À quelques jours d’une date symbolique à la Gaîté Lyrique (finalement repoussée au 8 février à cause du mouvement des Gilets Jaunes, ndlr), Nemir est en pleine ébullition. Le rappeur de Perpignan est tout proche d’enfin sortir son premier album officiel, début 2019, mettant fin à une attente de plusieurs années. Une longue phase d’absence qui l’aura vu douter, chercher des réponses sur sa musique, enchaîner les sessions de studio sans jamais quitter l’actualité du rap français à travers des featurings toujours inspirés.
BACKPACKERZ : Comment te sens-tu à l’approche de ce concert à la Gaîté Lyrique ? Est-ce une date charnière pour toi ?
Nemir : A chaque fois que je fais une date, ça a tendance à me stresser mais là c’est exceptionnel…c’est une date en mon nom ! C’est angoissant… Je me demande presque si c’est bien, si ça vaut le coup… Hier j’ai fait une petite crise d’angoisse légère mais au moment où je te parle, je me sens heureux ! Je sais que je vais être super heureux sur le moment.
Est-ce que tu appréhendes la rencontre avec le public ? Sachant que tu aurais voulu, j’imagine, sortir ton album avant cette date.
Oui parce que là c’est « mon public » ! J’aurais adoré sortir l’album avant le concert. C’est mon tourneur qui a maintenu la date, je voulais la décaler avec la sortie de l’album. Mais il m’a dit que le public voulait me voir et que les préventes étaient déjà en bonne voie. Au final il a eu raison, je pense qu’on a quelque chose à donner. Je n’ai jamais réellement joué un répertoire à moi sur 1H, 1h15, en solo. J’ai toujours joué dans des configurations à plusieurs artistes… Toi t’arrives, t’es au milieu, tout le monde n’est pas là pour ta musique. Je sais que je n’ai pas des milliards de morceaux mais c’est une façon de célébrer mon « retour ».
Ce retour, parlons-en. L’album a-t-il enfin une date ?
Ça arrive en début d’année. Il est fini depuis tellement longtemps, il y a eu plein de versions. Premier trimestre pour être large. Pour une fois, il faut demander à la maison de disque. Ils estiment qu’ils ont besoin de temps pour huiler la sortie du projet. Ce que je peux comprendre vu les changements sans cesse dans la ligne directrice artistique…
On verra où ça nous mène, et on agira en fonction.
La sortie de Hors-Série en avril était-elle une manière de faire plaisir à ton public pendant cette période d’absence ?
Faire plaisir en premier, oui. Et une envie aussi d’arrêter de se foutre la pression avec des projets trop ambitieux, une ambition inatteignable, presque maladive… En fonction de ta sensibilité, c’est interminable ce truc ! C’était une façon pour moi de régler cette problématique en m’enfermant avec Enzo (Serra, dit En’Zoo, son producteur attitré) et de composer, clipper et sortir des morceaux rapidement sur le net.
C’est ce qui est fascinant justement dans cette attente. On se dit qu’avec un producteur, tout devrait aller plus vite, en s’appuyant sur une alchimie déjà trouvée. On imagine pourtant que tu devais changer de direction continuellement…
Ça ne termine jamais ! Demande à tous les gens qui ont été disque d’or ou de platine, et qui ont été en studio avec nous, ils hallucinent… Beaucoup trop de morceaux, de discussions, de questions techniques. Faut vraiment arrêter, pour de vrai. Au début c’est moi, après c’est Enzo sur un autre truc… Au bout d’un moment on a dit, c’est fini. On ne s’est pas posé de questions quand on a sorti tel ou tel projet, et on en est là grâce à ces projets. On verra où ça nous mène, et on agira en fonction. Mais il faut qu’on sorte les choses, qu’on les fasse. Je préfère maintenant multiplier les tentatives, et bricoler, construire autour des plus réussies. Je suis trop spontané, ça me bride de réfléchir de manière trop construite, c’est une torture… Maintenant c’est fini.
Est-ce que tu as fixé une durée d’album ou un nombre de morceaux préférentiel ?
Entre 14 et plus. Après avec les inspirations de dernière minute, tant que le CD n’est pas pressé… (rires). Pas plus de 16, 17. Sinon je trouve que tu dilues ton propos. C’est comme en football, je préfère un joueur qui a des qualités techniques, mais qui les utilise très rarement, au bon moment, plutôt qu’un joueur qui en fout partout et qui perd le ballon 15 fois. Le problème quand tu fais 20 titres, c’est que des moments où tu concentres vraiment quelque chose, t’en as à peine 7, 8…
Ce qui me rend vraiment malade, c’est de ne pas obtenir musicalement ce qui m’intéresse.
