Dans Swimming, que l’on pensait être la dernière fulgurance de Mac Miller, on effectuait un pas de plus dans l’évolution musicale d’un artiste en perpétuel renouvellement. Dans un album qui s’éloignait déjà un peu du rap, il nous contait son état d’esprit malade, dépourvu d’énergie, où le mal semblait bien trop profond pour être guéri. Mais le 8 janvier 2020, une étoile filante apparut et réalisa le souhait d’innombrables fans de Mac. Dans un sobre post Instagram, sa famille annonçait que sortirait le 17 janvier, l’ultime album de Mac Miller, Circles, censé compléter Swimming.
Le communiqué indique que la sortie de l’album fut possible grâce au travail d’un certain Jon Brion, avec qui Mac travaillait les dernières semaines de sa vie. Si beaucoup ont qualifié Circles d’album « posthume », une nuance importante est à apporter. La réalisation de ce projet s’est faite dans la très grande majorité de son vivant, Jon Brion n’ayant qu’à polir certains morceaux encore trop bruts. Cette information capitale a éteint l’angoisse de se retrouver avec un album décousu, composé de titres rapiécés sans logique ni cohérence. Plus la sortie se faisait proche, plus des bribes d’informations nous parvenaient sur la nature du projet, son but et la nécessité de ne pas le garder dans les cartons.
L’objectif de cet album était d’intimiser encore un peu plus l’univers de Malcolm McCormick, le rapprocher de ses auditeurs et de leur offrir l’oeuvre la plus personnelle de sa discographie. Le single « Good News » et son clip confirmeront ces hypothèses. La dernière valse avec Mac commence par ce moment de tendresse et de douceur musicale, aux lyrics rêveurs de liberté. Composé et produit par Mac lui-même, ce morceau donne le la de l’univers dans lequel le regretté artiste de Pittsburgh évoluera. Une production épurée, légère, et entièrement instrumentale qui accompagnera le chant libérateur d’un jeune homme guéri.
Si certains artistes semblent avoir un plafond de verre, réduisant et contenant leur créativité, celle de Mac Miller était à ciel ouvert. De ses débuts dans le « cheesy rap », il n’a rien gardé, s’affranchissant très vite de cette étiquette de rappeur de fac, détruit par la critique spécialisée, bien qu’adulé par un public conquis par sa bonhomie. S’en est ensuite suivi un chemin de croix dans lequel il répondit aux critiques en devenant un rappeur accompli, aux projets de haute voltige (Macadelic, Watching Movies with the Sound Off, Faces…), travaillant avec le fleuron du hip-hop, d’Alchemist à ScHoolboy Q en passant par Tyler, the Creator.
Mais voilà, depuis le glamour The Divine Feminine, on sent une volonté de prendre ses distances avec le rap pur et dur, qui se confirme avec Swimming, où le rap partage la scène avec le chant. Il apparaît alors clair que le rap n’est plus la façon idoine, pour lui, de partager ses sentiments et de transmettre les émotions tels qu’il les ressent. Circles est l’étape suivante de cet abandon progressif de l’art originaire de New York pour un autre hybride, entre jazz, pop et hip-hop, dont la catégorisation ne présente aucun intérêt. Il est intéressant de constater que la production semble être le prolongement du cœur de Mac : elle ne dicte pas, mais épouse ses mots et les émotions que ces derniers engendrent. Ce changement, drastiquement différent de ses débuts, s’explique par une maturité grandissante en tant qu’homme et artiste, mais aussi et surtout par le culte qu’il vouait à John Lennon.
L’admiration qu’il portait à son illustre idole, en plus d’être encrée sur sa peau à travers quatre tatouages, accompagna sa métamorphose musicale et fut son étoile Polaire, lui indiquant le chemin à suivre. L’abandon d’une production électronique pour une plus instrumentale est une conséquence de cette admiration, il n’en fait aucun doute. Sur Circles, la volonté que leurs deux univers se rencontrent et s’épousent est flagrante, incarnée par les singles « Everybody » et « That’s On Me ». Pour la première fois de sa carrière, le rap n’est plus le mode d’expression prédominant de l’un de ses projets. Le succès de cette transition, il le doit aussi grandement à Jon Brion, qui l’a assisté et secondé sur toute la production, amenant son expertise et son expérience à un Mac encore en rodage.
