Pascal Tessaud nous présente sa série docu ‘Paris 8, la fac Hip Hop’
À travers son long-métrage Brooklyn ou des documentaires comme Beatbox, Boombap autour du monde, Pascal Tessaud ne cesse d’apporter un œil éclairé sur des parties méconnues de l’iceberg de la culture Hip Hop.
Après deux ans d’investigation, le réalisateur s’est attaqué cette fois ci à une période oubliée du développement de cette culture en France. Mélangeant images d’archives et interviews de différents protagonistes, il a remis en lumière l’entrée du Hip Hop à l’université de Saint Denis au début des années 90, par l’intermédiaire du sociologue Georges Lapassade. Pascal Tessaud nous a confié en avant-première les secrets de fabrication de cette web série documentaire. Coup de projecteur sur Paris 8, la fac Hip Hop, dont les épisodes seront diffusés sur Arte début 2019.
Comment est venue cette idée de web série sur le Hip Hop à Paris 8 au début des années 90 ?
J’ai grandi dans un milieu ouvrier, où personne n’a le bac. J’ai eu accès à la Culture à l’Université Paris X Nanterre où j’étais étudiant en Lettres et Cinéma. Et même au sein d’une fac « dite de gauche », il y avait une forme de mépris vis à vis des cultures populaires. J’écoutais beaucoup de rap et je devais m’adapter à un autre monde, une autre manière de parler, de penser. C’était un peu schizophrénique ! En banlieue, certains entretenaient cette interdiction à l’accès à la culture, à la lecture, au monde des idées…
il y a dix ans, j’avais réalisé un documentaire sur le Slam à Saint Denis, intitulé Slam, ce qui nous brûle. A cette époque, j’ai rencontré Cristina Lopes qui tenait le Café Culturel où se déroulaient des Open Mic de Slam de légende. On est devenu amis. Elle m’a parlé ces dernières années de ce qui se passait durant son adolescence à la Fac Paris 8 de Saint-Denis. Un jour, elle m’a présenté un enseignant, Christian Lemeunier, qui était chargé de cours d’un laboratoire expérimental, dirigé par George Lapassade.
Il m’a ensuite confié avoir filmé pendant trois ans le mouvement Hip Hop à la Fac. Il m’a aussi dit que des concerts, des ateliers de graff et une radio pirate avaient été montés à l’intérieur des locaux de l’université. J’ai vraiment halluciné, car à Nanterre, c’était pas très bien vu d’être Hip Hop ! Là, carrément, c’était encouragé par des profs soixante-huitards. En accédant au service audiovisuel de l’université, j’ai découvert un carton abandonné, qui contenait des cassettes V8 avec des vidéos exceptionnelles avec des étiquettes : MC Solaar, Menelik, Ministère AMER… Cristina Lopes m’a alors encouragé à réaliser un documentaire sur ce sujet.
Suite à l’achat de mon documentaire Beat Box, Boombap autour du monde par Arte en 2016, la chaîne m’a demandé de travailler avec eux. On m’a alors proposé de réaliser une série digitale. Pour moi, c’était l’occasion idéale de soumettre ce thème. Le visionnage des archives par la chaîne de télévision a été déterminant dans le lancement du projet. A certains concerts, on a l’impression d’être dans le South Bronx, pas dans une amphi universitaire.
As-tu rencontré des difficultés particulières pour recueillir les témoignages des différents intervenants du documentaire ?
Un peu. Des artistes comme MC Solaar, qui ont un planning très chargé, sont difficiles à mobiliser. D’autres sont compliqués à capter : le rappeur dyonisien M’Widi avait disparu des radars. J’ai du activer mes réseaux amicaux et sociaux pendant deux ans. J’ai eu énormément de soutien de la part de gens proches issus du Hip Hop.
Le sujet est d’ailleurs très clivant dans ce milieu. Il y a ceux, qui adorent aborder ce sujet. D’autres ont complètement rejeté cette expérience. Car ceux qui ont lancé ce projet universitaire représentaient l’extrême gauche, associé à une élite bourgeoise. Dans ces années 90, on assistait à un rapport de force entre classes sociales opposées. Certains pensent qu’il s’agissait d’une récupération d’un mouvement de rue. J’ai donc intégré cette problématique centrale dans mon documentaire. Au final, le sujet dépasse la nostalgie. Le documentaire pose des questionnements sur la définition d’une culture populaire, sa marginalisation ou son intégration…
A cette époque, l’université avait intégré pour la première fois la culture Hip Hop à son programme. Aujourd’hui, on assiste plutôt à une régression à ce niveau. L’histoire du Hip Hop n’est pas étudiée en France contrairement aux États-Unis, où des artistes comme Talib Kweli, Chuck D ou KRS-One enseignent ce patrimoine dans des facs de renom. Mon documentaire est aussi une manière de réhabiliter l’enseignement des cultures populaires.
Il faut savoir que je n’ai pu récupérer qu’à peine dix pour cent des archives vidéo de la fac sur ce sujet. Tout le reste a été malencontreusement détruit. Cela montre le peu d’estime que l’on porte sur cette dite « sous-culture » en France. Si je n’avais pas demandé à sortir ces images, toute cette mémoire aurait été totalement détruite. Des centaines d’heures sont parties en fumée. C’est donc un petit miracle que j’ai pu faire cette série documentaire avec quelques images sauvegardées, qui sont inédites et exceptionnelles.
Peux-tu nous expliquer les raisons du format très court, 8 minutes, des épisodes ?