Peux-tu nous parler de la couleur musicale de cet album ? On peut imaginer un projet dans la continuité de Hors-Série.
Moi je ne me questionne plus, je m’en fous. Ce n’est pas mon travail de réfléchir à ce qui est autorisé ou ce qui l’est moins. Ce qui va plaire aux médias « traditionnels », au grand public ou qu’on puisse m’identifier plus rapidement avec une crête orange pour mieux me vendre, ce n’est pas mon problème. J’ai sûrement été sensible à ça, assez rapidement mais ça n’a pas duré longtemps. Je ne suis pas quelqu’un de très ambitieux en terme de carrière. Je veux juste être là à 80 ans si possible et multiplier les tentatives artistiques. La place que j’ai aujourd’hui me va très bien, et si j’ai dix fois plus, tant mieux !
Pour le coup, tu synthétises assez bien les obstacles du parcours d’un rappeur en maison de disque.
Je discutais encore avec des amis hier, qui me félicitaient pour ma date à la Gaîté Lyrique et me disaient pour rire que j’aurais déjà pu remplir Bercy si j’avais fait les choses à temps. Je leur dis : « Ouais, mais au fond est-ce que je le voulais vraiment ? » Je n’ai pas l’impression de m’être forcément battu pour ça. Ce qui me rend vraiment malade, c’est de ne pas obtenir musicalement ce qui m’intéresse. Ça peut me prendre 6 à 8 mois pour trouver des réponses. C’est ça qui me frustre. Pas de voir des vidéos de gens qui remplissent Bercy en me disant : « Et moi ? » Je n’ai pas de soucis de reconnaissance. Moi, voilà, je bosse avec Universal, avec Capitol et ça se passe très bien. Ils poussent le projet, travaillent autour de ce que je fais pour rendre ça le plus lisible possible. Je n’ai pas de soucis à jouer le jeu, à accepter l’entertainment si ça permet à des gens de me connaitre autrement que par Ailleurs (son premier EP), notamment avec un morceau comme « Des Heures » (premier extrait de l’album). On est dans une sorte de campagne, une campagne assez douce. On affine les choses. Le début d’année 2019 sera surement plus agressif.
Est-ce que ce déclic te donne envie d’enchainer maintenant plus rapidement des futurs projets potentiels ?
Je pense qu’on a le droit d’exister différemment. Je suis capable de sortir un projet comme Hors-Série tous les deux mois, ça ne me dérangerait pas, mais il faut que ça s’inscrive dans quelque chose. J’ai envie de sortir ce premier album, et d’enchainer sur le deuxième. Je me sens beaucoup plus libre. J’ai modifié mes exigences. Je suis plutôt de tradition orale, et j’ai envie que ma musique incarne ça de plus en plus. Je n’ai plus envie de passer du temps à modifier sans cesse ce qui a déjà été fait. Je pense que ce qu’on aime chez moi, c’est la musicalité, le côté spontané, la force de proposition. Une certaine fragilité aussi. Je serai toujours au bord du gouffre, mais toujours avec une certaine tenue, une pudeur. Les gens ressentent cette angoisse, sans s’en rendre compte.
J’ai toujours envie d’apporter quelque chose de différent au morceau qu’on me propose.
Il y a toujours ce fossé entre l’attente du public et l’ambition intime de l’artiste.
On a tous des ambitions qui nous correspondent. Si demain je suis un smicard ou un petit cadre dans la musique toute ma vie, ça me va. Je ne me suis jamais battu pour obtenir ce statut. Je ne cours pas après ça. Je cours après la paix, le calme, la maitrise, le contrôle de moi-même. C’est une quête philosophique. La musique, c’est le moyen d’expression, comme un repère temporel, un album photo des années qui passent. Qu’est-ce qu’il me reste sinon ? Pas grand chose.
Ton étiquette de rappeur à refrain t’a suivi tout au long de ta carrière. Est-ce qu’on peut imaginer un juste retour des choses sur ton album ? Est-ce qu’une place sera faite aux invités ?