La bulle dans laquelle nous invitait la musique de Mac Miller s’est constamment resserrée au cours de sa carrière, atteignant le paroxysme de son intimité dans cet album. Cette évolution perpétuelle donne à sa discographie une temporalité forte, permettant de lier chaque projet à une période de sa vie, aussi bien émotionnelle que musicale. Au fil des années, il n’a cessé de se dénuder sentimentalement pour nous offrir à travers Circles, la plus pure expression de lui-même. Cet album n’est ni pour la gloire, ni les strass et paillettes du succès. C’est un album pour lui, et surtout pour nous. Il apparaît clair que Mac voulait (et Jon Brion l’a confirmé en interview) que son public le voit tel qu’il était vraiment, sans le filtre ou la distance de sa renommée.
Pour nous rapprocher le plus possible de lui et accentuer la sensation de proximité, Mac ne s’est entouré que de Jon Brion pour la réalisation du projet. La puissance de Circles réside dans le fait qu’au-delà de s’évertuer à se raconter en musique, Mac nous parle, il nous avertit, nous réconforte, avec la douceur de ses mots et la chaleur de sa voix. Il se parle, et il nous parle à travers un « you » général qui s’adresse à ceux qui veulent bien lui prêter une oreille : « Why don’t you wake up from your bad dreams, there’s no reason to be so sad ». C’est un Mac Miller dévoué corps et âme à la musique qui nous honore d’une dernière valse à ses côtés, nous implorant d’oublier le reste et de nous plonger dans son univers.
Fuck the bullshit, I’m here to make it a little better with music for you
De l’amour, il en est évidemment aussi question. Et à bien y réfléchir, il n’est peut-être question que de ça dans cet album. L’amour de la vie, de la musique, mais aussi celui pour son ancienne dulcinée : Ariana Grande. Beaucoup ont spéculé sur son rôle prépondérant dans le décès de Mac Miller, allant même jusqu’à honteusement la harceler et l’insulter sur les réseaux sociaux. Si elle est éclatante sur Swimming, la passion intacte de Mac pour la jeune chanteuse se lit en filigrane sur Circles, à travers, ça et là, des mots doux et rassurants : « the earth is always a playground for me and you », « you’re feeling sorry, I’m feeling fine ». Bien plus que le simple amour, c’est de l’admiration et de l’inspiration qu’elle insuffle chez Mac, elle, son éternelle muse qui aura dessiné les contours de ses trois derniers albums. L’inspiration musicale qu’elle lui procurait se retrouve sur le refrain de « I Can See ». Le morceau prend une autre dimension lorsque sur le refrain surgit un chœur plein de langueur, qui se révèle être composé de voix d’Ariana, démontrant la volonté d’être une dernière fois en symbiose avec celle qu’il aimait, et de faire résonner leur voix réunies.
Si Swimming était un album intrinsèquement pétri de déprime et d’abandon, foncièrement triste, tant dans la production, l’interprétation ou encore et surtout les textes, Circles est bien loin de cette ambiance-là. Les plus grands fans de Mac pouvaient s’attendre à ce que l’écoute de l’album soit accompagnée de chaudes larmes et d’une sensation de vide vertigineuse, mais il n’en a rien été. Si les premières notes de l’album sont chargées de tristesse, le bonheur et la douceur avec laquelle Mac chante des vers d’une grande sensibilité laisse transparaître un homme heureux. Sur Circles, point de larmes ni de lamentations, mais un bonheur retrouvé. Une sensation de plénitude et de libération habite l’album, car Mac semble être en phase avec le déroulement de sa vie, dont il semble avoir repris le contrôle.
