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Madlib, l’incroyable longévité d’un « schizophrène musical »

Il y a bien longtemps que Madlib a fait ses débuts et pourtant, son côté ermite discret nous fait parfois oublier le nombre de projets auxquels il a participé. De ses albums solos aux collaborations, en passant par ses expérimentations en tout genre, sa discographie est débordante de pépites. En vrai passionné de musique, le Beat Konducta a essayé d’explorer tous les aspects de la production au cours de sa carrière afin de pouvoir maîtriser une multitude de techniques et de styles. Si le producteur a peut-être goûté à la fontaine de jouvence, il a surtout prouvé sa capacité à faire évoluer sa musique au fil des ans, véritable secret de sa longévité, qui l’a amenée jusqu’à son dernier succès en date, Bandana. Retour sur une carrière unique.

Une affaire de famille

Otis Jackson Jr grandit dans la ville d’Oxnard en Californie, dans les années 70. Une ville en proie aux guerres de gangs, au trafic de drogue… pourtant, tout semblait le prédestiner à un avenir musical. Et pour cause, c’est dans une famille de musiciens, et tout simplement de passionnés de musique, que le futur « Loop Digga » est élevé, comme peut en témoigner le prénom de son frère Michael « Oh No » Jackson (ça ne s’invente pas). Son père, Otis Jackson Sr, est un chanteur et musicien de jazz/soul qui a travaillé avec quelques personnalités notoires telles que Tina Turner ou Bobby ‘Blue’ Bland. Sa femme, Dora Sinesca Faddis-Jackson, est, elle pianiste ; c’est elle qui écrit la plupart des musiques de son mari. Mais le musicien le plus célèbre dans l’arbre généalogique de Madlib est certainement son oncle Jon Faddis. Trompettiste de jazz, ce dernier a appris à jouer sous les instructions du grand Dizzy Gillespie, et a par la suite joué aux côtés de certains des plus grands noms du jazz tels que Charles Mingus, George Benson ou encore Gil Evans (pour ne citer qu’eux).

Ainsi, Otis Jackson Jr grandit entouré de ces jazzmen qui vont et viennent chez ses grands-parents ou chez son oncle, s’imprégnant de cette effervescence musicale qui l’entoure. Tout jeune, Otis passe déjà des heures devant son tourne-disque à écouter et découvrir des disques provenant de la collection de ses parents. Puis vient le moment du premier sampler. C’est vers l’âge de 10 ans qu’Otis commence à titiller les boîtes à rythmes et faire ses premiers essais à la production, en commençant avec une Mattel Synsonics. La musique prit de l’importance très tôt dans la vie de Madlib, le tenant bien à l’écart de certaines déviances auxquelles d’autres jeunes pouvaient s’adonner à l’époque. Cette passion qui s’est emparée de lui va petit à petit l’amener à s’investir plus sérieusement dans le domaine musical.

©B-2

Likwit Crew & Lootpack

Au collège, Otis Jackson Jr rencontre Jack Brown, aka Wildchild, et Romeo Jimenez, aka DJ Romes, avec qui il forme un groupe de locking, avant de créer Lootpack au lycée. Au début des années 90, tout est bon pour se faire connaître, aussi Wildchild, Madlib et Romes vont participer à une publicité pour le concessionnaire Toyota d’Oxnard, de quoi se donner un peu de visibilité. Les trois jeunes artistes parviennent à se faire repérer et s’attirent les faveur de Tha Alkaholiks. Ils vont ainsi intégrer le Likwit Crew (créé sous l’impulsion de King T et Tha Alkaholiks). Lootpack fera alors une apparition sur le premier album de The Liks, 21 & Over, puis Madlib aura l’occasion de faire ses preuves à la production sur les deux albums suivants du groupe, Coast II Coast en 1995 et Likwidation en 1997.

