S’attaquer aux mémoires de la création puis de l’ascension d’un collectif mythique tel que la Mafia K’1 Fry n’est pas tâche aisée et peu de monde peut prétendre pouvoir s’y atteler. De ces candidats possibles, la figure emblématique de Manu Key semble être un premier choix évident. Car l’histoire de la Mafia K’1 Fry est intimement liée à celle de Manu. Celle d’un homme de l’ombre qui, à force de travail, avec son humilité et sa vista, lança les carrières de prodiges comme Kery James ou encore le 113. Mais se lancer dans une telle entreprise semble être une lourde épreuve et force à s’interroger sur les motivations premières d’un tel exercice.
C’est un passage à vide, vécu il y a quelques années maintenant, qui fit naître cette envie comme en témoigne l’auteur: « C’est une réflexion qui est née en moi à un moment où j’étais un peu moins bien moralement. J’avais arrêté le sport et j’ai commencé à écrire, à faire une ébauche de ce qu’allait être ce livre. C’est à ce moment là que j’ai appelé Rocé pour lui demander s’il connaissait quelqu’un dans l’édition pour m’épauler, m’aider à faire de mes notes un livre. Il est revenu 15 jours plus tard en me disant que Ouafa Mameche de Faces Cachées pouvait être intéressée. J’ai donc continuer à avancer de mon côté, appelant des amis pour avoir des références et lorsque j’ai obtenu un premier bloc, nous avons pris rendez-vous avec Faces Cachées une première fois, puis une seconde… Et la construction du livre s’est ainsi faite petit à petit. »
Une rédaction qui s’apparente à une thérapie pour Manu qui traversait alors une période difficile après notamment la disparition tragique tour à tour de son père, de DJ Mehdi puis de sa mère. Une thérapie qui semble avoir aujourd’hui fonctionné: « J’ai reçu certains messages de personnes qui se sont reconnues dans mes récits et dans ce que j’ai vécu. Aujourd’hui je me sens bien, j’ai dit ce que j’avais à dire. Toute la communauté hip hop, mais aussi mon entourage sportif et familial m’ont fait des super retours donc ce n’est que du positif. »
Rassembler autant de souvenirs n’est pas chose aisée même pour celui qui fut à la baguette de tant de projets marquants du collectif. Pour se faire, il a donc dû adopter une méthode de travail stricte avec les équipes d’édition: « Hors Cadre », la structure de Rocé et « Faces Cachées », dirigée par Ouafa Mameche. Manu nous explique comment s’est déroulée l’élaboration du livre: « Nous avons fait cela soit par visio, soit par rendez-vous en physique. On essayait alors de mettre la main sur toutes les dates, de construire une articulation logique, revenir sur des détails, des anecdotes importantes pour les lecteurs. Il y a eu une période de confinement où tout s’est fait par mail et visio. Ouafa m’a aidé pour recentrer les détails, elle a fait beaucoup de recherches pour revenir sur des faits précis, parfois avec l’aide de ses collègues de l’Abcdr du Son qui sont allés piocher dans les anciennes interviews de la Mafia K’1 Fry. » D’autant que Manu Key n’est pas d’instinct collectionneur, pas du genre à conserver précieusement chaque texte, chaque photo comme il nous l’avoue : « J’ai pas mal de cassettes, quelques textes dans une boite en carton, mais je ne gardais hélas pas tout. On écrivait nos textes, on posait en studio et ça partait à la poubelle. Je n’étais pas aussi organisé et structuré qu’un Kery ou un Karlito. » Un travail colossal donc, que le rappeur a souhaité mener seul avec son équipe, sans trop solliciter les membres de la Mafia : « Je voulais vraiment rester sur ma vision, mon ressenti des faits. Je les ai sollicité seulement sur des trucs vraiment importants pour ne pas que mes faits décrits puissent être contredits. Pour le reste, je me suis débrouillé seul. »
Le livre débute avec une préface de Kery James, choix qui apparaît comme une évidence tant les destins des deux MCs sont liés depuis le début. Vient ensuite une photo en double exposition de Manu Key et de Mehdi ne faisant qu’un, puis le premier chapitre de l’ouvrage est consacré à la disparition tragique de ce dernier. A la question de savoir si évoquer Mehdi dès le début était un véritable parti pris: « En faisant préfacer le livre par Kery, je savais qu’il allait appuyer sur des points forts de notre relation. La photo et le premier chapitre sur Mehdi, pour moi, c’était important. C’était tout de suite appuyer sur un point fort et central, en phase avec la préface de Kery. »
Le livre tout entier sonne à de nombreux moments comme un hommage tour à tour vibrant et pudique à Mehdi, alors-même qu’on apprend que Manu n’a finalement jamais pu lui rendre hommage en musique comme cela était initialement prévu : « Mehdi est présent dans tout le livre donc oui c’est un hommage mais c’est aussi un hommage à la Mafia K’1 Fry. Durant tout mon travail d’écriture, certains membres savaient que j’écrivais quelque chose mais sans trop avoir de détails. Je communiquais très peu dessus jusqu’à l’approche de la sortie et l’annonce sur les réseaux sociaux. Certains se sont alors rappelés que je leur en avais parlé il y a deux ans et ont finalement réalisé que j’étais sérieux. Ce livre, c’est pour Mehdi, la Mafia K’1 Fry mais aussi pour tous les gens qui ont traversé des moments marquants de ma vie. »
