C’est donc dans les dernières heures de l’année 2020, décidément sombre jusqu’au bout, que la femme de Daniel ‘MF DOOM’ Dumile a décidé d’annoncer le décès de son mari survenu deux mois plus tôt, le 31 octobre. Sans rentrer dans les détails sur les causes, elle lui rend un vibrant hommage en commençant par ces quelques mots : « The greatest husband, father, teacher, student, business partner, lover and friend I could ever ask for ». Dans ce message, elle fait également référence à leur fils Malachi décédé, lui, à l’âge de 14 ans en 2017. Un deuil de plus donc pour la famille Dumile avec ce départ inattendu de Daniel qui vient s’ajouter à celui de son petit frère Dingilizwe ‘DJ Subroc’ Dumile en 1993.
Figure emblématique de l’underground, celui qui allait fêter ses 50 ans ce 9 janvier nous a donc quitté dans un certain mystère qu’il a toujours cultivé avec une annonce de son décès plus de deux mois après son départ… Né à Londres en 1971, c’est à New-York que le jeune Daniel va découvrir la culture hip-hop en plein cœur de ces années 80 fondatrices pour ce style musical. C’est en 1989, sur le morceau « The Gas Face » du trio 3rd Bass, qu’on entend pour la première fois au micro un Daniel Dumile âgé alors de seulement 18 ans. Le début d’une aventure musicale de plus de 30 ans durant laquelle il va y incarner avec succès plusieurs alter ego qui feront également sa renommée. Retour sur une carrière bien remplie à travers donc ses différentes appellations et ses nombreux projets collaboratifs.
C’est au sein du groupe KMD (pour Kausing Much Damage) que Daniel Dumile fait ses grands débuts dans le rap game avec son premier alias, Zev Love X. Un trio complété par son petit frère DJ Subroc ainsi que Onyx The Birthstone Kid qui remplace, avant la sortie de leur premier album, le troisième membre original (Rodan). En 1991, le groupe sort leur premier projet Mr. Hood dans lequel il nous conte les tribulations d’un dealer du même nom. Un opus convaincant, beaucoup trop sous-estimé, qui reste une pièce importante de ce début des années 90.
Désormais en duo suite au départ de Onyx, les deux frères Dumile se lancent dans l’enregistrement de leur second LP interrompu brutalement par le décès de Subroc le 23 avril 1993. En hommage à son petit frère, Zev tient quand même à finir cet album jusqu’à que le label décide d’annuler sa sortie à cause d’une pochette polémique qu’ils ne veulent pas assumer, tout comme le dérangeant « What A Nigga Know ? ». Dumile refusant, à juste titre, de faire la moindre concession, il quitte ensuite le label. Il faudra attendre 2001 pour que ce projet connaisse sa première parution après plusieurs versions bootlegs.
The motto goes: sex, drugs and rock ‘n’ roll, I prefer: love, hugs and hip hop soul.
Avec le recul, le premier pseudo de Daniel Dumile laissait déjà entrevoir une évolution inéluctable si on s’amuse à le lire à l’envers (X Evolvez). Un changement de personnage précipité par le deuil de son frère qui pousse l’artiste dans une longue dépression qu’il noie dans beaucoup d’alcool, beaucoup trop même… C’est finalement dans son autre passion, les comics, que le rappeur trouve ensuite sa renaissance artistique. Inspiré par le Doctor Doom de Marvel, mais aussi Destro de G.I. Joe, il décide d’adopter un masque métallique pour cacher une peine et une rage qui ne le quittera plus jamais avec comme nouvel alias MF DOOM (une référence également aux trois premières lettres de son nom de famille). Un pseudo qui devient donc son identité principale et avec qui il sort trois albums solos dont le premier est ce fameux Operation: Doomsday paru en 1999.
Si cet essai inaugural reste sa véritable pièce maîtresse et que Mm..Food (2004) peut être considéré à juste titre comme sa recette la plus complexe à aborder, Born Like This (2009) marque lui un retour et une certaine évolution, sans révolution, avec pour l’occasion l’abandon du MF dans son pseudo. Autant de sorties finalement très différentes, espacées sur 10 ans, qui démontrent toute la maîtrise de son auteur pour nous fournir des produits à la fois cohérents et variés. De sa façon de rapper à sa manière de déchiqueter les samples, en passant par les assemblages de ses tracklists et ses textes anticonformistes, Daniel Dumile installe ses propres standards dans une industrie qui se formate de plus en plus.