Évidemment. Je l’ai toujours dit, j’aime la musique en groupe. Je suis devenu artiste solo par hasard. Pour l’étiquette des refrains, ça ne m’a jamais agacé. On ne me l’a jamais imposé, on m’envoie les morceaux. J’ai toujours envie d’apporter quelque chose de différent au morceau qu’on me propose. Après quand un mec comme Nekfeu me propose « Princesse », il m’envoie un couplet, une instru et je me dis que le gars rappe déjà très bien. A part me positionner sur un autre flow juste pour dire que je rappe différemment, je ne pense pas avoir grand chose à apporter au morceau. Je préfère lui dire que c’est un storytelling qui lui appartient et que je me contente de cette intervention au refrain. C’est toujours libre. Pour « Le regard des gens », j’étais en studio avec Enzo, il fait une instru et en général on jette deux, trois paroles dessus. Je fais mon petit truc et on laisse ça comme ça. Le soir-même, Nekfeu nous demande de bosser avec lui sur son nouvel album. Enzo lui envoie la maquette, et voilà. Je n’ai jamais rien ré-enregistré pour ce morceau, il s’est occupé du reste en faisant poser Doum’s et le S-Crew. Ce n’est pas théorique du tout. On a juste démarré un morceau.
Quand on entend tes refrains, on a toujours l’impression que tu tentes d’amener un univers presque « clé en main » au morceau.
Ce qui m’intéresse dans les refrains, c’est l’âme. Les mélodies comptent, mais elles ne sont pas toujours très différentes. J’essaie de me connecter à ce que je dis. Je le ressens devant mon ordi quand je maquette. Dès que je ressens quelque chose, parfois le mot est moins bien, la phrase moins métaphysique, mais il y a une interaction, j’ai l’impression que ça passe. C’est cette interaction que je recherche.
Ma vraie question existentielle, c’est de savoir si on est des imposteurs ou des mecs vraiment talentueux.
Existe-t-il une peur de ne pas réussir à être l’artiste solo que tu voudrais être ? De toujours vouloir prouver quelque chose ?
Au contraire ! Ce qui me fait peur, c’est de trop m’enfermer dans mon délire d’artiste solo. C’est surtout ce qui fait peur à ceux qui aimeraient me voir faire un album un peu plus grand public. Moi si tu m’écoutes, je suis le commandant Cousteau, je vais sous la mer, je me régale, je fais 14 morceaux qui ont tous une dégaine particulière, avec des voyages incroyables et des tentatives très premier degré. J’adore les trucs premier degré, j’écoute des trucs très accessibles, ça me fait du bien.
Tu as passé un premier palier dans ta carrière en passant de freestyler à écrire des morceaux. Existe-t-il un même type de palier quand il s’agit de passer à l’étape de construire un album cohérent ?
Il y a un fossé entre freestyler et faire des chansons. Et encore un fossé pour faire un album cohérent de chansons de rap. C’est pour ça que je prends du temps. Je m’adresse sûrement sans m’en rendre compte, non pas à un public d’élitistes forcement, mais à un public d’initiés. Je me rends compte que dans ma fanbase, il y a pas mal d’artistes qui sont eux-mêmes confrontés à ce problème d’écrire des morceaux. Ils vont avoir un regard plus alerte sur ce qui m’intéresse musicalement là où le grand public peut y être moins sensible. Ma vraie question existentielle, c’est de savoir si on est des imposteurs ou des mecs vraiment talentueux. Mon regard est tourné vers l’apprentissage quotidien, vers un univers sans limite. Je ne snobe rien du tout, même les choses que je considère les moins élégantes. Dans ce manque d’élégance, il peut y avoir une maladresse ou une fragilité qui peuvent s’avérer touchantes.
Avec « Saint Jacques », ton dernier single, tu exprimes clairement ton appartenance à ton quartier et plus largement à ta ville, Perpignan. Était-ce important de réaffirmer cette culture locale pour ton premier album officiel ?
Je voulais faire un clip dans le Sud, le faire pour mon quartier. Je voulais utiliser l’Auto-Tune, pas celui de Jul, mais un peu du son qu’on écoute là-bas. Le raffinement, il est différent pour les mecs de chez moi et j’ai grandi avec ça. Je n’ai pas envie de devenir cet artiste qui se coupe de là d’où il vient. Chez moi on écoute la Fonky Family, des trucs brutaux, la musique flamenco, la raï d’Algérie rempli d’Auto-Tune. Ça a choqué un peu mon auditoire, j’en suis conscient. Si Dieu Veut, c’est l’album qui a marqué mon adolescence !
Une interview réalisée en collaboration avec JuPi.
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