Créé à la fin des années 80, le collectif des Native Tongues demeure l’instigateur d’un des courants musicaux les plus influents du rap américain de ces vingt dernières années. Sa philosophie artistique a permis au Hip Hop US de sortir de l’ornière musicale réduite au ghetto pour se diriger vers quelque chose de plus mélodique, accessible au plus grand nombre tout en gardant son côté revendicateur. Retour sur l’histoire d’un collectif révolutionnaire de bien des points de vue.
Paradoxalement, la pierre angulaire des Native Tongues (littéralement langues originelles) est représentée par le groupe le moins populaire du collectif, les Jungle Brothers. Constitué des rappeurs Mike Gee et Afrika Baby Bam, accompagnés du Dj Sammy B, les Jungle Brothers se sont connus au lycée à Brooklyn, New York. Ils forment le groupe au milieu des années 80, période alors dominée par la rivalité des deux grands collectifs new-yorkais, The Juice Crew du Queensbridge et Boogie Down Production du South Bronx. Mike Gee baigne alors dans ce bouillon de culture Hip-Hop de la Grosse Pomme, grâce à son oncle, Kool DJ Red Alert, Dj officiel du Boogie Down Productions de KRS-One. Ce dernier transmet également à son neveu les bases de la philosophie de l’organisation pacifique du Bronx, la Zulu Nation présidée par la main de son maître à penser, l’incontournable Afrika Bambaataa. De cette transmission de savoirs et de pensées, les Jungle Brothers en extrairont la base de leur discours afrocentriques, mettant en valeur les racines africaines de leurs descendants esclaves.
Alors Dj résident de la station radio Kiss FM avec sa mythique émission « Kiss Master Mix Party », Red Alert prend sous son aile protectrice le trio issu de la jungle urbaine, pour devenir plus tard leur manager officiel, via sa compagnie de management Red Alert Productions. Ainsi, l’été 1988 marque la sortie de deux albums majeurs de l’histoire du rap américain, dont les titres sont par coïncidence très proches, Straight Outta Compton des N.W.A. et Straight Out The Jungle des Jungle Brothers. Deux visions différentes (en apparence) de l’Amérique noire. L’une basée sur l’arrogance de cinq Noirs bercés par la violence des gangs de Los Angeles sur fond de riffs de guitares agressifs et de funk californien ; l’autre réfléchie et inspirée par la vague afro-centriste et le discours positif de l’Universal Zulu Nation accompagnés de samples issus du patrimoine musical afro-américain, la soul et de jazz en tête.
Jungle Brothers – « Straight out the Jungle » (1988)
Straight Out The Jungle se démarque déjà de la production rap habituelle par son propos et son esthétique. Le groupe prône avec cet album un retour aux valeurs de leurs ancêtres africains. Le titre le plus parlant reste « Black is Black« , où apparait un camarade de collège nommé Q-Tip, présent également sur le morceau « The Promo« . Le morceau réussit le tour de force de réunir un bout du discours pro black « Messsage To Grassroots » de Malcolm X et une référence au Mouvement des Droits Civils de Martin Luther King, autrefois opposés, pour redonner de la fierté à la communauté afro américaine. Tout en étant revendicatif, le texte se détache des discours radicaux et agressifs de ses collègues rappeurs, tels X-Clan ou le polémiste Professor Griff. Musicalement, les JeeBeez innovent en samplant le saxophoniste camerounais Manu Di Bango, The Last Poets, Gil Scott Heron, Marvin Gaye ou encore Grand Master Flash, rompant ainsi avec l’utilisation redondante des boucles empruntées au « Godfather of Soul », James Brown. Sans le savoir, les Jungle Brothers ont réalisé avec ce premier album la charpente musicale et philosophique des Native Tongues. La pochette contribue aussi à l’originalité du projet avec son dessin et ses couleurs vives, mettant en scène les trois protagonistes dans une forêt tropicale. Pour renforcer cette esthétique africanisée, le groupe adopte une garde robe allant du treillis colonial au traditionnel tissu africain.
Alors comment s’est formé ce collectif iconoclaste ? Plusieurs versions subsistent. Selon Q-Tip, cette union serait née d’un appel téléphonique d’Afrika Baby Bam, qui lui aurait suggéré de rencontrer le chaînon manquant du collectif, le groupe de Long Island, De La Soul. Une version néanmoins différente est présentée par Trugoy The Dove de De La Soul, qui affirme être à l’initiative de la formation du collectif suite à une invitation à une séance de studio commune lors d’une rencontre entre son groupe et les Jungle Brothers pendant un concert à Boston.