Cette visibilité donne à Lootpack la possibilité de sortir leurs premiers singles. C’est en 1996 que paraît Psych Move, un EP de quatre titres qui sera publié sur Crate Digga’s Palace, le label du père de Madlib, qui a accepté de publier le premier disque de son fils. Toujours est-il que ce premier projet va attirer l’attention d’un certain Peanut Butter Wolf, qui vient de fonder son label Stones Throw Records. Ce dernier propose donc de signer Lootpack afin de sortir leur premier album. En 1999 paraît Soundpieces: Da Antidote, 24 morceaux, tous produits par Madlib. Une sonorité assez crue, de grosses inspirations du P-Funk et des boucles épurées pour celui qui se fait alors surnommer Loop Digga, le tout accompagné par une synergie au micro entre Madlib et Wildchild et les scratches de DJ Romes. On retrouve également Dilated Peoples, Defari, MED, Oh No, Declaime et Kazi en featuring, ainsi qu’un mystérieux Quasimoto. Autant de noms et de rappeurs que Madlib côtoiera à plusieurs reprises au cours de sa carrière. Soundpieces: Da Antidote sera la carte de visite de Madlib en tant que producteur, mais aussi le projet qui scellera une longue amitié et collaboration avec Stones Throw.

©Steve Sweatpants

Expériences dans l’abri anti-atomique

Otis Jackson va rapidement se lier d’amitié avec les personnes à la tête du label Stones Throw que sont Peanut Butter Wolf, Egon (manager du label) et Jeff Jank (directeur artistique de Stones Throw qui a réalisé la plus grande partie des covers d’albums du label). Ainsi, lorsque les locaux du label déménagent de San Francisco à Los Angeles en 2000, ils s’installent tous les quatre dans le quartier général de la compagnie, une maison sur les collines de la ville des anges, dotée d’un abri anti-atomique qui devient le studio de Madlib. C’est ici que le génie du producteur va atteindre ses sommets. Le Loop Digga passe la plupart de son temps dans le studio à produire des beats à la chaîne, faisant la part belle à l’expérimentation, l’un des maîtres-mots de sa carrière.

C’est aussi au cœur de ces murs que va naître une étrange créature. Beatmaker avant d’être rappeur, Madlib va très vite trouver sa voix repoussante (il ne se considère d’ailleurs pas comme un rappeur). C’est sous l’influence de champignons hallucinogènes que la créativité d’Otis Jackson va palier cette insatisfaction vocale. Il va pitcher sa voix jusqu’à ce qu’elle sonne comme une voix sous hélium. Cette expérience donne naissance à la créature du génie déjanté : Quasimoto (dont le physique a été inspiré par le film d’animation La Planète Sauvage). Ce même Quasimoto qui avait fait une apparition sur l’album de Lootpack va faire son retour en 2000. En vérité, Madlib a enregistré les morceaux en rappant au ralenti et en accélérant ensuite les pistes afin de d’obtenir ce timbre si particulier. Une méthode plutôt éprouvante d’après l’artiste. Peanut Butter Wolf tombe par hasard sur certaines démos de Quasimoto et insiste pour sortir un projet.

Quasimoto incarne tout ce qu’Otis Jackson n’est pas

L’étrange créature jaune débarque avec un premier album The Unseen (l’invisible, un titre qui correspond bien à Madlib, cloîtré dans son studio jour et nuit) qui marquera le premier succès commercial (toutes proportions gardées) du producteur d’Oxnard. Quasimoto incarne tout ce qu’Otis Jackson n’est pas : un extraverti excentrique, bon vivant et coureur de jupons. L’un des rares points communs que Quas partage avec son créateur est le goût pour la consommation de substances illicites. Peu étonnant puisque c’est ce qui l’a fait naître. The Unseen sera suivi de The Further Adventures of Lord Quas et Yessir, Whatever. Quasimoto demeure la figure marquante de Madlib, son meilleur ennemi, au point que le producteur parle de sa création à la troisième personne, pour bien la différencier de lui. Lord Quas’ va suivre le Loop Digga sur toute sa carrière, et fera même une apparition sur la cover du tout récent Bandana avec Freddie Gibbs.

Yesterday’s New Quintet, l’aventure jazz

Au début des années 2000, Madlib se lasse un peu du rap et se plonge donc dans le jazz, cette musique qui l’entourait déjà dès son enfance. Il s’intéresse plus en détail à ce genre, devient un fan inconditionnel de Sun Ra et son jazz « supersonique », et commence petit à petit à titiller les instruments : batterie, basse, piano… Madlib touche à tout. C’est ainsi qu’il en vient à fonder son propre groupe de jazz : Yesterday’s New Quintet. Il réunit dans ce quintet Monk Hughes à la basse, Ahmad Miller au vibraphone, Joe McDuphrey aux claviers et Malik Flavors aux percussions pendant qu’Otis Jackson Jr est à la batterie. Pourtant, ces noms sont probablement inconnus des plus grands amateurs de jazz, pour la simple raison qu’il s’agit de personnages fictifs, qui ne sont autres que Madlib en personne. Ce quintet s’avère être un one-man band dans lequel le producteur joue tous les instruments. Une prouesse assez incroyable puisque ce dernier est autodidacte dans la plupart des instruments.

