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Open Mike Eagle – Anime, Trauma and Divorce

Art-Rapper

Défenseur d’une certaine esthétique dès son premier album solo Unapologetic Art Rap sorti en 2010, Open Mike Eagle a su rester fidèle à son credo : incarner un rap poétique, expérimental et ésotérique, éloigné des tendances mainstream. Il introduira, pour définir ce genre avant-gardiste, le concept d’art-rap (par analogie au art-rock) devenu peu à peu sa signature.

Après avoir multiplié depuis 2007 les projets pour tenter de subsister dans l’univers incommensurablement concurrentiel du hip-hop, ce stakhanoviste du micro a su progressivement exploiter sa créativité débordante dans l’optique de devenir un artiste polyvalent. Il s’associe avec le comédien Baron Vaughn en 2018 pour mettre sur pied un show intitulé The New Negroes diffusé sur Comedy Central, fusionnant subtilement stand-up, sketch et hip-hop (on y notera les apparitions de Lizzo, Danny Brown, Phonte, MF Doom, Method Man entre autres). Fort de sa multidisciplinarité et de son audace, Mike s’inscrivait dans la droite ligne  des artistes militants de la « Black Culture ». Mais si tout semblait s’aligner pour OME à l’aube de ses quarante ans, c’était sans compter les soubresauts de la vie, qui parfois font vaciller les plus solides fondations.

Trauma, Divorce

« Tout chemin aboutit au même point : la désillusion » écrivait Oscar Wilde. Et force est de constater que l’année 2019 est venue instiller le doute dans l’esprit d’Open Mike Eagle : Comedy Central ne renouvellera pas The New Negroes après une première saison pourtant réussie. Le projet collaboratif Hellfyre Club, réunissant Busdriver, Milo et Nocando se désintègre autour de querelles financières, émoussant l’amitié existant entre les différents protagonistes. Pour couronner le tout, Eagle et sa femme divorceront après 14 ans de mariage…

Write Your feelings

lui conseille son thérapeute, sachant pertinemment que sa plume serait son meilleur anxiolytique.

Anime, Trauma and Divorce est l’œuvre d’un artiste déboussolé, affaibli, en quête de sécurité. Sur « Everything Ends Last Year », il murmure « It’s October and I’m tired » d’une voix résignée, ponctuant chaque couplet dans lesquels il dévoile un à un les terribles événements, en tentant d’élucider comment le chaos s’est insinué dans sa vie.

Poignant d’honnêteté, l’album est une excursion dans la psyché mélancolique d’Open Mike Eagle. À l’image de « Bucciriati » qui retrace le processus de guérison d’un homme meurtri qui tente de se reconstruire tout en se confrontant à de vertigineuses contradictions… Le titre fait référence à l’un des personnages du manga « Jojo’s Bizarre Adventure » ayant l’habilité de positionner des fermetures éclairs sur n’importe quel objet. Comme si Eagle voulait tenter de se réapproprier sa vie, d’y plonger ses mains pour tenter de remettre les choses en ordre. Mais nul ne sort complètement indemne de ces épreuves traumatisantes. « Escaped the box, now I’m pushin’ my barrier / So why do I still feel like a moral grey area? » scande Kari Faux qui assiste Eagle dans sa quête de sens.

Une fois que la guérison semble faire surface, que l’être désabusé se relève et tente d’avancer, peut-il faire table rase des ambiguïtés et des doutes qui font désormais partie de lui ? « Death Parade » avec son sample reverse ingénieux, donne cette impression de destinée inéluctable impossible à enrayer, d’éternel recommencement : Eagle arpente la mélodie en chancelant, se questionnant sur la nature cyclique des traumatismes ainsi que leur contagiosité.

Cynisme, Anime

Son parcours psychanalytique l’amènera à explorer les potentielles manières de trouver l’apaisement. Eagle comprendra que derrière l’ironie se cache une arme redoutable contre le désarroi. Sur le narquois « Headass (Idiot Shinji) », merveille d’autodérision, il dépeint avec cynisme l’immobilisme dont il est victime, piégé dans ses élucubrations cérébrales mêlant égocentricité, culpabilité et auto-sabotage. Il comprendra également que toutes les voies promettant la guérison ne sont pas bonnes à emprunter, expérimentant à nouveau certaines déceptions : « Wtf Is Self Care » est une réflexion intime sur les injonctions à « prendre soin de soi-même » qui ont pris beaucoup d’ampleur depuis l’avènement du développement personnel. Eagle y énumère les conseils divulgués en les confrontant à leurs limites : souvent standardisés, brandis tels des formules magiques, ces conseils ne sauraient s’adapter à la singularité de chacun. Singularité qui s’avèrera chez Eagle une ressource lui permettant finalement de se redresser.

“I’ve grown up consuming massive amounts of television and comic books and movies and cartoons. These things live in my mind.” confie-t-il dans une interview au magazine Atwood. Les comics et mangas ont accompagné OME depuis son enfance, et représentent chez lui un imaginaire riche et puissant. Eagle puise dans son vécu pour atténuer sa douleur et passe les événements récents au filtre de ses animes favoris, notamment sur le réconfortant I’m A Joestar (Black Power Family) où il se rêve héros de la célèbre saga Jojo’s Bizarre Adventure. « Im a Joestar can sound like a shallow song but it really comes from a deep need to find an external source of strength » confiera t-il sur Twitter.

De Death Parade à Neon Genesis Evangelion en passant par X-Men, les références sont à la fois foisonnantes et salutaires en amenant, à travers la brume épaisse de l’incertitude, quelques éclaircies salvatrices, annonciatrices d’une accalmie prochaine.

Le producteur exécutif, Jacknife Lee, connu pour son travail avec U2 et R.E.M notamment, vient apporter une belle cohérence au projet, en réunissant des productions signées par Black Milk, Gold Panda, Caleb Stone ou encore Frank Leone. Emplies de sonorités analogues toutes droit sorties de l’époque des VHS et de la Super Nintendo. Elles permettent d’ériger une toile de fond édifiante pour ce théâtre inspiré de la mythologie des mangas. Les mélodies sont sombres, parfois entravées de regains d’allégresse et se marient à perfection avec les états d’âme d’Open Mike Eagle au travers d’un album harmonieux, désarmant de sincérité et d’humilité, loin des clichés mégalomaniaques du rap actuel. Anime, Trauma and Divorce restera sans conteste un de nos meilleures souvenirs de l’année 2020.

Quentin Alimi

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