« Not Like Us » de Kendrick Lamar : une portée culturelle insoupçonnée
“Not like us” est incontestablement le son rap de l’année. Après deux mois d’attente et au regard du succès rarissime pour un morceau inscrit au sein d’un clash, Kendrick Lamar a décidé de nous livrer un clip fort en symboles qui fait bien plus que simplement épauler ce hit. Dans quelle mesure transcende-t-il le simple clash pour devenir un pilier incontestable de la culture de la West Coast ? Analyse
Si le rap français a su nous livrer son lot d’albums qualitatifs cette année, ils ne sont en rien comparables avec ce que vivent depuis maintenant quelques mois nos confrères outre-Atlantique. En effet, 2024 restera ancré à jamais dans l’histoire du hip-hop et de la musique comme l’année d’un clash aux allures déjà légendaires opposant les deux piliers du rap nord-américain : Drake et Kendrick Lamar.
Si le second est assurément sorti vainqueur et cela ne fait aujourd’hui plus l’objet d’un débat, l’heure est désormais à la célébration dans toutes ses formes. A cet égard, cette célébration est portée par un morceau fédérateur qui a dépassé le simple contexte de la joute verbale; à tel point qu’il est en passe de devenir un élément culturel global aux Etats-Unis. Le moins que l’on puisse dire est que l’équipe de Kendrick Lamar fait tout pour.
Après un concert historique long de 4h au Forum d’Inglewood à Los Angeles intitulé “The Pop-out : Ken & Friends” qui avait déjà ressuscité la West Coast dans une ambiance digne des plus grands tours d’honneur, Kendrick Lamar a décidé de rééditer l’expérience en donnant un support vidéo à “Not Like Us” qui trône à la première place du Billboard depuis sa sortie, il y a deux mois. Et quel clip ! En ce sens, ce dernier s’inscrit dans la lignée directe de tout ce qu’a défendu Kendrick Lamar pendant ce clash.
Un nouveau porte-étendard de la West Coast
Tout d’abord, il se positionne en tant que figure de proue du mouvement West Coast en reprenant bon nombre de références des leaders de l’époque. De fait, le clip s’ouvre sur un plan du mémorial érigé en l’honneur de Martin Luther King à Los Angeles. Par ce moyen, Kendrick souligne une nouvelle fois son attachement à la culture afro-américaine et son engagement politique. Et ce d’autant plus que ce point est central dans l’ensemble du clash, car il synthétise là toute la différence entre les deux artistes : Kendrick représentant un fort engagement pour les communautés et pour la culture de manière intemporelle quand Drake défend une culture de l’instant, des tendances et une excellence commerciale.
Or, ce monument était également présent dans l’ouverture de nuit du clip de “How we do” de The Game. Ainsi, d’entrée de jeu, Kendrick Lamar et Dave Free s’efforcent de construire une narration autour de The Game. Mais alors pourquoi ?
Il y a maintenant huit ans, The Game tournait à Compton, dans son quartier à Los Angeles, le clip du single “100” en featuring avec Drake, présent sur les lieux le jour du tournage ce jour-là. Depuis ce jour, à travers diverses interviews, Drake s’est vanté à nombreuses reprises d’avoir été à Compton, quartier noir de Los Angeles dont est également originaire Kendrick. Pourtant, Drake a grandi à Toronto dans des quartiers blancs plutôt aisés. Si Kendrick lui reproche de s’approprier une culture qu’il ne connaît pas depuis le début du clash, cet élément n’en est que la confirmation.
Dès lors, tout au long de ce clip, Kendrick multiplie les références subtiles à The Game, se plaçant en gardien de la culture de Los Angeles. En effet, le coup de sifflet de Tommy the Clown sonnant le lancement de l’instrumentale rappelle habilement le début du morceau “Just another day” de The Game sur l’album de Dr.Dre intitulé… Compton, comme par hasard. De plus, les scènes mettant en exergue un Kendrick en surconfiance au volant d’une voiture de sport aux côtés de DJ Mustard, auteur de la production, rappellent plusieurs scènes de “How we do”, où l’on retrouve 50 Cent et The Game sillonnant Los Angeles de nuit au volant d’une voiture de sport. Enfin, les scènes fédératrices d’une foule endiablée scandant aisément les paroles du refrain entêtant rappellent le clip de “California Love” de 2Pac et Dr.Dre sur lequel Kendrick était présent, alors tout jeune.
Bien plus que de la musique
A ces références musicales, s’ajoutent un lot important de références de la côte Ouest. Parmi elles, la présence de YG au début du clip, de nombreux danseurs reprenant les codes historiques ou encore de Demar Derozan, joueur NBA anciennement à Toronto (ville de Drake) mais originaire de Compton, sont plus que notables. Néanmoins, un personnage sort du lot avec son accoutrement digne du grand cirque Bouglione.
En effet, Tommy The Clown est une légende de la culture de Los Angeles. Instructeur de collectifs de danse hiphop depuis de nombreuses années, il a fait des performances à l’improviste dans les différents lycées de la ville sa marque de fabrique. Or, à travers les scènes où il est présent, on le voit diriger des battles de danse auxquels Kendrick assiste presque passivement. En ce sens, il se place tantôt comme un étudiant, tantôt comme un spectateur de la culture qui lui est la plus chère. Ainsi, ces différents plans illustrent la position de Kendrick Lamar vis-à-vis de la culture. Et il faut croire que l’histoire lui à donner raison. En effet, grâce à cette authenticité, c’est bien tout ce même mouvement qu’il a désormais ici derrière lui.