Comme pour Quasimoto, Peanut Butter Wolf découvre ce que Madlib concocte enfermé dans son studio souterrain et il convainc Otis de sortir un album. En 2001 sort Angles Without Edges, premier album de Yesterday’s New Quintet. Par la suite, Madlib sortira aussi des albums « solos » pour les membres du quintet. Au total, l’homme aux trente-deux pseudonymes sortira dix albums orientés jazz sous des alias divers et variés. Il en profite pour rendre hommage à certains grands noms tels Stevie Wonder, Miles Davis ou Weldon Irvine. Cette expérience jazzy sera à l’origine de l’un des albums les plus célèbres de Madlib.

L’album de Yesterday’s New Quintet attirera l’attention de plusieurs aficionados de jazz, jusqu’à parvenir aux oreilles de quelques personnes influentes dans le milieu. Après quelques connexions, Madlib est contacté par Blue Note Records, label mythique de jazz, sur lequel sont sortis certains des plus grands classiques du genre tels que Blue Train de John Coltrane ou Round Midnight de Thelonious Monk (pour n’en citer que deux parmi les centaines de projets parus sur le label). Ils proposent à Otis Jackson de fouiller les archives du label pour produire une série de remixes hip hop. Un privilège rare que le Beat Konducta s’empresse d’accepter. Shades of Blue sort en 2003 sur Blue Note, un honneur immense pour un grand amateur de jazz. L’album instrumental mêle ingénieusement jazz et hip hop, et montre une fois de plus la capacité de Madlib à dénicher les boucles idéales, produites à partir de tout type de samples.

Toujours dans cette optique d’expérimentation, le beatmaker (désormais presque jazzman) va s’orienter vers un autre style musical en 2003. Qui dit nouveau genre dit nouveau pseudonyme, et c’est ainsi qu’Otis Jackson devient DJ Rels et sort Theme For A Broken Soul. Un album teinté electro et house, inspiré de la musique londonienne. Et pourtant, cet opus a quelque chose de très jazz dans ses musiques uptempo, et de par le rythme proposé sur certains morceaux. En incarnant DJ Rels, Madlib aura une fois de plus montré sa faculté à aller s’imprégner de différentes cultures afin de les reproduire à sa façon.

Dénicheur de boucles

C’est cette capacité de digging qui fait également de Madlib un beatmaker unique. Il va le montrer grâce à des séries d’albums instrumentaux : les Beat Konducta et les Madlib Medicine Show. Les albums Beat Konducta (qui est aussi devenu l’un des surnoms d’Otis Jackson) sont une série de projets instrumentaux construits autour d’un concept ou d’une culture musicale particulière. Les volumes 3 et 4, par exemple, sont composés à partir de samples de musique indienne et de bandes-sons Bollywood. Bien que Madlib n’ait jamais mis les pieds en Inde, il réussit avec ces albums à mélanger hip hop et bollywood grâce à sa science du digging, et surtout du découpage des samples. Rock psyché, riffs de guitare électrique, solos de batterie… tout est sujet à être samplé pour en faire une prod hip hop. Le côté rock de Madlib s’est surtout dévoilé ces dernières années, et il n’a pas hésité à glisser certains samples dans ses albums avec MED & Blu ou avec Freddie Gibbs, à l’image de la première partie du morceau « Flat Tummy Tea » dans Bandana.

En 2010, le producteur se lance un nouveau défi, sortir un projet par mois pendant un an. Ces opus formeront la série des Madlib Medicine Show. Les mois pairs sont consacrés à des projets DJ mix, tels que le Medicine Show 2: Flight To Brazil et son mix de funk brésilien ou Medicine Show 6: The Brain Wreck Show, un mix consacré au rock psychédélique ; tandis que les mois impairs mettent en avant les productions de Madlib via des albums instrumentaux à thème ou des albums rappés, à l’image de Medicine Show 3: Beat Konducta in Africa ou Medicine Show 7: High Jazz. Une façon pour Madlib de permettre aux gens de s’ouvrir à d’autres horizons musicaux et aussi d’exposer ses talents de beatmakers et de DJ dans tout type de styles musicaux.

