The Iceberg constitue l’une des meilleures surprises du premier trimestre 2017. Entre son groove organique et un message engagé, l’album s’avère plus abordable que ses précédents opus. Oddisee tenait ainsi à montrer sa vision du monde à l’ère du réchauffement climatique. A grande dose, cet Iceberg prend souvent l’effet d’une pilule bleue. Une sorte de placebo contre la morosité ambiante. Il y a quelques semaines, le rappeur de Washington avait choisi La Place pour entamer une tournée marathonienne en Europe. Accompagné de son live band Good Compny, il a livré un concert à haute intensité artistique, bien secondé par son complice Toine (de DTMD). C’est avec l’enthousiasme d’un futur père que l’auteur a bien voulu nous révéler les parties immergées de son dernier-né.
The BackPackerz : Pourquoi avoir intitulé cet album The Iceberg ?
Oddisee : Je ne sais pas si il existe une expression similaire en Français, mais le titre vient d’un adage : « le sommet de l’iceberg ». J’observais le monde qui m’entoure, et je me suis rendu compte qu’il y avait un manque flagrant de pensée critique. Par l’utilisation de raccourcis se créé le radicalisme et l’ultra-conservatisme. On dirait que la tendance est de plonger la tête la première dans toutes les problématiques, sans prendre le temps de véritablement analyser les raisons initiales de ces problèmes. J’ai aussi remarqué qu’il y avait une augmentation des préjugés. À mon sens, ce phénomène est dû aux médias qui ont tendance à « sensationnaliser » n’importe quel événement. Avec cet album, je voulais jouer un rôle dans l’intérêt de la pensée critique afin que les gens se questionnent sur le pourquoi et le comment, et ainsi éviter de juger les choses depuis « le sommet de l’iceberg ».
Cet album est bourré de références à la situation politique actuelle de ton pays…
J’ai senti le besoin de parler du climat actuel aux Etats-Unis, car je pense qu’en pointant nos similarités cela pourrait éviter de nombreuses disputes, voire même de réduire l’agressivité dans les prises de position de certains. J’aimerais voir les gens être agressivement en accord entre eux bien plus que l’inverse. Il me semble que notre monde se focalise plus sur nos différences que sur nos similarités. Je suis un cas un peu particulier : je suis Afro-Américain, Soudanais et musulman. Ma musique a voyagé dans énormément de recoins du monde et a été écoutée par des personnes de religions et d’ethnies différentes. Cette responsabilité m’a été donnée que je le veuille ou non. J’ai la chance de pouvoir parler à différentes communautés qui, en temps normal, ne s’adresseraient pas la parole. Les personnes qui viennent assister à mes concerts peuvent ne rien avoir en commun entre eux. Pourtant ils sont liés par leur simple présence. C’est ma responsabilité de communiquer avec eux, et de les faire dialoguer entre eux par le biais de ma musique.
Dans quel état d’esprit as-tu écrit la chanson « Like Really » ?
J’ai écrit ce morceau dans un état de profonde perplexité sur ce qui se passait politiquement aux Etats-Unis. Le nombre de mensonges qui ont été racontés, et le nombre de personne à les croire. Je regardais les infos en me disant : « Vraiment ? On est vraiment d’accord avec ça ? VRAIMENT ? » J’étais dans cet état d’esprit quand j’ai écrit ce morceau, un état d’incrédulité perpétuel.
« NNGE » est aussi un morceau complexe. Peux-tu nous le décrypter ?
NNGE veut dire : « Never Not Getting Enough » (N’en avoir jamais assez). L’Amérique noire est plus familière avec l’adversité et le systématisme des préjudices que le reste du pays. Peu importe le nombre d’obstacles érigés pour nous marginaliser, nous oppresser, l’Amérique noire a toujours trouvé le moyen de subsister et de s’améliorer. Ce morceau s’attaque au fait que le reste de l’Amérique libérale se réveille vis-à-vis des problématiques dont la communauté Afro-Américaine est confrontée depuis des décennies. On se plaint du racisme, on nous dit constamment : « Le racisme n’existe plus », et un beau jour l’Amérique libérale se réveille en se disant : « Je crois qu’on est raciste ». Et on leur répond : « Ouais, c’est ce qu’on vous disait ! ». L’Amérique libérale doit maintenant affronter ces problématiques pour la première fois, ce qui n’est pas une mauvaise chose. Je trouve fascinant qu’un imposteur comme Trump arrive, malgré lui, à impulser une dynamique d’unification des Amériques. Tout ce qu’il fait de négatif a sa réaction contraire, liant des personnes qui, en temps normal, ne se seraient jamais adressé la parole. Je trouve cela merveilleux. C’est le bon côté d’avoir un président aussi horrible. Le peuple s’unit pour se battre contre lui. Ces personnes rejoignent ainsi le combat que l’Amérique noire a mené depuis des années.