Avec Metal Fingers, Daniel donne à MF DOOM un alias logique de producteur. Sa série de 10 volumes de projets instrumentaux Special Herbs offre un exutoire à son auteur et une source intarissable de beats dans laquelle il pioche de temps en temps pour ses albums ou collaborations. Après un EP en commun en 2000, MF Grimm se sert également dans le catalogue fourni de ces Special Herbs pour sortir en 2004 le projet Special Herbs + Spices Volume 1. Un opus sous forme de recette qui mélange parfaitement deux ingrédients essentiels d’un hip-hop de qualité avec un beatmaker ingénieux et un rappeur habile.
C’est sur Operation: Doomsday que MF DOOM fait la première fois référence à son alter ego King Geedorah en le créditant même en featuring sur les titres « Red & Gold » et « Who You Think I Am? » (avec l’appellation King Ghidra). Inspiré bien évidemment par le mythique monstre à trois têtes des films Godzilla, ce nouveau pseudo de Dumile s’inscrit dans la création du collectif Monsta Island Czars dont les différents membres ont comme noms des personnages de la série Japonaise. Précédé de quelques mois seulement par la compilation Escape from Monsta Island! du crew, le projet Take Me to Your Leader (2003) de King Geedorah est une suite logique dans lequel le rappeur fait seulement quelques apparitions au micro préférant produire pour les autres membres du groupe. Un travail sublime dans ce domaine rarement cité en premier dans la discographie de Daniel Dumile et peut-être pourtant le plus ambitieux en ce qui me concerne.
Hyperactif au début de ces années 2000, DOOM donne naissance également à son alias Viktor Vaughn en référence à l’alter ego Victor Von Doom du Doctor Doom. Laissant cette fois-ci la partie production aux beatmakers King Honey, Heat Sensor et Max Bill, Daniel Dumile se concentre totalement sur ses prestations au micro. Dans Vaudeville Villain (2003), il nous raconte les péripéties d’un scientifique traversant différentes dimensions avec un récit captivant prouvant une nouvelle fois la facilité qu’a le rappeur à nous embarquer dans ses différents délires. Un projet brillant qui connaît seulement 11 mois plus tard une extension VV:2 (Venomous Villain) de 35 minutes certes beaucoup moins mémorable. Avec Viktor Vaughn, Dumile s’impose véritablement comme un MC hors pair et consolide encore un peu plus sa réputation dans un milieu underground qui l’a érigé en super-héros à juste titre.
Après les parenthèses King Geedorah et Viktor Vaughn, place maintenant à cette célèbre collaboration Madvillainy avec Madlib sous le nom de duo Madvillain. Sous l’impulsion du label Stones Throw et notamment de son fondateur Peanut Butter Wolf, ce sont deux génies qui vont se rencontrer et s’enfermer pendant des semaines pour nous concocter un produit sans concessions. Une sortie inclassable parue en 2004 marquée également par la rencontre inévitable de leurs alter ego respectifs, Lord Quas pour Madlib et Viktor Vaughn pour DOOM. L’alchimie est totale et le résultat est iconique !
Le projet en commun The Mouse and The Mask de DOOM avec Danger Mouse vient conclure lors de cette fin d’année 2005 une période intense de trois années durant laquelle le rappeur masqué a sorti plus de dix projets ! De son côté, après avoir surpris la communauté hip-hop en remixant magistralement en 2004 le Black Album de Jay-Z avec le fameux White Album des Beatles, le musicien touche à tout s’offre avec Daniel Dumile une association ambitieuse Un projet qui arrive seulement quelques mois après le succès planétaire de l’album Demon Days de Gorillaz dont Danger Mouse est également le producteur. C’est dans un univers et un concept plus cartoon que comics qu’on retrouve cette fois-ci DOOM avec toujours la même facilité à nous raconter des histoires aussi absurdes que captivantes. Un opus bien construit qui permet au MC d’élargir un peu plus son public avant de marquer une pause bien méritée dans sa carrière.
