Mieux vaut tard que jamais, qu’il s’agisse d’un nouvel album de Playboi Carti ou d’une chronique dédiée sur Backpackerz. Deux ans et demi d’absence pour le premier, un mois de retard pour la seconde : l’un comme pour l’autre, un peu de recul semblait nécessaire.
Faisant suite au très apprécié Die Lit, le rappeur de vingt-quatre ans se devait de frapper fort, et avant même d’en évaluer la puissance, on ne pourra reprocher à Whole Lotta Red de manquer de consistance. Vingt-quatre titres pour un vingt-cinq décembre ; notre homme s’est manifestement montré généreux envers ses fans, qui ont témoigné en retour d’une reconnaissance à géométrie (très) variable. L’habituelle période de trêve n’a pas empêché les balles de pleuvoir sur les réseaux sociaux, certains affirmant que le nouveau disque du rappeur d’Atlanta était la pire immondice de sa carrière, d’autres criant au génie d’un artiste toujours plus innovant et disruptif. Il était temps de se construire un avis, loin de la hype et en dépassant les premières impressions. Laissons donc de côté une pochette qui peut laisser sceptique, avec son esthétique tricolore empruntée au fanzine punk Slash, mais qui rappelle plutôt les meilleurs t-shirts de Scarface en vente sur le marché de Fréjus, et concentrons-nous sur ce qui compte vraiment. La musique de Carti est-elle parvenue à nous convaincre et à embellir un Noël franchement pas terrible ? « Alors en fait, l’histoire est plus complexe ».
Sur la forme, avec sa tracklist fleuve et ses featurings tape-à-l’oeil (comprenant Kanye West, Kid Cudi et Future), Whole Lotta Red ne semblait pas vouloir se démarquer de la plupart des gros albums de rap US. Des projets qui ont tendance à subir un formatage proportionnel à leur succès, victimes de nouvelles logiques de consommation portées par le streaming. Il s’agit pourtant des seuls points pouvant rapprocher le disque d’un produit calibré pour les charts ; le reste n’est que cris, punk et saturation. Dès les premiers morceaux, on comprend immédiatement le dur clivage que l’album a suscité à sa sortie, à commencer par des productions étranges et abrasives. S’inscrivant dans une tradition d’aïeux férus d’expérimentations sonores, à l’image de Lil B, Lil Ugly Mane ou Death Grips, Carti se permet des beats bruts de décoffrage, qui semblent avoir été volontairement détériorées pour l’occasion. Les batteries bavent, les mélodies râpent, les voix craquent, jusqu’à ressembler à des B.O. de jeux vidéo qui auraient été trop trash pour passer dans les salles d’arcade. Entre la mélodie de la célèbre « Toccata et fugue en ré mineur » de Bach – triturée pour évoquer une sorte de version plus sanglante de Street Fighter – sur « Vamp Anthem », le sample de Bon Iver sur « F33l Lik3 Dyin » et les autotunes dissonants de « Punk Monk » ou « Go2DaMoon », les grands écarts sont nombreux. Chose remarquable sur la majorité des morceaux, le rappeur se détache enfin de sa fameuse baby voice pour s’aventurer sur des terrains vocaux moins mélodieux : il crie, scande, voire s’époumone pour graver ses messages au marteau piqueur dans notre cerveau.
En effet peu complexées, les paroles de l’album se rapprochent bien plus souvent des slogans que des réels textes, oscillant constamment entre l’hypnose sous amphétamines et la plus profonde débilité. Reste à voir à quel degré les prendre, à l’image de tout le folklore du rappeur, qui englobe des morceaux inachevés, des tweets et des provocations régressives disséminées sur la toile. Le résultat est quelque peu déroutant, tant Whole Lotta Red est à la fois un indéniable produit de la culture Internet, enflammant des mini-geeks toujours prêts à dégainer leurs meilleurs memes, tout en n’étant voué qu’à embraser les foules sur des scènes qui finiront par rouvrir un jour (on se rassure comme on peut).
On obtient donc un disque plus proche de la mixtape Soundcloud que de l’album séquencé et construit, qui brasse les esthétiques underground pour recracher des chansons parfois intéressantes, souvent incompréhensibles. Le quasi-abandon du grand Pierre Bourne au profit d’une armée de producteurs rend la chose un peu indigeste, mais a le mérite d’annoncer une nouvelle couleur. Celle d’un Playboi désinvolte qui se repose toujours sur la technique des autres pour briller musicalement, mais capable d’incarner une fascinante énergie qui ne demande qu’à être vue en live. Un petit con qui sort sans le vouloir de sa zone de confort. En somme, à mi-chemin entre les avis de twittos peu nuancés, un idiot de génie.
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