S’en dégage ainsi une légèreté et une allégresse retrouvée : Malcolm a guéri ses plaies les plus profondes et a ignoré celle qui le gangrenait depuis bien des années, vivre avec la douleur d’exister : « I don’t know where I’ve been lately but I’ve been alright ». Les témoignages de ses proches confirment cette impression, Jon Brion affirmant qu’il était épanoui et excité à l’idée de se lancer dans une myriade de projets musicaux : il était question que Circles et Swimming s’inscrivent dans une trilogie, tandis que Mac avait aussi parlé à Thundercat de partir en tournée…
I just keep waiting for another door to open
LE vice dont il n’arrivait pas à se défaire, et ce depuis des années, était son addiction aux drogues. Si c’est une mauvaise habitude qui a pu lui être souvent reprochée, force est d’admettre qu’elles ont été d’une aide indispensable pour sa rédemption. On le sent parfois au fil de l’album sous leur emprise, balbutiant, mâchant un peu ses mots, logiquement atteint physiquement, mais l’esprit toujours vif. Il garde cependant une certaine pudeur quant à la prise de psychotropes, qui ne sont jamais clairement évoqués, sinon la sensation de paix et de liberté qu’ils lui accordent.
La fin proche de sa vie paraît inéluctable, acceptée et accueillie avec une certaine délivrance ; la prise de drogue en grande quantité étayant l’idée qu’il ne voulait plus lutter contre ses démons, mais simplement s’en libérer. La distance qu’il a prise avec la mort et cette idée qu’elle représente dans la conscience collective la fin d’un cycle le pousse à exercer pleinement sa passion dans l’insouciance du temps qu’il lui reste. « Everybody’s gotta live, everybody’s gonna die », la formulation d’obligation de « vivre » sous-entend de profiter de chaque once de bonheur accessible, et s’oppose à l’inéluctabilité de la mort que nous connaîtrons tous et qu’il vaut mieux ignorer.
« I was drowning but now I’m swimming », nous fredonnait Mac sur le titre « Come Back To Earth », qui introduisait Swimming. Si on avait l’impression, dans la suite de l’album qu’il se noyait plus qu’il nageait, la sensation inverse se dégage de son dernier opus. Écoutés d’une oreille distante, les deux albums semblent se superposer et se ressembler sur bien des points, une idée vite balayer lorsqu’on se plonge dans la véritable nature de ces derniers. L’objectif d’avoir deux œuvres n’en formant qu’une, par leur complémentarité, est un défi que Mac Miller a relevé avec brio.
Chaque album est intrinsèquement différent de l’autre : Swimming est une mise en garde sur son spleen, où il appelle à l’aide d’une voix vidée d’énergie et de textes emprunts de tristesse et d’abandon. Circles transforme presque naïvement cette tristesse en mélancolie, efface l’ambiance souvent morbide de son jumeau et nous présente une autre facette sentimentale et musicale de Mac. Cet album ne complète pas seulement sa discographie, il la fait une fois de plus évoluer, son talent et son inventivité allant jusqu’à étonner Jon Brion, qui confie à quel point il était étonné de trouver de perpétuelles nouveautés à chaque rencontre avec Mac. La plus pure définition du mot « album » est incarnée par la complémentarité et la cohérence de chacune des pièces du puzzle qui composent Circles, un magnifié par Jon Brion. « Circles » semble ainsi répondre à « Once A Day » pour boucler la boucle, comme un ultime mouvement d’une valse qui aura été des plus plaisantes, émotionnellement intense aux bras de Malcolm McCormick.
Circles demeurera donc à jamais la dernière pierre ajoutée par Mac à son édifice musical, dont la grandeur semblait n’avoir aucune autre limite que sa santé mentale. Le mélomane qui vit en chacun de nous ressent évidemment de la frustration, celle d’être face à une oeuvre inachevée, qui nous réservait encore bien des surprises. Un sentiment partagé par Jon Brion lui-même. « Oh you’re hiding this! I don’t know what else he got undercovered », se dit-il lorsqu’il reprit le travail de Mac après sa mort, comme il le confiait à Zane Lowe dans une touchante interview sur la confection de l’album. Mais notre vision de Mac doit dépasser le simple prisme de l’artiste formidable qu’il était, et prendre en considération l’être humain et ses failles, c’est là tout l’objectif de ce dernier opus. Il est impossible d’exiger plus d’un artiste qui aura tout donné à la musique, qui nous aura choyé de sa voix fragile et touché par ses textes plus torturés. Il nous incombe maintenant la tâche de partager son art, faire perdurer sa musique et répandre l’amour qu’il nous transmettait. A nous de souffler sur la poussière que le temps accumulera sur sa discographie en lui offrant le rayonnement qu’elle mérite.
Bon repos éternel, Mac.
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