Peu importe la véracité des versions sur l’historique de l’unification des Native Tongues, il parait plus important d’insister sur l’état d’esprit, qui anime à cet instant ses différentes entités. Les témoignages semblent unanimes. Il n’existe aucune compétition entre les trois groupes fondateurs. Le seul fait d’être ensemble, de partager une vision artistique commune, et surtout de prendre du plaisir à créer, prend le pas sur un quelconque calcul stratégique ou commercial. La preuve de ces affirmations restent le nombre peu élevé de collaborations discographiques. La première collaboration studio des trois entités, intitulé « Buddy« , apparaît sur le premier album de De La Soul 3 Feet High and Rising paru en 1989 sur le label Tommy Boy Records. Le remix de ce fameux « Buddy » marque l’intronisation dans la bande de deux nouveaux membres féminins en la personne de Queen Latifah et la britannique Monie Love.
De La Soul – « Buddy Remix Ft. Jungle Brothers, Q-Tip, Monie Love & Queen Latifah«
L’apport de ces deux MCs féminins impose de plus en plus les Native Tongues comme une alternative aux clichés habituels du rap. Les propos féministes du premier album de Queen Latifah All Hail The Queen (toujours en 1989 chez Tommy Boy) ont une résonance toute particulière dans cet univers ultra machiste. Les deux femmes partagent d’ailleurs le microphone pour le single Ladies First, ode à l’émancipation de la femme afro-américaine. Queen Latifah poursuit avec succès sa carrière de rappeuse, avant de devenir une actrice reconnue et une icône noire gay. Quant à Monie Love, elle apparaît un peu comme une étoile filante dans les charts US avec son efficace single tournant autour d’un sample composé en 1970 par Stevie Wonder pour le groupe The Spinners, It’s A Shame, extrait de son premier album Down To Earth en 1990, pour terminer animatrice radio aux côtés du légendaire rappeur et animateur du Yo! MTV Rap Ed Lover.
Pour en revenir au premier essai des De La Soul, cet album confirme l’alternative au Hip Hop formaté de cette fin des années 80. 3 Feet High and Rising montre une palette plus colorée des Native Tongues, à l’image de sa pochette ornée de fleurs d’inspiration psychédélique. Dans le classique « DAISY Age« , le groupe prône même l’ère de l’amour et de la paix, en référence à la période Hippie des années 60 et 70. Si le propos semble moins sérieux que l’opus des Jungle Brothers, il n’en demeure pas moins pertinent avec la vision décalée de trois adolescents noirs (Maceo, Posdnuos et Trugoy) pris en tenaille entre les stéréotypes du ghetto et le puritanisme judéo-chrétien. L’insouciance les conduit même jusqu’à démonter les codes du rappeur gonflé à l’égocentrisme dans le clip hilarant du morceau Me Myself and I. De La Soul réussit ainsi à rallier les suffrages des aficionados du genre et les critiques musicales séduites par cette fraîcheur irrévérencieuse. Notons par ailleurs que le succès du disque doit beaucoup au génie artistique de son producteur Prince Paul, élément moteur des groupes Stesasonic et Gravediggaz, où apparait RZA l’architecte génial du Wu Tang Clan.
De La Soul – « Me, Myself And I » (1989)
Bien que présent sur le premier disque des JeeBeez, Q Tip et ses acolytes Phife Dawg, Jarobi White et le compositeur Ali Shaheed Muhammad, réunis sous l’appellation A Tribe Called Quest (initialement The Quest), devront attendre l’année suivante pour sortir leur premier opus People’s Instinctive Travels and The Paths of Rythm, suite à un changement de label. Malgré un succès commercial mitigé, cet album est salué par la critique par son originalité tant par les thèmes abordés que la richesse musicale de ses morceaux devenus depuis des classiques comme « Can I Kick It? » ou « Bonita Applebum ». Des titres, qui mettent en valeur les qualités de MC de son leader Q Tip, notamment la variation de son débit à la fois nonchalant et percutant sur « Can I Kick It? ». Ali Shaheed Muhammad inscrit également sa griffe avec des compositions minimalistes avec des samples éclectiques de Jazz, des Beatles, ou Lou Reed, qui deviendra la marque de fabrique du groupe le plus influent des Native Tongues.
A Tribe Called Quest- « Can I Kick It » (1990)
L’année 1991 constitue vraisemblablement la consécration publique du collectif, mais aussi le déclenchement de sa dislocation qui prendra définitivement effet en 1993. De La Soul rompt tout d’abord avec son image de groupe Hip Hop Hippie pour De La Soul Is Dead. Si le groupe se réserve quelques moments de fantaisie sur les nombreux interludes qui jalonnent cet album, le trio réussit surtout à conquérir les charts et les dance floor avec les deux singles très pop Ring Ring Ring (Ha Ha Hey) et A Roller Skating Jam avec Vinja Monica. De son côté, A Tribe Called Quest continue de construire sa légende avec l’indémodable et classique The Low End Theory, considéré comme un des meilleurs albums rap de tous les temps, et qui contient les indispensables « Jazz (We’ve got) », « Check The Rhyme » ou « Scenario ».