Tout est sujet à être samplé pour en faire une prod hip hop

A chaque fois que Madlib s’empare d’un sample, il parvient à y ajouter sa touche personnelle grâce à la façon dont il le travaille. Avant tout amateur de jazz et de hip hop, Otis Jackson s’est peu à peu ouvert à de multiples genres grâce à ses fréquentations et ses voyages dans le monde. Preuve de cette volonté de découverte, lors d’une tournée au Brésil en 2003, il achète 5 caisses entières de disques, tous genres confondus. Malheureusement pour lui, quelques-uns de ses achats seront perdus sur le trajet de retour. Le Brésil a une place forte dans les goûts musicaux de Madlib comme le montrent certaines de ses beats tapes.

Seulement, Madlib n’achète pas des disques dans l’unique but de les sampler mais avant tout pour les écouter. Il dit même ne pas écouter les disques lorsqu’il les achète. Il se contente de regarder les années, les instruments joués, les noms des musiciens. L’objectif n’est pas de repérer des samples, pour lui le défi est de produire à partir de n’importe quoi. Il produit parfois des beat tapes entières à partir d’un seul et même album, une façon pour lui de rendre hommage à certains artistes (lors d’une conférence Red Bull Music Academy, il confesse avoir fait cela pour des albums de Prince). C’est aussi une mise à l’épreuve personnelle afin de toujours pouvoir exploiter la moindre boucle, toujours pouvoir tirer le meilleur d’un morceau. Il s’accorde tout de même à dire que certains albums sont « trop bons » pour être samplés, et se contente donc de les écouter.

Mais bien que Madlib soit de la « vieille école » et amoureux du sampling (au grand dam des labels, qui doivent ensuite s’occuper du clearing), il ne se cloisonne pas uniquement à sampler à partir de sources physiques et admet que tout est source à être samplé, y compris le digital tel que des rips YouTube, qu’il lui arrive d’utiliser lorsqu’il ne parvient pas à trouver un disque.

Le sampling est aussi sa manière de ressusciter les artistes oubliés du grand public. En dénichant des boucles obscures de jazz, de samba, de rock, de soul, Madlib entend pousser les gens à aller des découvrir ces personnes qu’il sample. Une façon pour lui de rendre à César, à tous ces musiciens, chanteurs, sans qui il n’y aurait probablement pas de Madlib.

Productions par milliers

Cette grande variété dans le digging permet à Madlib de ne jamais rester sur ses acquis et de toujours tester de nouvelles choses. Lorsqu’il se compare à ses idoles du jazz, il se considère d’ailleurs toujours comme un simple étudiant de la musique toujours en cours d’apprentissage. C’est pour cela qu’il ne se contente pas de produire sur un seul type d’instrument ou de machine. Otis Jackson a bien sûr appris à jouer de certains instruments au cours de sa période Yesterday’s New Quintet, mais il touche aussi à toutes les machines et boîtes à rythmes de production hip hop : SP 303, SP1200, MPC, ordinateur… Pour lui, l’équipement utilisé importe peu, ce qui compte c’est ce qu’on en fait, l’énergie qu’on met dans la production et dans la musique qu’on en sort. Ces différents outils sont autant de possibilités de proposer des sonorités et des vibes bien spécifiques. L’anecdote de son voyage au Brésil témoigne de cette capacité à travailler sur tout type d’équipement. Au cours de ces quelques semaines à Sao Paulo en 2002, il produit plusieurs instrumentaux à l’aide d’un tourne disque portable et d’une SP303, dont certains se retrouveront sur Madvillainy. Le beat de « No More Parties In L.A. », utilisé par Kanye West sur The Life of Pablo, a lui été composé sur iPad, tout comme l’intégralité des productions sur Bandana (avec Freddie Gibbs).