Diaboliquement machiavélique
Par ailleurs, Kendrick continue de faire allusion à de nombreux épisodes du clash à travers ce morceau. On le retrouve faisant des pompes en référence au premier morceau de Drake intitulé “Push-ups”, debout fièrement aux côtés de l’ensemble du label TDE et notamment de Top Dawg que Drake avait accusé de dicter la carrière de Kendrick à coup de grosses sommes et de contrats fallacieux, ou encore dansant avec sa femme et ses enfants qui ont été plus que ciblés par le rappeur canadien. Dès lors, Kendrick rebute toutes les théories de l’opposition en se pavanant sur cette mélodie terriblement entêtante.
Enfin, le clash avance et les pics s’ajoutent subtilement. La piñata en forme de hibou, symbole du label OVO de Drake, détruite à coups de batte, ou la police de fin rappelant la pochette de l’album de Drake Honestly Nevermind en sont là d’éclatantes matérialisations. Néanmoins, ils ne sont que des clins d’œil comparativement à la puissance de la symbolique de certains détails.
Une histoire loin d’être anecdotique
Juste avant le commencement musical de “Not like us”, Kendrick toque 7 fois en rythme à une porte grise. Or, ces 7 coups n’ont rien d’anodin. En effet, ils font directement écho au morceau de Charles Hale sorti en 1899 intitulé “Shave and a haircut two bits (at a Darktown cakewalk)”. C’est ici la parenthèse qui nous intéresse.
Aujourd’hui, dans l’anglais courant, le terme cakewalk peut se traduire par une victoire facile. Comment ne pas sourire lorsque l’on pense à la situation entre les deux artistes ? Pourtant, c’est la connotation historique du terme qui dévoile toute la subtilité de cette référence. A l’époque de l’esclavage, le terme cakewalk désignait des concours de danse entre les esclaves organisés par les propriétaires. Pour les récompenser, un gâteau était offert au vainqueur. A terme, ces compétitions étaient devenues une manière pour les esclaves de se moquer, par la danse, des usages maniérés des propriétaires blancs. Ici, cette référence est loin d’être anodine.
De fait, dès l’entame du troisième couplet, Kendrick fait référence à une line de Drake, dans laquelle il prône que Kendrick conceptualise sa musique comme s’il voulait libérer les esclaves. Pour pointer du doigt l’ironie de ces accusations, Kendrick décrypte l’approche commerciale des collaborations du rappeur canadien avec tous les artistes d’Atlanta (Future, Lil Baby, Young Thug, 2Chainz, 21 Savage, Quavo…). Selon lui, Drake se permettrait de telles accusations car son rapport à l’industrie serait tellement gangrené par la quête perpétuelle d’argent qu’il se comporterait tel un colon s’appropriant la culture de nombreux artistes : “no you not a colleague, you a fuckin’ colonizer”.
Au-delà de ce retournement rhétorique habilement mené, quel lien y a-t-il réellement entre ces deux éléments? Dans le morceau de Charles Hale, Darktown désigne un quartier noir d’Atlanta où étaient pratiqués ces concours. Ainsi, cette simple rythmique de 7 coups est une manière pour Kendrick, en passant par l’intermédiaire d’Atlanta, de se moquer de celui qu’il voit comme un colon de l’industrie du rap, qui cherche inlassablement à s’enrichir sans jamais prendre en considération l’héritage laissé à la culture. Les battles de danse arbitrées par Tommy the Clown tout au long du clip ne seraient-elles pas les cakewalks du XXIe siècle, se moquant de qui d’autre que le seul colon ici pointé du doigt?
La science du détail
De plus, Kendrick ne s’arrête pas là sur cette symbolique de l’esclavage. En effet, il s’évertue à souligner l’inversion des rôles entre les deux artistes grâce à une dualité entre dates et imagerie. Concernant l’agenda, Kendrick demeure extrêmement minutieux quant à la sortie de ses morceaux ou de ses événements. Son concert “The Pop-out : Ken & Friends” et ce clip se sont tenus respectivement le 19 juin et le 4 juillet. Or, le 19 juin correspond à la date de la libération des esclaves dans le dernier État à ne pas l’avoir fait, à savoir le Texas.
Par ailleurs, le 4 juillet est le jour de la fête nationale étasunienne ; symbolisant l’indépendance de la tutelle britannique. Ainsi, Kendrick met en lumière sa relation étroite à l’indépendance politique comme musicale qui sont toutes deux au service du progrès de la culture et des communautés. A contrario, Drake, malgré ses succès commerciaux, continue de courir après l’argent. Il serait ainsi devenu un esclave de l’industrie que Kendrick aurait fini par mettre en cage pour ne pas qu’il pervertisse tout ce peuple qui chante à cœur ouvert ses textes.
Un tournant dans le rap américain ?
En somme, ce clip déjà mémorable est un incontournable du paysage rap de 2024. Il démontre un Kendrick Lamar en surconfiance entouré d’une aura rare et soutenu par toute une côte. Qui aurait pu l’imaginer dansant diaboliquement sur une marelle avec comme toile de fond une des punchlines les plus marquantes de ce clash : “tryna strike a chord and it’s probably a minoooor”? C’est donc ainsi que se ferme cette page d’un Kendrick Lamar insolent au possible, tantôt génial, tantôt machiavélique, qui aura fini par réduire le hibou d’OVO au silence dans sa cage.
La portée culturelle de ce clip lui permet ainsi de remplir fièrement la mission que Snoop Dogg lui avait confiée il y a déjà douze ans à la House of Blues : Kendrick Lamar a réussi à embarquer à nouveau toute la West Coast derrière lui.
Reste désormais à savoir si cette page n’en ouvre pas une autre. Les rumeurs d’un nouvel album de Kendrick sont au plus haut et ce n’est pas l’extrait exclusif ouvrant le clip qui les fera taire.