Le succès aidant, la famille Native Tongues s’agrandit avec l’arrivée du groupe Black Sheep et du très jeune rappeur du Bronx Chi Ali, dont la philosophie s’éloigne quelque peu de l’éthique originelle du collectif. Toujours en 1991, Chi Ali et Black Sheep collaborent sur l’album de ces derniers A Wolf in Sheep’s Clothing, avec le titre « Pass The 40″, où ils glorifient l’alcool et les filles. D’autres artistes gravitent alors également autour des Native Tongues, comme le groupe de l’inégalable Busta Rhymes, Leaders Of New School, qui réalise une prestation remarquée sur le « Scenario » d’A Tribe Called Quest, ou encore le français Lucien, freestyler habitué des émissions de Radio Nova, apparaissant sur Done By the Forces of Nature et People’s Instinctive Travels and The Paths of Rythm.
Black Sheep – « Pass The 40 » (1991)
Alors que le collectif s’éloigne de sa forme originelle, des tensions commencent à naître au sein des Native Tongues. Regardant de très loin la montée en puissance de De La Soul et ATCQ, les Jungle Brothers semblent se détacher artistiquement pour mener une carrière plus confidentielle. Plus que de véritables coups de gueule, c’est un éloignement progressif des éléments fondateurs qui réduira petit à petit le sentiment d’appartenance à un même ensemble. Quelques années plus tard, De La Soul confiera dans le magazine Vibe que l’argent généré par les ventes de disques et la divergence sur la perspective de carrière des trois groupes originels eurent raison de l’existence du collectif.
Nostalgiques, les Jungles Brothers reformeront partiellement le collectif pour une ultime apparition discographique sur le titre « How Ya Want It We Got It » pour les besoins de leur album Raw Deluxe paru en 1997. Les Native Tongue retrouvent la spontanéité des premières années le temps d’un morceau pour définitivement rentrer dans le panthéon de l’histoire du Hip Hop, comme un mouvement naturel ayant assuré la transition entre le classicisme des années 80 et la révolution musicale des années 90.
Jungle Brothers Ft. Q-Tip & De la Soul – « How Ya Want We Got It (Native Tongues Remix) » (1997)
L’apport des Native Tongues sur l’orientation du rap à ce que l’on appelle communément son âge d’or est prépondérant. En l’espace de cinq ans, ce « Hip Hop alternatif » a su bouleverser les codes d’une musique qui s’enfermait dans un ghetto tant social que musical. A l’instar du binôme Gang Starr, le collectif contribue largement à la vague Jazz/Rap, qui déferle sur les ondes au cours de ces années 90 et qui donnera une crédibilité musicale infaillible aux producteurs Hip Hop (Q-Tip en tête mais également Dj Premier et Pete Rock). Les fréquentes incursions des Native Tongues en territoires limitrophes au Hip-Hop (notamment la House avec « I’ll House You » des Jungles Brothers) suscitent l’intérêt d’un public de curieux.
Sur le plan de la production, le travail sur les drumkit élevé au rang de science par Ali Shaheed Muhammad et Q Tip eut une énorme influence sur l’émergence de producteurs majeurs comme J Dilla (qui au passage, travailla avec les deux membres d’ATCQ au sein de la structure de production The Ummah), Salaam Remi, 9th Wonder ou encore Kanye West à ses débuts. Dr Dre, en personne, cite le groupe comme une référence, malgré les prises de positions répétées du collectif contre le message véhiculé par le gangsta rap développé par le célèbre producteur californien.
Enfin, c’est une véritable esthétique visuelle constituée notamment à travers les pochettes d’albums que les Native Tongues ont laissé au Hip Hop des années 90. Exit les pauses menaçantes mettant en valeur l’egotrip, les Jungle Brothers innovent en présentant le disque comme une oeuvre d’art, par l’intermédiaire d’une toile illustrant leur discours afro sur la pochette. ATCQ reprend le concept pour l’illustration de leurs albums majeurs The Low End Theory (1991) et Midnignt Marauders (1993), dont le personnage central reprend les couleurs panafricaines. Souvent considérées comme des chefs d’oeuvres, ces pochettes portent la démarche artistique originale de leurs auteurs. De La Soul n’est pas en reste en matière d’originalité visuelle, notamment avec la pochette de De La Soul Is Dead, un pot de fleur renversé. En 2016, De La Soul surprend encore avec les visuels proches de la BD, accompagnant chaque morceau de l’album And the Anonymous Nobody. Une fois de plus, Les Native mettent plus en avant l’art que l’ego en terme d’images.
Les covers des albums du mouvement Native Tongues
Au milieu des années 90, le collectif vit une quasi ré-incarnation grâce à la rencontre entre certains apôtres du mouvement (Q-Tip, Questlove, J Dilla) et une génération d’artistes dans la plus pure lignée des Natives Tongues (Mos Def, Talib Kweli, Slum Village, Erykah Badu). Tous ces artistes partageant une approche musicale commune s’allieront eux aussi à la fin des années 90 au sein d’un collectif baptisé Soulquarians et qui plantera les fondations d’un scène néo-soul encore active aujourd’hui… mais ceci est une autre histoire, que nous vous raconterons sûrement dans un prochain dossier.
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