Évoquer tant de souvenirs, tant de rencontres et de protagonistes entraîne certains choix narratifs inévitables quitte à créer des frustrations : « Certains me reprochent de ne pas les avoir mis dans mon récit. Ce livre, ce n’était pas pour citer chaque pote, mais pour porter un regard sur les gens avec qui j’ai travaillé, avec qui j’ai traversé des épreuves pour certains. Les retours sont très positifs, les gens soutiennent en achetant le livre et ça c’est super. » Au-delà de ces choix, c’est la transparence avec laquelle Manu évoque le moindre détail qui marque la lecture. Que ce soit dans l’intimité de ses relations familiales mais aussi et surtout dans les relations parfois compliquées au sein de la Mafia. Un regard intérieur unique où l’on réalise (s’il était encore nécessaire) à quel point l’amitié dans un groupe peut être ébranlée. Une volonté assumée de Manu, quitte à briser quelques mythes : « Il fallait raconter cette histoire en montrant que ce n’était pas toujours facile mais qu’au final nous y sommes parvenus. Quand je parle de la manière de travailler du 113, on les prenait comme ils étaient, on prenait notre temps. Mehdi nous disait tout le temps qu’il y avait trop de fautes d’orthographe dans nos textes mais bon on s’en foutait, c’était comme ça. »
Homme de l’ombre, au bord des terrains de basket ou lors de l’élaboration de projets musicaux qu’il a dirigé, la personnalité de Manu se ressent aussi dans la manière dont est articulée le livre. Là où l’on s’attendait à lire une biographie de Manu Key, on réalise alors qu’elle n’est en réalité qu’un détail d’un récit beaucoup plus complexe qui met une fois de plus les autres en avant: Mehdi, Kery James, le 113, Rohff… Une fois de plus, Manu endosse son rôle “d’encadrant” dans cet ouvrage: « Je n’ai pas changé une habitude que j’ai dans la vie et dans le sport aujourd’hui, de me mettre en retrait, d’observer les autres, les caractères, de comprendre comment chacun travaille. De transmettre aussi. »
Ce goût pour la direction artistique est née très tôt dans la carrière de Manuel Coudray (son vrai nom), sans doute lors de l’élaboration du premier album de Different Teep (groupe dont il fait lui-même parti avec Lil Jahson et Mista Flo). Manu se retrouve alors avec Mehdi sur la conception de cet album et échange énormément avec lui sur l’élaboration de la musique : « On se retrouve à Lorient à travailler avec Jason et Mehdi au début de la résidence un samedi. Le lundi soir, Jason nous annonce qu’il doit rentrer sur Paris. On se retrouve donc avec Mehdi à ne faire que de la musique. On prend du recul, on discute du planning et des thèmes à évoquer. C’est effectivement là que j’ai trouvé des formules sur comment me concentrer, organiser ma pensée pour travailler sur des projets futurs. On est revenu avec pleins d’instrus de Lorient mais beaucoup d’autres choses ont été développées là-bas. »
Manu garde l’humilité des plus grands et, à aucun moment dans son récit, il ne laisse entrevoir un quelconque orgueil sur tout ce qu’il a pu accomplir. Pourtant, il est aujourd’hui inconcevable de ne pas admettre le fait que Manu Key fut le fondateur et surtout l’architecte d’un des plus grands collectifs de l’histoire du rap français. Le travail d’écriture de ce livre semble lui avoir cependant ouvert les yeux sur le travail accompli : « Avec du recul, à présent que le livre est là, oui je m’en rends compte. A l’époque, je faisais tout mécaniquement, en musique comme dans le sport et c’est quand tu prends du recul que tu réalises qu’effectivement, tu étais présent sur tel ou tel projet. Il y a quelques années d’ailleurs, je me suis retrouvé sur ma page Wikipédia et j’ai réalisé à quel point il y avait eu un travail énorme. Pour autant, tout ce travail n’a été que plaisir et passion. J’étais toujours été amené dans ce que j’entreprenais par un objectif, un but clair. » De fierté, le rappeur en est en revanche rempli avec la sortie de cet ouvrage retraçant l’œuvre d’une vie: « Je suis fier de la manière dont ce livre est amené, avec cette trame qui selon moi est une belle réussite. Ensuite, il y a l’appel de mes frères, qui ne savaient pas du tout ce que j’ai traversé. On doit avoir une réunion de famille. Ils sont super fiers de moi, ma famille est allé acheter le livre. »
Le récit est illustré en couverture par une photo d’époque, au quartier, prise par le légendaire Armen Djerrahian : « Pour la première cover, avec Rocé, on avait une première idée qui ne nous convenait pas forcément puis on a repensé à cette photo d’Armen et là tout prenait son sens. C’était comme un couvercle qu’on venait poser sur l’œuvre. Armen, il représente beaucoup pour nous. On allait à l’époque voir des photographes, ils nous proposaient toujours des tarifs délirants. C’est là qu’on rencontre Armen qui bossait avec La Cliqua et qui accepte de bosser avec nous généreusement, pour trois fois rien. L’imagerie un peu à la Nas, ça vient de lui. »
Le titre, enfin, fait écho au premier EP de la Mafia K’1 Fry, et aux liens que Manu a tissé avec chacun d’eux : « L’idée de ce titre, ça vient de Mehdi à l’époque. Je trouvais le titre très fort pour un collectif de la Mafia mais pas forcément pour un livre. Mais au fur et à mesure de son écriture, ce titre est apparu comme une évidence en plus d’être un hommage à Mehdi. » A la fin de l’ouvrage, Manu dresse un constat assez amer de ce que sont devenues certaines relations au sein de la Mafia tout en terminant sur un message de réconciliation, en ouvrant la porte au dialogue, pour que ces liens sacrés demeurent pour l’éternité.
Entretien préparé et réalisé avec Christophe Freitas.
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