux ont travaillé sur un projet en commun qui n’a jamais vu le jour…). Ce n’est donc pas par hasard si Pone a choisi le 13 septembre comme date de sortie de son projet Kate and me. Une date totem, comme un ultime hommage en forme de pied de nez pour une mort qui faucha un artiste en pleine possession de ses moyens mais continue de fuir un homme alité, passé tout près d’une fin prématurée. Pour Pone, il a fallu réapprendre, s’adapter, retrouver des sensations de beatmaking à l’aide d’un logiciel où ses yeux font le travail à la place de ses mains. Pas une chose aisée tant le rap est un art de la démerde : fouiller dans les bacs à la recherche de vinyles obscurs, apprivoiser des machines de toutes sortes, taper sur des pads, couper, triturer… Il a fallu retrouver ce plaisir de jouer avec la musique des autres pour en ressortir une œuvre en forme de catharsis pour ceux qui perdent espoir de vivre avec la maladie. Un projet qui tient à une œuvre, sûrement une des plus grandes jamais composées ces cinquante dernières années, celle de Kate Bush.

Une artiste qu’il a redécouvert sur son lit d’hôpital, reprenant en pleine tête les envolées lyriques de la chanteuse et ses sophistications musicales, apogée d’un son avant-gardiste propre aux années 80, de ceux qui ont digéré les révolutions musicales des deux décennies précédentes. Un univers qui l’avait déjà inspiré au moment de composer le mythique album Art de Rue pour la Fonky Family, à l’aube des années 2000. Dans cet univers nocturne mélancolique, étouffé par les filtres et les batteries électro, un titre fait un pont direct entre les deux « vies » de Pone et sa rencontre avec Kate Bush. Un sample, pour être précis. Les premières notes de « Don’t Push Your Foot On The Heartbrake », sorti en 1978, avant les grandes heures de la chanteuse. Un de ces samples dont l’évidence saute aux yeux, tant la boucle a inspiré aux rappeurs marseillais une puissante balade nocturne, reflet du véritable cœur de la cité phocéenne, où les âmes se révèlent une fois le soleil couché.

« Tonight », titre évocateur, deviendra « Not Tonight » en 2019, sur ce nouveau projet où Pone réutilise exactement le même sample, la même introduction. Il altère complètement la dynamique de la première version, comme son pendant désabusé, comme si la vie avait rattrapé l’insouciance des jeunes en virée nocturne. L’hymne de « Tonight » devient ici une longue complainte aux basses puissantes et aux samples vocaux discordants, s’ouvrant et finissant sur des applaudissements d’un public inexistant, les claquements de main d’une banque de sons. Quelque chose de fantomatique plane sur les pistes de l’album, renforcé par l’univers déjà gothique de Kate Bush et son folklore anglo-saxon.

Le fruit de cette rencontre entre Pone et Kate Bush a cela de puissant qu’il vient puiser dans la beauté même de ce qui fait la mystique du rap et son caractère indubitablement mortifère. Le sampling est une histoire de fantômes, d’esprits musicaux qui errent et se rencontrent. Pone puise dans la substance de Bush une multitude de samples vocaux, de plages mélodiques, triturées, qui vont et viennent à travers les pistes, redoublées de samples de rappeurs américains, rencontre improbable entre des univers qui n’ont rien pour s’entendre. Ou presque : Kate Bush fut une pionnière en son temps pour les utilisations de sonorités électroniques, d’expérimentations de composition avec tous les outils dont elle disposait à l’époque comme le Fairlight CMI, mythique synthétiseur des années 80, capable d’échantillonner, ouvrant la voie au sampling tel qu’on le connait dans le rap. Bush en a fait un outil à part entière sur son classique Hounds of Love (1985). Des albums qui deviennent des fantasmes de producteur pour les décennies suivantes. Pone n’y échappe pas et tente de rendre hommage à une œuvre protéiforme en tentant d’y insérer son univers mental d’un rap new-yorkais des années 90, quelque chose de plus salissant, de plus brutal. Les voix se chevauchent, les techniques de sample changent de piste en piste, essayant de fuir la monotonie potentielle d’un projet instrumental de rap, objet intriguant par nature.

Les projets instrumentaux ont souvent été l’apanage de quelques producteurs diggers, comme des objets de niche, canaliseurs d’une boulimie de samples en stock. Les boucles se suffisent à elles-mêmes, deviennent une sorte de microcosme de l’esprit, rongeant jusqu’à l’os sans aucune justification autre que le plaisir de découper, manipuler et mettre en valeur des échantillons sonores qui hantent l’esprit. Difficile de ne pas penser au Donuts de J Dilla, sorti trois jours avant sa mort des suites d’une longue maladie. Sans porter le mauvais œil, il est émouvant de voir des producteurs de rap revenir au plus simple composant de leur art en ayant en tête que tout peut disparaître du jour au lendemain. Pone porte lui une certaine ambition à construire un projet cohérent, avec des morceaux amples qui font et défont les samples choisis, se donnant le mal d’offrir à l’audience une certaine idée de ce qu’est un album, bâti du début à la fin comme un ensemble et non comme une succession de pistes.

Il y a ici l’émotion simple, presque enfantine, de voir un producteur s’émerveiller d’une œuvre qui marque l’esprit, qui redonne littéralement un second souffle. Le sampling agit ici, et Pone l’a bien compris, comme le transmetteur idéal de ce sentiment, à la fois pour sa reconstruction en tant qu’homme, mais également pour un partage universel à travers sa lutte contre la maladie. Le monumental « Breathing » de Kate Bush devient ici un souffle d’espoir, d’une émotion renversante. « Go hard », nous dit le sample vocal, rythmé par les respirations assistées, les bips des machines qui maintiennent Pone en vie. On touche ici à l’idée absolue du sampling, quand il devient l’objet même de sa boucle, quand il dépasse les strates du simple habillage pour vous toucher en plein cœur. Quand on devient malgré nous le témoin privilégié d’un dialogue intime entre le créateur et son sample. Kate and us.

Rares sont les projets qui transcendent à ce point leur petite existence. Le producteur de la Fonky Family a construit un album qui fera date à tout point de vue, et qui malgré ses limites de projet instrumental donne à comprendre tout ce qui fait le lien mystique entre le rap et le sampling. La rencontre entre un homme et une œuvre, y projeter mentalement sa singularité, transformer son écoute en pure création. Personne n’a jamais remis en cause le fait que les samples ont permis à des centaines d’albums de ne pas tomber dans l’oubli, mais personne ne se doutait qu’ils pouvaient sauver des vies. Pone piochait son premier sample de Kate Bush sur l’album Lionheart. Cœur de lion. C’était peut être là ce qu’ils avaient en commun depuis toujours.

Benjamin Boyer

Essaie depuis 2007 de déchiffrer les écrits de Lupe Fiasco. Ex-groupie de Kanye West, ex-pirate repenti sur Apple Music. Internet lui a pris trop de temps.

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