En règle générale, les jeunes ne regardent plus la télévision. Pour inciter la jeunesse à regarder leurs programmes, Arte a lancé Arte Creative, sa version numérique. Ils ont donc développé une politique très moderne, orientée vers les cultures urbaines. Ils vont prochainement sortir une série sur l’émission mythique Hip Hop de Sidney. Ils sont habitués à communiquer sur les réseaux sociaux. Les jeunes consomment énormément ce genre de format court. Pour moi, l’utilisation de ce format a été une première. Au final, nous avons dix épisodes de 8 minutes, qui dépassent largement les 50 minutes habituellement pratiquées en documentaire.
Amandine Normand, tu es la monteuse du projet. Ta manière d’assembler les témoignages actuels et les parties archives me font penser au montage des clips Hip Hop. As-tu été inspiré par le montage de ces clips musicaux ?
Cela fait très longtemps que je travaille avec Pascal. J’ai travaillé notamment sur son film Brooklyn. J’ai donc acquis la forme Hip Hop avec Pascal. J’appréhende ce style depuis des années. Je trouve cette forme très moderne. Le rythme reste très rapide, un peu inspiré du zapping. Pour éviter donc de zapper, il faut capter l’attention. Il faut passer d’un thème à l’autre très vite, tout en gardant le fond. J’ai également monté des clips de rap avec Pascal, ce qui participe beaucoup à l’expérience. La volonté était donc d’avoir une esthétique de clip. Nous voulions travailler différemment que sur un documentaire classique. Le montage est construit en ruptures et en ellipses. Il fallait insuffler une énergie, tout en préservant le fond.
A mon avis, un des aspects intéressants de ta série réside dans le fait, que le Hip Hop s’est aussi développé en banlieue, et pas uniquement à Paris.
A l’époque, acheter une caméra ou un appareil photo coûtait extrêmement cher. Donc ce n’était pas à la portée de tous, surtout en banlieue. Il reste peu de traces. J’ai eu la chance que Christian Lemeunier filme quasiment tous les événements Hip Hop qui se passaient à l’université. Ainsi, j’ai pu découvrir l’existence des premières Block Parties, de freestyles avec de futures stars (Big Red, Solaar, Menelik, Driver etc). Par exemple, la radio de la Fac FMR émettait autant que Nova. Les rappeurs sont tous passés dans cette émission pour s’entraîner avant leur passage sur Radio Nova. Il existait également un local ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où passaient près de deux mille B-Boys par an. N’importe qui pouvait répéter, prendre le micro, les platines… les professeurs avaient un petit budget. Ils se démenaient pour financer des bombes pour les graffeurs, des platines à scratch pour les DJs ou des micros pour les rappeurs. Des murs étaient mis légalement à la disposition des graffeurs, ce qui était nouveau.
Ils avaient surtout la volonté de laisser ces jeunes s’exprimer. Ils ont créé un espace de création pour des jeunes issus de banlieue, de milieux prolétaires et de l’immigration. Cette volonté venait de leur culture de mai 68. En quelque sorte, cette période ressemblait un peu à « quand Mai 68 se rêvait Hip Hop ». A l’époque, on pouvait contester leur authenticité et leur récupération de ce milieu. Cette controverse est évoquée dans la série. Mais ils ont organisé des évènements concrets, permis de médiatiser cette culture, car des médias du monde entier venaient filmer leurs activités à Saint-Denis toutes les semaines. La stratégie politique de George Lapassade était de rendre officielle cette culture Hip Hop dans la société française. Ma position est de contribuer à révéler cette parenthèse enchantée qui dura 3-4 ans, dans sa complexité. Le titre Paris 8 Fac Hip Hop est significatif, car Paris 8 devait être la première université au monde à introduire le Hip Hop officiellement dans une enceinte universitaire, bien avant les États-Unis.
Personnellement, quel a été l’apport de cette série documentaire ?
Cette initiative part en fait de cinq personnes. George Lapassade assisté par Damien Mabiala et Christian Lemeunier, Jacky Lafortune, qui s’occupait de la peinture, et Desdemone Bardin, enseignante en linguistique anglaise qui avait vécu dix ans à New York, proche des Black Panthers. Elle faisait étudier des textes de Public Enemy, de Big Daddy Kane ou KRS-One en cours. Elle était en conflit avec George Lapassade. Bardin a fait venir KRS-One en 1990 pour donner deux conférences à Saint-Denis. Des rappeurs, des danseurs et des graffeurs donnaient des cours dans cette fac. Et ils n’avaient pas le bac ! Tu pouvais intégrer l’université sans avoir le baccalauréat, tout en venant de banlieue. On est loin de ça avec le Parcoursup de Macron en 2018…
Il suffit donc de peu de moyens pour réaliser de grands projets. Si tu es un minimum organisé, tu peux construire des réalisations monumentales. Certains artistes passés par la Fac Paris 8 ont effectué des carrières, comme Banga, André, Solaar, Menelik, Driver…
La philosophie de ces profs était vraiment avant-gardiste. Ils ont compris avant tout le monde que le Hip Hop serait la culture populaire du futur. Ils ont voulu valoriser le potentiel de ces jeunes, parfois avec maladresse. Ça a été un déclic pour beaucoup de ces jeunes, qui étaient âgés de 15 à 17 ans. La beauté de l’initiative reste cette rencontre entre le monde des livres et de la rue, une volonté de dialoguer entre les mondes. De nos jours, ces échanges n’existent plus. Questionner notre passé peut lancer de nouvelles pistes de réflexion et de perspectives. Notre série met surtout en avant une trentaine de personnes qui ont bâti à la fin des années 80 un mouvement fort mais finalement assez méconnu par les plus jeunes aficionados.
Paris 8, la Fac Hip Hop – Série de 10 documentaires – ARTE Creative – Janvier 2019
Realisation : Pascal Tessaud
Visuels : Fred Ebami
Musique : Ouz Ndeezy