Longtemps attendu, l’album en commun espéré de MF DOOM et Ghostface Killah ne verra finalement jamais le jour… Si les enregistrements ont apparemment débuté en 2005, il faudra patienter jusqu’en 2011, puis 2015, pour que les deux artistes sortent enfin deux titres officiels en tant que duo avec les morceaux « Victory Laps » et « Lively Hood ». Abandonnée depuis, l’aventure DOOMSTARKS semblait peut-être un peu trop belle pour être réalisable avec un GFK signé en major à l’époque. Un goût d’inachevé…
Après une pause dans ses sorties collaboratives et une relocalisation forcée à Londres après une interdiction de revenir sur le territoire Américain, c’est une nouvelle fois sur le label britannique Lex Records qu’on retrouve DOOM avec à ses côtés le producteur Jneiro Jarel. Deux proches de la structure musicale qui s’associent donc en 2012 pour donner naissance à JJ DOOM et à l’album qui va avec, Key to the Kuffs. Ceux qui ont apprécié en 2009 le projet en commun Georgiavania de Khujo (Goodie Mob) et JJ savent déjà à quoi s’attendre avec ce beatmaker bourré de talent et beaucoup trop méconnu dans le milieu. Le mariage JJ DOOM fonctionne et même si cette collaboration n’a peut-être pas été appréciée à sa juste valeur lors de sa sortie, elle reste essentielle au catalogue du MC. Une version enrichie de cet album (Butter Edition) paraît en 2013 avec des inédits et des remixes plutôt très convaincants. Et pour le choix du morceau à mettre en avant sur cet article, impossible de passer à côté du sublime « Winter Blues », titre préféré de la compagne de DOOM selon les dires de ce dernier.
Et si DOOM avait vu en Bishop Nehru le jeune rappeur qu’il était à la fin des années 80 ? Une comparaison loin d’être absurde avec un rapprochement sous forme de transmission et d’héritage entre les deux artistes. Âgé d’à peine 18 ans en 2014 lors de la sortie de ce projet NehruvianDOOM, le MC surdoué s’offre un parrainage de choix avec le vétéran et surtout un coup de projecteur non négligeable dans le rap game. Une collaboration relativement courte de 9 morceaux produit quasi intégralement par DOOM et sur lesquels il prend le mic sur la moitié. Le maître et l’élève rendent une copie efficace qui au fil des années va certainement prendre un peu plus de cachet.
Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que le public s’excite suite à l’annonce d’une collaboration entre DOOM et Westside Gunn en 2017. Si on espérait tous un projet complet (à l’instar de Bishop), la déception fût palpable lors de la révélation de la tracklist avec seulement deux morceaux… « Gorilla Monsoon » et « 2 Stings », produits par Daringer et Alchemist, ne déçoivent pas vraiment mais nous laissent toutefois sur notre faim.
Avec une première rencontre en 2015 sur le second album de Czarface, c’est sur un projet complet que reviennent s’affronter les univers de DOOM et du trio composé de 7L, Esoteric et Inspectah Deck. Des retrouvailles en bonne et due forme loin d’être surprenantes et comment ne pas voir une véritable influence du rappeur masqué dans le travail du groupe depuis leur début, aussi bien dans l’imagerie comics que dans le type de son revendiqué. Czarface Meets Metal Face, paru en 2018, ne surprend pas vraiment mais ne déçoit pas non plus pour autant. Ce qui devait être au départ une confrontation entre les deux super-héros s’est vite transformée finalement en équipe de choc des plus efficaces. Seul gros défaut à noter sur ce projet, celui d’être finalement le dernier de DOOM sorti de son vivant…
A présent parti sous d’autres cieux, DOOM continue en quelque sorte ses aventures fantastiques dans une nouvelle dimension, cette fois-ci inaccessible pour nous, en nous laissant un patrimoine musical d’une richesse incroyable et inestimable. Le hip-hop a perdu son super-héros le plus emblématique et, si on savait déjà qu’il n’y avait pas deux artistes comme lui dans le paysage rapologique, c’est finalement confronté à la triste réalité de son décès qu’on mesure peut-être enfin le vide qu’il va laisser…
Et pour finir, je ne peux m’empêcher de repenser avec une certaine émotion à ce passage de son premier album solo sur le titre éponyme « Doomsday » : « On Doomsday, ever since the womb / ‘Til I’m back where my brother went, that’s what my tomb will say / Right above my government; Dumile / Either unmarked or engraved, hey, who’s to say? ».
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