D’ailleurs, ça explique les premières paroles du morceau : « De quoi avez-vous peur, je suis issu de l’Amérique noire, pour nous c’est juste une année de plus ». Peu importe le Président, nous avons toujours été confrontés à ces problèmes. Aujourd’hui, nous sommes ravis que les gens se joignent à nous pour se battre. Voilà la signification du morceau. Peu importe qui est élu, peu importe ta politique, tu ne nous empêcheras pas de chercher une vie meilleure.
Tu as seulement deux invités sur l’album, comment expliques-tu ce choix ?
C’est une bonne chose ce que tu me dis là car pour moi, je n’ai pas d’invité sur l’album. Ce sont des amis proches. Antoine (Toine) est comme mon petit frère. Nous sommes du même quartier. Il est aussi mon cameraman de tournée. Il réalise les vidéos, et prend les photos. Olivier St Louis est depuis longtemps l’un de mes amis les plus proches. C’est le guitariste sur tous mes albums. Il s’occupe également des chœurs, et il fait partie de mon groupe Good Compny. Ces deux gars sont ma famille.
L’album est un featuring avec mon groupe. Mon claviériste live joue sur l’album. Même chose pour mon bassiste. Même les chœurs viennent de mon claviériste. Les membres de Good Compny sont multidisciplinaires : DJ, MC, production, photographie, film, montage. Nous collaborons tout le temps ensemble.
L’album sonne très acoustique. Était-ce une volonté ?
Les cuivres sont les seuls instruments repiqués avec un micro. Ils sont joués par le tromboniste Jason Disu. C’est le seul instrument qu’on a pris avec un micro. Le reste sont des instruments MIDI ou les D.I. de la guitare et de la basse. Mais les tonalités, les sons et la batterie sont tous programmés. Le piano et le Rhodes ne sont pas réels, c’est du MIDI. J’ai juste trouvé des bons sons. J’utilise le Fender Rhodes et du « Upright Piano » issu de librairies d’instruments. Je suis heureux que certains pensent qu’il s’agit d’instruments réels. Beaucoup me demandent : « qui est le batteur sur l’album ? ». Il n’y a pas de batteur. J’ai littéralement placé manuellement chaque coup de grosse caisse et de caisse claire.
Le morceau « Rights & Wrongs », qui conclue l’album, a une certaine portée philosophique…
« Rights & Wrongs » est un morceau sur la dualité et la moralité. Ce qui apparaît juste pour quelqu’un peut sembler mal pour un autre, et vice-versa. Le but est d’arriver à faire appréhender le dialogue comme une conversation, où chacun écoute l’autre. Lorsque les gens parlent entre eux, ils ne souhaitent pas vraiment « dialoguer », ils attendent juste leur moment pour exposer leur point de vue. Je me suis rendu compte de cet état de faits en grandissant car je suis né dans une dualité. Mon père est un immigré Américain et ma mère est Américaine. J’ai grandi avec les stéréotypes et les clichés des deux côtés. Je suis heureux d’avoir connu ces deux perspectives, pour pouvoir me dire : « Je peux comprendre pourquoi ma mère pense ça des étrangers. Elle a des arguments. Mais elle n’a pas accès à toutes les pièces du puzzle ». J’ai le même raisonnement pour mon père : « Je peux comprendre pourquoi il pense cela des Américains. Il a des arguments. Mais sa vision est liée à son passé d’immigré ». De par cette situation, je me retrouve à jouer le rôle de médiateur entre les deux. Je dois dire à ma mère : « La raison pour laquelle les étrangers agissent de cette façon, c’est à cause de cela… ». Pareil pour mon père : « La raison pour laquelle les Américains agissent de cette façon, c’est à cause de cela… ». Ayant grandi dans cette dualité, je peux comprendre la ferveur de certaines personnes ; celles qui restent cloîtrées dans leurs croyances, et s’attachent à discréditer les autres croyances. Mais j’espère qu’un jour on pourra établir de vrais dialogues de réciprocité.
Quelles ont été tes influences musicales pour la réalisation de cet album ?