S’il y a bien une patte propre au Beat Konducta, on la trouve surtout dans sa façon de produire plutôt que dans les sonorités. Sa grande maîtrise des outils de production lui permet de tester d’innombrables techniques. Sa science du découpage des samples et sa manière de les assembler font de Madlib un OVNI dans la production. Cette maîtrise est notamment palpable sur Madvillainy, immense puzzle de samples qui se superposent et se chevauchent avec harmonie. Avec Bandana, Madlib expérimente des beat switches réguliers, prenant l’auditeur par surprise en plein milieu de certains morceaux comme « Flat Tummy Tea » ou « Fake Names ». Une petite prouesse technique qui l’amène à totalement changer la vibe d’un morceau via un beat très différent et des BPM qui changent.

Mais le beatmaker d’Oxnard ne se contente pas uniquement de faire des beats soulful, ou jazzy. Il est aussi capable de produire des morceaux aux accents rock, ou même trap, comme il l’a montré sur ses albums avec Freddie Gibbs, Pinata et Bandana. Sur ce dernier, un florilège de sonorités se mélangent. Ainsi on passe de morceaux très énergiques, presque trap, comme « Half Manne Half Cocaine » ou « Situations » à des productions beaucoup plus smooth telles que sur « Palmolive » et sa boucle soulful lancinante, ou encore « Crime Pays ».

Madlib explique ces changements réguliers dans les sonorités en se décrivant comme un « schizophrène musical ». Il se lasse vite de ce qu’il produit et n’aime pas passer trop de temps sur un même beat. A partir du moment où ça sonne bien, nul besoin d’essayer d’ajouter des fioritures. C’est pour cela que certaines de ses productions peuvent paraître plutôt simplistes et « crade » au mixage. Très attaché aux sonorités assez naturelles et crues, Otis Jackson a pour habitude de ne pas envoyer ses beats en multi-pistes, au risque de les voir modifiés lors du mixage, et ainsi voir son produit dénaturé.

Pour répondre à cette lassitude perpétuelle et soudaine, il a régulièrement besoin de passer à autre chose, si bien qu’au moment où ses projets sortent, les beats datent déjà d’il y a quelques années, tandis que l’architecte musical est en train de travailler sur des projets totalement différents.

Puisque Madlib cherche sans cesse à expérimenter, il produit énormément. Il passe la plus grande partie de son temps dans ses studios, à écouter ou produire des démos, des bribes d’instrumentaux, ne dormant que quelques heures par nuit. Au moment de Madvillainy, MF DOOM confesse que son acolyte lui faisait passer des beat tapes qui contenaient des vingtaines d’instrumentaux chaque jour. Un modus operandi corroboré par plusieurs collaborateurs du Beat Konducta. Ce dernier est probablement le plus productif des beatmakers, et pourtant le rapport entre la quantité de matériel produit et de matériel sorti est plutôt faible. Il y a une sorte de paradoxe entre la productivité surnaturelle de Madlib et sa grande discrétion, son côté réservé. Celui qui se décrit comme « a man of few words » laisse la musique parler à sa place, elle qui peut dire tant de choses que les mots ne peuvent pas exprimer.

Il y a une sorte de paradoxe entre la productivité surnaturelle de Madlib et sa grande discrétion

Madlib est néanmoins assez lucide pour savoir qu’innovation et expérimentation ne sont pas toujours synonymes de qualité. S’il n’est pas totalement satisfait de l’un de ses morceaux, il préfère ne pas le sortir. C’est pourquoi, selon lui, le public n’a même pas entendu la moitié de ce qu’il a créé. D’ailleurs, il ne tient pas à ce que les gens entendent ce qu’il a choisi de ne pas sortir, promettant de détruire ses inédits avant qu’ils ne se retrouvent sur des albums posthumes qui viendront exploiter l’héritage du génie (comme c’est le cas pour J Dilla).

La musique, c’est mieux à deux

Cette immense productivité s’est bien sûr traduite par de nombreuses collaborations. Les productions de Madlib on rapidement attiré l’oreille d’un certain nombre de rappeurs, qui ont cherché à s’offrir ses productions de qualité. Mais le génie de la production fonctionne surtout à l’affect et au feeling. Peu friand des collaborations montées de toutes pièces, il a besoin d’avoir une certaine alchimie avec la personne avec qui il collabore.

La première grande collaboration de Madlib se fait avec un autre génie musical : J Dilla. La connexion se fait assez naturellement, chaque producteur étant familier du travail de l’autre avant de se contacter. Au fil des rencontres, Otis Jackson va vite se retrouver en James Yancey, au point de le considérer comme son « cousin musical ». Ils sont animés d’une même passion pour la musique, d’un même goût pour l’expérimentation et travaillent de façon assez similaire. Une amitié se forge rapidement au cours de leur collaboration qui donnera naissance à l’album Champion Sound, sorti sous le nom Jaylib. Un album animé par une compétition amicale entre les deux beatmakers, chacun poussant l’autre à se dépasser pour sortir ce qu’il sait faire de mieux.

L’autre grande collaboration de Madlib intervient peu de temps après celle avec Dilla. Cette fois, c’est le beatmaker qui fait part à son label, Stones Throw, de sa volonté de collaborer avec un rappeur new-yorkais, le mystérieux MF DOOM. Le label invite donc DOOM à Los Angeles pour enregistrer ce qui devait être quelques morceaux. En fin de compte, l’alchimie est telle entre les deux hommes qu’ils produisent tout un album, et en 2004 sort Madvillainy. Cet album marquera les esprits au point de devenir l’un des albums les plus acclamés sur lesquels Madlib ait travaillé.

Dilla, MF DOOM, Talib Kweli, Guilty Simpson, Strong Arm Steady, Dudley Perkins, Percee P, Georgia Ann Muldrow, Planet Asia, MED & Blu, Kazi, et plus récemment Freddie Gibbs : la liste des albums produits entièrement par Madlib (en dehors de ses albums solos) est longue et comporte une vingtaine d’opus au total. Le Loop Digga n’a pourtant pas cherché à s’associer avec des artistes mainstream, là où il aurait pu avoir une plus grande visibilité.

A chaque collaboration, on ressent chez Madlib une volonté de s’approprier au mieux l’univers musical de l’artiste, tout en y apportant sa touche personnelle. Chaque album commun dévoile alors une facette différente dans la palette de productions de Madlib, à l’image de Freddie Gibbs, qui peut se targuer d’avoir réveillé le côté gangsta rap qui sommeillait chez le beatmaker. Un aspect gangsta que l’on retrouve jusque dans leur nouvel album Bandana, que ce soit dans les lyrics de Gibbs ou dans les production du Loop Digga. Cet opus vient reprendre là où Pinata s’était arrêté, avec toujours la même synergie entre les deux collaborateurs. Des productions marquantes, diversifiées, sur lesquelles Gibbs vient poser son flow entraînant. On peut d’ores et déjà dire que la connexion Madlib / Freddie Gibbs restera l’une des plus importantes de la carrière du beatmaker, aux côtés de celles avec DOOM ou Dilla.

Au total, c’est environ quatre-vingt albums, solos comme collaborations, qui ont été entièrement produits par Madlib tout au long de sa carrière. Un CV colossal auquel s’ajoutent toutes les collaborations « mineures », le temps d’un ou plusieurs morceaux.

Cette longévité s’explique par le fait que Madlib n’est jamais resté bloqué dans un seul univers musical, une seule époque. Au contraire, il a toujours cherché à aller vers l’inconnu et à s’ouvrir à de nouvelles façon de produire. Ceci lui a bien sûr permis de fidéliser son audience tout en s’ouvrant à un plus jeune public grâce à ses collaborations avec des artistes jeunes et talentueux. D’autres albums collaboratifs sont d’ailleurs à prévoir, notamment un album commun Jackson Brothers avec son frère Oh No, et certaines rumeurs qui évoquent un nouvel album de Black Star (Mos Def/Yasin Bey & Talib Kweli), entièrement produit par le Loop Digga.

La passion de la musique, l’ultra-productivité et la recherche constante de l’expérimentation auront permis à Madlib de rester cohérent et crédible au fil des ans jusqu’à faire de lui une figure mythique, voire divine, du hip hop. On peut aisément dire qu’après 25 ans de carrière, le Beat Konducta laisse derrière lui un héritage colossal, fait de multiples albums classiques.

Sébastien Laurent

Voue un culte à MF DOOM. S'intéresse au rap des bas-fonds, celui dont on ne parle pas assez. Un soupçon de technique dans l'écriture et un beat sombre font son bonheur.

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