Mes influences pour cet album ont été mon environnement direct. Ce qui se passait dans les médias et dans le monde m’ont vraiment affecté. Musicalement, je souhaitais créer un large panel pour m’aider à raconter ce qui se passait dans le monde. Et puis j’ai réalisé que ce qui se passait était déjà arrivé par le passé. Il y a des chansons datant de plusieurs dizaines d’années qui reflètent exactement ce que nous vivons aujourd’hui. J’ai voulu m’inspirer de genres préexistants en les fusionnant pour appuyer sur le fait que ce qui se passe actuellement n’est pas nouveau. Les paroles des morceaux de The Iceberg reflètent ce paradoxe. En m’inspirant de la musique 70s, des 60s et des 80s, et en la combinant avec la musique rap d’aujourd’hui, ça facilite la compréhension des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Tu peux l’entendre, avec la musique de James Brown, Marvin Gaye, Sly and The Family Stone, Jimmy Hendrix… Ces thèmes existaient déjà, depuis Bob Marley et le reggae, James Brown et le Funk, Marvin Gaye et la Soul. Les revendications et l’adversité existent depuis toujours et la musique a toujours été un témoin privilégié pour les cristalliser. J’ai donc extrait l’essence des luttes de ces époques troublées pour m’aider à raconter mon histoire.
Tu portes une attention toute particulière au son de la basse et de la batterie…
Le bassiste de l’album s’appelle Dennis Turner. Il est dans le groupe et a joué sur tous mes albums. Je voulais une basse qui reflète différentes périodes musicales. On s’est bien marré en studio, à écouter des vieux albums et à se dire : « Yo, fais un truc comme Sly ferait » ou « teste du Parliament là dessus », « j’adore ce morceau d’Hall and Oates, essayons de refaire le son de la basse ». Théoriquement, c’est du sampling sans être du sampling, nous souhaitions nous inspirer des sons de ces époques. Je me suis rendu compte que plus grand monde n’écoute la musique sur des chaines stéréos. Donc ce son de basse va passer à la trappe, si je ne le traite pas correctement. J’ai passé beaucoup de temps à vérifier dans des écouteurs d’iPhone, des enceintes Bluetooth, ou des enceintes d’ordinateur, afin que l’on puisse entendre le même son de basse. Car la plupart du temps, tu peux ressentir la basse, mais tu peux ne pas l’entendre. J’ai dû m’assurer qu’on puisse l’entendre et la ressentir. Pour la batterie, c’est une histoire intéressante. Sur mes deux derniers albums, j’ai essayé de rivaliser avec mon batteur Jon Laine, qui est un excellent batteur et qui joue lui aussi dans le groupe. Jon est un génie du jazz, autant en théorie qu’en pratique. Je me suis rendu compte sur les précédents albums, que lorsque nous les jouions en live, c’était tellement simple pour lui de reproduire mes motifs. Il les jouait avec une telle facilité. Alors j’essaie de rivaliser avec lui, de lui compliquer la tâche. Cet album fut la première fois où pendant les répétitions il était là genre : « Merde, j’y arrive pas ! ». J’ai enfin réussi à avoir mon batteur sur ce morceau ! Un moment où il a eu du mal à reproduire la batterie que j’avais programmée. C’est la seule raison pour laquelle la batterie sonne de cette manière sur mes albums. C’est uniquement une histoire de rivalité entre mon batteur et moi !
Comment appréhendes-tu ton album sur scène avec ton Live Band Good Compny ?
Je tourne avec mon groupe depuis six ans. A l’exception de mes projets instrumentaux, chacun de mes albums de ces six dernières années sont des albums studios facilement transposables au live. Quand je compose, je me demande toujours comment ça pourrait sonner en live. C’est ma préoccupation première, car je ne veux pas que mes musiciens s’ennuient sur scène. Je ne veux pas rejouer tout le temps les mêmes thèmes. Je veux des variations sur les refrains ou sur les ponts, les intros, les outros… Je n’ai jamais voulu que mon groupe soit là pour décorer. Je pense qu’un grand nombre de rappeurs, ceux qui ne produisent pas, passent du studio au live par défaut. Ce qui rend souvent leur live inintéressant et ennuyeux. Les personnes qui viennent voir mes shows pourront te le dire : que je sois avec mon dj ou avec mon groupe, ça reste un bon concert.
Il n’y a aucun sens pour un groupe de live de jouer un copié-collé de l’album. Les morceaux doivent quand même être reconnaissables, sinon autant le faire tout seul. Pour les faire pleinement participer, j’ai laissé la place à l’improvisation. Après, tous les morceaux ne sonnent pas forcément bien en live. Certains sont plus compliqués que d’autres à transposer sur scène. Il existe aussi des chansons jouées uniquement avec le groupe, et pas avec mon DJ. Elles n’auraient tout simplement aucun sens à être interprétées sans véritables instruments. Pour ceux venus écouter leur morceaux favoris, certains risquent d’être déçus, car si le morceau ne fonctionne pas bien en live, nous ne le jouons pas…
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Remerciements : La Place, Alexandre Santiago
Crédits Photos et Transcription : Antonin Lacoste
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